Traductions

« Dette : les 5000 premières années », de David Graeber

Traduction artisanale par hocus (mise à jour le 29 février 2012)

 Ce qui suit est un fragment d’un projet de recherche beaucoup plus large sur la dette et l’argent de la dette [debt money] dans l’histoire humaine. La conclusion première et majeure de ce projet est qu’en étudiant l’histoire économique, on tend à ignorer systématiquement le rôle de la violence, le rôle absolument central de la guerre et de l’esclavage dans la création et la formation de ce que nous appelons maintenant « l’économie ». De plus, les origines comptent. La violence est peut être invisible, mais elle reste inscrite dans la logique même de notre sens commun économique, dans la nature apparemment évidente des institutions qui n’auraient jamais pu et ne pourraient jamais exister en dehors du monopole de la violence – mais aussi, la menace systématique de la violence – maintenu par l’Etat contemporain.

 Laissez-moi commencer par l’institution de l’esclavage, dont le rôle, je pense, est central. Dans la plupart des époques et des lieux, l’esclavage est vu comme une conséquence de la guerre. Parfois la plupart des esclaves sont réellement des captifs de guerre, parfois ce n’est pas le cas, mais presque invariablement, la guerre est vue comme la fondation et la justification de l’institution. Si vous vous rendez dans une guerre, ce que vous rendez est votre vie; votre conquérant a le droit de vous tuer, et souvent il le fera. S’il choisit de ne pas le faire, vous lui devez littéralement votre vie; une dette conçue comme absolue, infinie, impossible à payer [irredeemable]. Il peut en principe exiger [extract] ce qu’il veut, et toutes les dettes – les obligations – que vous pourriez avoir vis-à-vis d’autres (vos amis, votre famille, les anciennes allégeances politiques), ou que d’autres ont vis-à-vis de vous, sont vues comme absolument nulles [negated]. Votre dette vis à vis de votre propriétaire est tout ce qui existe désormais.

 Cette sorte de logique a au moins deux conséquences très intéressantes, bien qu’on puisse dire qu’elles tirent dans deux directions opposées. Tout d’abord, comme nous le savons tous, c’est un trait typique – qui le définit peut être – de l’esclavage, que les esclaves peuvent être achetés ou vendus. Dans ce cas, la dette absolue n’est alors (dans un autre contexte, celui du marché) plus absolue. En fait, elle peut être précisément quantifiée. Il y a de bonnes raisons de croire que ce fut précisément cette opération qui rendit possible la création de quelque chose comme notre forme contemporaine d’argent pour commencer, puisque ce que les anthropologues avaient l’habitude d’appeler « monnaie primitive », celle que l’on trouve principalement dans les sociétés sans État (la monnaie de plumes des îles Salomons, les Wampun Iroquois), était principalement utilisée pour arranger des mariages, résoudre des vendettas [blood feud], et pour manipuler [fiddle with] d’autres sortes de relations entre les gens, plutôt que pour acheter ou vendre des marchandises. Par exemple, si l’esclavage est une dette, alors la dette peut mener à l’esclavage. Un paysan babylonien a pu payer une petite somme en argent [le métal] aux parents de sa femme pour officialiser le mariage, mais il ne la possède en aucune façon. Il ne pourrait certainement pas acheter ou vendre la mère de ses enfants. Mais tout ceci changerait s’il contractait un emprunt. S’il se retrouvait en situation de non-paiement [Were he to default], ses créditeurs pourraient tout d’abord prendre ses moutons et son équipement, puis sa maison, ses champs et vergers, et finalement prendraient sa femme, ses enfants, et même lui en tant qu’esclave pour dette [debt peon] jusqu’à ce que l’affaire soit réglée (ce qui, comme ses ressources se sont évaporées, devient évidemment de plus en plus difficile à faire). La dette fut la charnière qui rendit possible d’imaginer une chose telle que l’argent au sens moderne du terme, et donc, aussi, de produire ce que nous aimons appeler le marché : une arène où tout peut être acheté et vendu, parce que tous les objets (comme les esclaves) sont dés-encastrés [disembedded] de leur anciennes relations sociales et existent seulement en relation à l’argent.

