Le business des outrages

Le business des outrages

Chaque année, 19.000 plaintes pour outrage, rébellion et violence volontaire sont déposées par des flics. Un système bien huilé avec à la clé des dommages et intérêts. Mais que fait la police ?

Paris, 19e. « Les outrages ? Bien sûr qu’on connaît, c’est le business préféré des keufs », lâche Mehdi* en rigolant. Avec quelques potes, ils profitent des derniers rayons du soleil, au pied de leur tour HLM. Sur les 6 jeunes adossés à la rambarde, trois affirment être passés au tribunal pour ce motif.

« Moi, c’était un contrôle d’identité. Le mec, il me tutoie, je lui dis qu’il doit me respecter. Et là il me traite de petit con. Forcément le ton est un peu monté, je lui ai répondu. Ils nous ont foutus en garde-à-v’. Ils ont embarqué tout le monde, même ceux qui n’avaient rien fait et on est passés devant le juge », affirme Willy* maillot du PSG sur les épaules. Mehdi acquiesce avant de compléter l’histoire :

« On était trois, Willy* a pris du sursis et on a dû payer 500 euros au flic. Toi, tu paies et lui, il encaisse, alors qu’en plus, le mec, il fait juste son taff. »

En 2012, selon un rapport du ministère de l’Intérieur, plus de 19.000 plaintes dans des affaires d’outrage, de rébellion ou de violence ont été déposées par des policiers. Avec à la clé des dommages et intérêts.

Tribunal

Au tribunal, les récits d’outrage et de violence à agent prennent une autre tournure qu’en bas des tours HLM : « On prend les policiers pour du gibier », lance en plein procès Jérôme Andrei, avocat d’un fonctionnaire de police. Ce mercredi, au tribunal correctionnel de Paris, on juge les débordements du 14 juillet. Bakary, 18 ans à peine, ne fait pas vraiment le fier face au juge. Le soir de la fête nationale, avec quelques potes, il aurait tiré un feu d’artifice (en vente libre dans les tabacs du coin) en direction d’un groupe de policiers en patrouille. Aucun des hommes en bleu n’est touché. Mais face à la justice, la grosse bêtise d’une bande de gamin prend des allures de récit de guerre :

A minuit tout juste passé, les forces de l’ordre essuient « deux séries de tirs de mortier ». Et Bakary aurait « allumé la mèche de l’un des engins » tenu par un comparse mineur. C’est ce dernier qui aurait effectué le « tir tendu » en direction de la brigade en patrouille.

Dommages et intérêts

Les réquisitions sont lourdes : trois mois de prison ferme. L’un des policiers s’est constitué partie civile. Il réclame 1.200 euros de dommages et intérêts. Bakary, lui, jure qu’il est innocent. Il sera finalement condamné à quatre mois de prison dont deux avec sursis et 100 euros au titre du préjudice moral subi par le policier, absent du tribunal.

« Je peux payer tout de suite ? Oui, j’ai de l’argent sur moi », lâche le jeune homme au grand étonnement de la juge. « Vous savez une tierce personne peut payer pour vous plus tard. »

Il est poussé vers la zone de détention, sans qu’on sache si la justice acceptera qu’il paye comptant. Quelques heures plus tard, on prend les mêmes – ou presque – et on recommence : Maître Andrei remonte à la barre pour défendre… le même fonctionnaire de police qui, le 14 juillet toujours, a essuyé d’autres « tirs de mortiers ». Cette fois, l’accusé reconnaît les faits mais le jugement est reporté. Dans l’après-midi l’avocat des forces de l’ordre plaidera dans quatre affaires impliquant des policiers, toujours avec demande de dommages et intérêts.

13ème mois

Dans les couloirs du tribunal, on n’est pas vraiment tendre avec ces policiers qui portent plainte. Un avocat croisé à la machine à café :

« Franchement, je commence à en avoir ras-le-bol des flics. Ils sont là pour se faire un treizième mois. »

Et d’ajouter que dans certains commissariats ces plaintes permettraient d’afficher de meilleurs résultats : « Un outrage, c’est une affaire résolue. C’est bon pour les stats ! » L’explosion des demandes de dommages et intérêts par des policiers est même dénoncée par un rapport du ministère de l’Intérieur  . En septembre 2013, deux hauts fonctionnaires se sont penchés sur la question et le résultat est édifiant. Certains policiers utiliseraient bien cette méthode pour arrondir les fins de mois. En guise d’exemple, ils citent :