 Mais dans le même temps la logique de la dette comme conquête peut, comme je l’ai mentionné, tirer dans une autre direction. Les Rois, à travers l’histoire, tendent à être profondément ambivalents en ce qui concerne le fait de permettre à la dette d’échapper à tout contrôle. Ce n’est pas parce qu’ils sont hostiles aux marchés. Au contraire, normalement ils les encouragent, pour la simple raison que les gouvernements trouvent ça incommode de prélever tout ce dont ils ont besoin (soie, roues de chariot, langues de flamands roses, lapis-lazuli) directement auprès de leur population sujette ; c’est bien plus facile d’encourager des marchés et ensuite d’acheter ces choses. Les premiers marchés [early markets] suivaient souvent les armées et les entourages royaux, ou se formaient près des palais ou sur les bords des postes militaires. Ceci permet en fait d’expliquer un comportement plutôt énigmatique de la part des cours royales : après tout, puisque les rois contrôlaient habituellement les mines d’or et d’argent, quel était exactement le but de frapper des morceaux de ce truc avec son visage dessus, de les déverser dans la population civile, et de demander ensuite qu’elle vous les redonne en tant que taxe ? Ça ne fait sens que si le prélèvement des taxes étaient en fait un moyen d’obliger tout le monde à acquérir des pièces, afin de faciliter l’émergence de marchés, puisqu’il est pratique d’avoir des marchés sous la main. Toutefois, pour le présent propos, la question critique est: comment ces taxes étaient-elles justifiées ? Pourquoi les sujets devaient-ils les payer, quelle dette remboursaient-ils quand ils les payaient ? Ici nous retournons encore au droit de conquête (en fait, dans le monde ancien, les citoyens libres – que ce soit en Mésopotamie, en Grèce, ou à Rome – n’avaient souvent pas à payer de taxes directes pour cette raison précise, mais évidemment je suis en train de simplifier.) Si les rois prétendaient détenir le pouvoir de vie et de mort sur leurs sujets en vertu du droit de conquête, alors les dettes de leurs sujets étaient aussi, au final, infinies ; et aussi bien, au moins dans ce contexte, leurs relations les uns aux autres, ce qu’ils se devaient mutuellement, étaient sans importance. Tout ce qui existait vraiment était leur relation au roi. Ceci explique en retour pourquoi les rois et les empereurs essayaient invariablement de réguler les pouvoirs que les maîtres avaient sur leurs esclaves, et ceux des créditeurs sur les débiteurs [debtors]. Au minimum ils insistaient toujours, s’ils en avaient le pouvoir, pour que les prisonniers qui avaient déjà eu leurs vies épargnées ne puissent plus être tués par leurs maîtres. En fait, seuls les souverains pouvaient avoir le pouvoir arbitraire de vie et de mort. La dette ultime de tout un chacun était due à l’État, c’était la seule qui soit réellement illimitée, qui pouvait avoir des prétentions absolues, cosmiques.

 La raison pour laquelle j’insiste là dessus est que cette logique est encore avec nous. Quand nous parlons d’une «société » (la société française, la société jamaïcaine) nous parlons en réalité de gens organisés par un unique État-nation. C’est le modèle tacite, en tout cas. « Les Sociétés », sont en réalité des États, la logique des États est celle de la conquête et elle est au final identique à celle de l’esclavage. Il est vrai, entre les mains des apologistes de l’État, ceci se transforme en une « dette sociale » plus bienveillante. Il y a là une petite histoire qui nous est racontée, une sorte de mythe. Nous sommes tous nés avec une dette infinie envers la société qui nous a élevés [raised], cultivés [nurtured], nourris [fed] et habillés, envers tous ces morts depuis longtemps qui ont inventé notre langage et nos traditions, envers tous ceux qui ont rendu possible notre existence. Dans les temps anciens nous pensions que nous devions ça aux dieux (c’était remboursé par le sacrifice, ou bien le sacrifice était en fait seulement le paiement des intérêts – au final, c’était remboursé par la mort). Plus tard la dette fut adoptée par l’État, lui-même une institution divine, avec les taxes comme substitut du sacrifice, et le service militaire pour la dette de vie. L’argent était simplement la forme concrète de cette relation sociale, la manière de la gérer. Les keynésiens aiment cette sorte de logique. De même divers types de socialistes, de sociaux-démocrates, et même de crypto-fascistes comme Auguste Comte (le premier, autant que je sache, à avoir forgé l’expression « dette sociale »). Mais cette logique court à travers une bonne part de notre sens commun : considérez par exemple, l’expression, « payer sa dette à la société », ou « je sentais que je devais quelque chose à mon pays », ou « je voulais donner quelque chose en retour ». Toujours, dans ce genre de cas, les droits et les obligations mutuelles, les engagements mutuels – le genre de relations que les gens authentiquement libres peuvent créer les uns avec les autres – tendent à être subsumés en une conception de la « société » où nous sommes tous égaux seulement en tant que débiteurs absolus envers la figure (désormais invisible) du roi, qui tient la place de votre mère, et par extension, de l’humanité.

Ce que je suggère, donc, est qu’alors que les prétentions des marchés et les prétentions de la « société » sont souvent juxtaposées – et ont certainement eu une tendance à manoeuvrer les unes par par rapport aux autres de toute sorte de manières pratiques – elles sont au final fondées sur une logique très similaire de violence. Ce n’est pas non plus une simple affaire d’origines historiques qui peut être écartée comme quelque chose qui ne porte pas à conséquence : ni les États ni les marchés n’existent sans une menace constante d’usage de la force.

 Nous pourrions demander, alors, quelle est l’alternative ?

 Vers une histoire de la monnaie virtuelle

 Je peux maintenant retourner à mon propos de départ: l’argent n’est pas originellement apparu sous cette forme froide, métallique, impersonnelle. Il est apparu originellement sous la forme d’une mesure, d’une abstraction, mais aussi comme une relation (de dette et d’obligation) entre des êtres humains. Il est important de noter qu’historiquement c’est l’argent-marchandise [commodity money] qui a toujours été le plus directement lié à la violence. Comme un historien le dit, « les lingots » [bullion] [*] sont les accessoires de la guerre, et non du commerce pacifique ». [1]

 La raison en est simple. L’argent-marchandise [commodity money], en particulier sous la forme de l’or et de l’argent, est distingué de l’argent-crédit [credit money] par-dessus tout par un trait spectaculaire : il peut être volé. Puisqu’un lingot [ingot] d’or ou d’argent est un objet sans pedigree, à travers la majeure partie de l’histoire les lingots [bullion] ont eu le même rôle que les valises pleines de billets de dollars des dealers de drogue contemporains, en tant qu’objet sans histoire et qui sera accepté en échange d’autres objets de valeur, à peu près partout, sans questions posées. En conséquence, on peut voir les derniers 5000 ans d’histoire humaine comme l’histoire d’une sorte d’alternance. Les systèmes de crédit semblent émerger, et devenir dominants, dans des périodes de paix sociale relative, le long de réseaux de confiance, qu’ils soient créés par les États ou, dans la plupart des périodes, des institutions transnationales, alors que les métaux précieux les remplacent dans des périodes caractérisées par le pillage général [widespread plunder]. Les systèmes de prêt prédateurs [predatory lending systems] existent certainement dans toutes les périodes, mais ils semblent avoir eu les effets les plus délétères dans la période où l’argent [money] était le plus facilement convertible en liquidités [cash].

 Donc comme point de départ de toute tentative pour discerner les grands rythmes qui définissent le moment historique présent, je propose la division suivante de l’histoire eurasienne selon l’alternance entre périodes d’argent virtuelle et périodes d’argent métallique :

 [*] NOTE DU TRADUCTEUR : La notion anglaise de « bullion » n’a pas, je crois, de traduction exacte en français. Si j’ai bien compris, le mot peut désigner à la fois les lingots concrets, mais aussi de manière plus générale et abstraite la monnaie sous forme métallique, ou de manière encore plus générale, les métaux précieux comme l’or et l’argent. Je choisis donc de traduire dans ce texte « bullion » par « les lingots », ce qu’il faut donc comprendre non seulement comme des lingots concrets, mais aussi plus généralement comme les métaux précieux utilisés comme monnaie-marchandise.