« Le cas d’un fonctionnaire “victime” à 28 reprises en 2012, sans aucune suite de la part de l’administration. Un des 8 SGAP [Secrétariat général pour l’administration de la police, ndlr] de France a signalé à la mission 62 cas d’agents victimes plus de quatre fois dans l’année. »

Et d’évoquer un peu plus loin l’exemple « d’un policier qui va contrôler l’identité d’un SDF, apparemment alcoolisé, qui stationne sur la voie publique sans autre comportement répréhensible, et qui réagit en prononçant des injures. Certains policiers, certes peu nombreux, se sont même fait une spécialité de ce type d’intervention. »

Des abus qui énervent aussi certains magistrats, comme nous le raconte Jean-Christophe Ramadier, avocat inscrit au barreau de Meaux :

« Il y a une juge qui, excédée face à ça, avait décidé de réduire de manière assez importante les dommages et intérêts accordés pour éviter que certains se saisissent de l’occasion pour arrondir les fins de mois. Et elle l’expliquait clairement en audience publique. »

Règlement de comptes

Un avocat nous raconte avoir défendu un client accusé d’avoir, par sa conduite automobile, mis en danger à trois reprises, des jours différents et à des endroits différents, un policier qui par ailleurs était… le mari de sa maîtresse. Pur hasard sans doute, puisque la justice l’a reconnu coupable.

Dur métier

Quand on évoque le rapport accusateur du ministère de l’Intérieur, Jérôme Andrei, l’avocat spécialisé dans la défense des policiers, grimpe au plafond. Pour lui, ceux qui abusent du système seraient « très peu nombreux ». Selon les statistiques du service d’aide au recouvrement des victimes (SARVI) « moins de 150 [policiers] soit 0,14% des effectifs environ ont ouvert plus de cinq dossiers depuis 2009. » L’avocat dénonce un rapport à charge qui mettrait en avant des exemples « caricaturaux et ne correspondant pas à la réalité du terrain ». Selon lui, les demandes de dommages et intérêts pour outrage simple sont plutôt rares :

« En général, l’outrage intervient dans le cadre d’un interpellation compliquée. Le policier se fait insulter mais est aussi victime de violence. »

Pour lui, si les plaintes sont si nombreuses, c’est que les fonctionnaires « se font insulter quasi-quotidiennement ». Les policiers interrogés ne disent pas autre chose : « Vous savez si on portait plainte à chaque fois qu’on est insultés, on passerait nos journées dans les tribunaux », lâche l’un d’eux.

Quant à sanctionner les habitués des tribunaux, comme le suggère le rapport, ce serait simplement impossible, affirme l’avocat :

« Comment sanctionner quelqu’un pour avoir porté plainte, même à plusieurs reprises, si par la suite, les faits sont reconnus par les tribunaux. »

Parole contre parole

Et c’est presque toujours le cas. Car si en théorie, en cas d’outrage, la parole du policier ne vaut pas plus que celle du citoyen lambda mis en examen (si, si on a vérifié ! ) dans les faits c’est loin d’être le cas. L’avocat amateur de café détaille :

« On a d’un côté un mec, souvent avec un casier judiciaire et de l’autre le témoignage d’un ou plusieurs policiers assermentés, qui d’ailleurs s’entendent pour raconter la même chose au mot près. D’autant que la justice n’a pas toujours envie de se mettre à dos des fonctionnaires avec qui elle est amenée à travailler au quotidien. »

Il préfère garder l’anonymat de peur que ses « clients aient à payer [ses] positions virulentes ».

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Mme Saounera, le coude en écharpe, en compagnie de voisins témoins de l’intervention musclée de la police. / Crédits : M.M

Un avis parfaitement illustré par une affaire dont vous aviez pu lire le récit sur StreetPress : la famille Saounera appuyée par le témoignage de plusieurs voisins dénonçait « une bavure policière ». Les fonctionnaires eux évoquent des outrages et menaces. C’est parole contre parole, donc. La plainte des Saounera est classée faute d’éléments permettant « de remettre en cause le comportement » des policiers et ce sont les Saounera père et fils qui sont condamnés .

Business

Pour défendre les fonctionnaires dans l’affaire Saounera en octobre 2013 : l’avocat Jérôme Andrei, déjà. Une coïncidence? Pas vraiment car, à Paris, cinq cabinets seulement se partagent le juteux business de la défense des forces de l’ordre : « “Un marché” d’environ 2,5 millions d’euros annuels, qui leur garantit un revenu d’environ 40.000 euros par mois et par cabinet », détaille le rapport du ministère de l’Intérieur.