 I. L’âge des premiers empires agraires (3500 – 800 av. J.C.)

Forme dominante de l’argent: l’argent-crédit virtuel

 Nos meilleures informations sur les origines de la monnaie remontent à la Mésopotamie ancienne, mais il semble qu’il n’y ait aucune raison particulière de croire que les choses étaient radicalement différentes dans l’Égypte pharaonique, la Chine de l’âge du bronze, ou dans la vallée de l’Indus. L’économie mésopotamienne était dominée par de grandes institutions publiques (Temples et Palais) dont les administrateurs bureaucratiques créèrent effectivement une monnaie de compte en établissant une équivalence fixe entre l’argent [le métal] et la culture de base, l’orge. Les dettes étaient calculées en argent [le métal], mais l’argent [le métal] était rarement utilisé dans les transactions. À la place, les paiements étaient faits en orge ou en n’importe quoi d’autre qui se trouvait être à la fois commode [handy] et acceptable. Les dettes majeures étaient enregistrées sur des tablettes en cunéiformes gardées en tant que garantie par les deux parties à la transaction.

 Sans doute [certainly], les marchés existaient. Les prix de certaines marchandises qui n’étaient pas produites dans les domaines [holdings] des Temples ou des Palais, et qui n’étaient donc pas sujettes à la grille des prix administrés, devaient tendre à fluctuer selon les aléas de l’offre et de la demande. Mais la majeure partie des actes d’achats et de ventes quotidiens, en particulier ceux qui n’étaient pas effectués entre étrangers absolus, semblent avoir été fait à crédit. « Les femmes Ale » [«Ale women»], c’est à dire les aubergistes locales, servaient de la bière, par exemple, et louaient souvent des chambres; les clients avaient une ardoise [ran up a tab]; normalement, la somme entière était envoyée au moment de la récolte. Les vendeurs de marché agissaient probablement comme ils le font aujourd’hui dans les petits marchés en Afrique, ou en Asie Centrale, tenant des listes de clients dignes de confiance à qui ils peuvent faire crédit. L’habitude du prêt d’argent à intérêt a aussi son origine à Sumer – cela resta inconnu, par exemple, en Égypte. Les taux d’intérêts, fixés à 20 pour-cent, restèrent stables pendant 2000 ans (ce n’était pas un signe de contrôle gouvernemental du marché : à cette étape, les institutions comme celles-là étaient ce qui rendait possibles les marchés). Cela entraîna cependant de sérieux problèmes sociaux. Dans les années de mauvaises récoltes en particulier, les paysans tendaient à devenir désespérément endettés envers les riches, et avaient à céder leur ferme et, finalement, les membres de leur famille, en esclavage pour dette [debt peonage]. Graduellement, cette condition semble avoir mené à une crise sociale – n’entraînant pas tellement des insurrections populaires, mais l’abandon des villes et du territoire réglé [settled territory] par les gens du commun [common people] qui devenaient alors des « bandits » semi-nomades et des rapineurs [raiders]. Cela devint vite une tradition pour les nouveaux souverains que d’effacer l’ardoise [wipe the slate clean], d’annuler toutes les dettes, et de faire une déclaration d’amnistie générale ou « liberté », de sorte que tous les travailleurs captifs pouvaient retourner auprès de leurs familles. (Il est significatif que le premier mot pour « liberté » connu dans une langue humaine, le sumérien « amarga », signifie littéralement « retour à la mère ».) Les prophètes bibliques instituèrent une coutume similaire, le Jubilé, par lequel, au bout de sept ans, toutes les dettes étaient effacées de la même manière. Comme l’a indiqué l’économiste Michael Hudson, il semble que ce soit l’un des malheurs de l’histoire mondiale que l’institution du prêt d’argent à intérêt se soit disséminée en dehors de la Mésopotamie, sans que, dans la plupart des cas, elle ne fût accompagnée par ses freins et contrepoids originaux [original checks and balances].

 II. L’âge Axial (800 av. J.C. – 600 ap. J.C. )

Forme dominante d’argent : pièces et lingots métalliques [coinage and metal bullion].