Et ce aux frais du contribuable. Le système est bien rodé : un policier victime d’outrage peut, d’un simple appel téléphonique, déclencher une procédure qui sera à la charge de l’État. En effet, il a à sa disposition une permanence téléphonique, jusqu’à minuit, y compris le week-end, pour demander une « protection fonctionnelle » (PF). C’est-à-dire, la prise en charge des frais d’avocats par le SGAP. En 2012, plus de 20.000 dossiers de demande de « PF » ont été effectués par la police, pour seulement 300 refus. Coût total cette année-là : 13,2 millions d’euros. En théorie, la demande doit être accompagnée d’un document signé par la hiérarchie du policier, validant le bien-fondé de la demande. Sauf que les auteurs du rapport ont constaté « l’absence quasi générale de cet avis ».

Police vs Gendarmerie

Selon le rapport du ministère de l’intérieur, le coût pour l’Etat de la protection juridique des fonctionnaires de police était en 2012 de 13,2 millions d’euros contre 604.000 euros pour la gendarmerie. Un montant 30 fois supérieur donc, pour des effectifs « comparables ».
Selon les auteurs du rapport, cela serait dû à la mentalité des militaires pour lesquels « les outrages et les injures sont considérés comme “faisant partie du métier” » et la plus forte implication de la hiérarchie.
Pour l’avocat des policiers interrogé, l’explication est beaucoup plus prosaïque : « Les zones couvertes par la police et la gendarmerie ne sont pas les mêmes et les publics rencontrés non plus. »

Choix de l’avocat

Si en théorie, chaque policier est libre de choisir son avocat, dans les faits à Paris, c’est le SGAP qui « propose » un nom et transmet directement le dossier à l’avocat, comme nous le confirme maître Andrei. Pas de mise en concurrence ou d’appel à candidatures pour établir la liste des cabinets qui pourraient défendre les policiers. Les cinq mêmes sont reconduits d’année en année.

Le système n’est pas le même selon les régions. A Meaux « deux ou trois cabinets » se partagent les affaires, choisis pour des raisons encore plus surprenantes :

« Il y en a qui auront les dossiers par connaissance. Des fois, c’est des liens professionnels, mais parfois c’est des liens plus poussés, diront-nous. C’est un peu opaque tout ça », commente Jean-Christophe Ramadier, avocat au barreau de Meaux.

Un ancien bâtonnier de province, croisé en terrasse du café qui fait face au tribunal de Paris, juge ce fonctionnement « scandaleux » :

« Il y a un viol manifeste de la liberté du client, c’est à mon sens passible d’un conseil de discipline. »

Jérôme Andréi, l’avocat des policiers, se fait le défenseur du système :

« A partir du moment où on défend les policiers, on ne peut plus défendre personne d’autre. Comment on pourrait le lundi essayer de démontrer que les policiers font mal leur travail et les défendre le mardi ? »

Quant aux rémunérations des avocats, il botte en touche : il explique que n’étant pas à la tête du cabinet, il n’a pas accès aux facturations.

Qui paye ?

Chaque outrage coûte « en moyenne 1.000 euros à l’administration entre les frais d’avocats, d’une part, et les dommages et intérêts réservés en principe au Sarvi, d’autre part. » Le Service d’Aide au Recouvrement des Victimes (Sarvi) prend en charge les dommages et intérêts accordés par les tribunaux qui n’ont pas été réglés volontairement. A sa charge ensuite de récupérer les sommes dues auprès des condamnés. Sans garantie de succès.

Mehdi et Willy*, croisés dans le 19ème, assurent eux avoir réglé la note :

« On a payé chacun la moitié. Comme notre pote s’est retrouvé en prison pour un autre truc, il n’a pas pu payer et on a dû raquer pour lui. »

Vraisemblablement, une « condamnation solidaire » : en cas de défaillance de l’un des condamnés, les autres doivent se substituer jusqu’au remboursement total de la somme.

Joints par StreetPress à plusieurs reprises, le conseil de l’ordre des avocats de Paris, la préfecture de police (qui chapeaute le SGAP) et le ministère de l’Intérieur n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview. Le rapport cité tout au long de cet article n’a, à notre connaissance, entraîné aucune modification du système.

*Les prénoms ont été changés à la demande des témoins.

Mathieu Molard, Streetpress, 3 octobre 2014