 C’est l’âge qui a vu l’émergence de la frappe de pièces de monnaie [coinage], ainsi que la naissance, en Chine, en Inde et dans le Moyen-Orient, de toutes les religions mondiales majeures [2]. De la période des Royaumes Combattants en Chine, à la fragmentation de l’Inde, et au carnage et la mise en esclavage de masse qui a accompagné l’expansion (et plus tard, la dissolution) de l’Empire Romain, ce fut une période de créativité spectaculaire à travers le monde, mais d’une violence presque aussi spectaculaire. La frappe de monnaie [coinage], qui a permis l’usage actuel de l’or et de l’argent comme moyen d’échange, a aussi rendu possible la création de marchés dans le sens maintenant plus familier, plus impersonnel du terme. Les métaux précieux étaient aussi bien plus appropriés pour une période de guerre généralisée, pour la raison évidente qu’ils pouvaient être volés. La frappe de monnaie, certainement, n’a pas été inventée pour faciliter le commerce (les Phéniciens, commerçants accomplis du Monde Ancien, furent parmi les derniers à l’adopter). Il semble qu’elle a en premier lieu été inventée pour payer des soldats, probablement en tout premier par les dirigeants de la Lydie en Asie Mineure pour payer leurs mercenaires grecs. Carthage, une autre grande nation commerçante, ne commença à frapper des pièces que très tardivement, et alors explicitement pour payer ses soldats étrangers.

 Tout au long de l’Antiquité on peut continuer à parler de ce que Geoffrey Ingham a nommé le « complexe militaro-monétaire » [military-coinage complex]. Il aurait peut-être été mieux de l’appeler « complexe militaro-monétaire-esclavagiste » [military-coinage-slavery complex], puisque la diffusion de nouvelles technologies militaires (hoplites grecques, légions romaines) était toujours liée à la capture et la commercialisation d’esclaves. L’autre source majeure d’esclaves était la dette: comme désormais les États n’effaçaient plus régulièrement les ardoises, ceux qui n’étaient pas assez chanceux pour être les citoyens des Cités-États militaires majeures – qui étaient en général protégés des prêteurs prédateurs – étaient des proies légitimes [were fair game]. Les systèmes de crédit du Proche-Orient ne se sont pas effondrés sous la compétition commerciale; ils furent détruits par les armées d’Alexandre – armées qui nécessitaient une demie-tonne de lingots d’argent par jour pour les salaires. Les mines dans lesquelles les lingots étaient produits étaient en général travaillées par des esclaves. Les campagnes militaires assuraient en retour un flot incessant de nouveaux esclaves. Les systèmes de taxes impériales, comme noté plus haut, étaient largement conçus pour forcer leurs sujets à créer des marchés, pour que les soldats (et aussi, évidemment, les fonctionnaires de gouvernement), puissent utiliser ces lingots [bullions] pour acheter tout ce qu’ils voulaient. Le genre de marchés impersonnels qui autrefois tendaient à surgir entre les sociétés, ou dans les lisières des opérations militaires, commença alors à imprégner la société entière.

 Aussi indignes que soient leurs origines, la création de nouveaux médias d’échanges – la monnaie [coinage] apparue presque simultanément en Grèce, en Inde, et en Chine – semble avoir eu de profonds effets intellectuels. Certains sont allés jusqu’à soutenir que la philosophie grecque fut elle-même rendue possible par les innovations conceptuelles introduites par la monnaie [coinage]. Le motif le plus remarquable, ceci dit, est l’émergence, presque exactement aux moments et dans les lieux où l’on voit aussi l’expansion précoce de la monnaie [coinage], de ce qui devint les religions mondiales modernes: le Judaïsme prophétique, le Christianisme, le Bouddhisme, le Jaïnisme, le Confucianisme, le Taoïsme, et, finalement, l’Islam. Bien que les liens précis sont encore à explorer complètement, de certaines manières, ces religions semblent avoir surgi en relation directe avec la logique du marché. Pour dire les choses de manière un peu crue : si on consacre un espace social donné simplement à l’acquisition égoïste des choses matérielles, il est presque inévitable que bientôt quelqu’un d’autre viendra pour mettre de côté un autre autre domaine pour y prêcher que, du point de vue des valeurs ultimes, les choses matérielles sont sans importance, et que l’égoïsme – ou même le « soi » [the self] – est illusoire. [if one relegates a certain social space simply to the selfish acquisition of material things, it is almost inevitable that soon someone else will come to set aside another domain in which to preach that, from the perspective of ultimate values, material things are unimportant, and selfishness – or even the self – illusory. ]

 III. Le Moyen-Âge (600 ap. J.C – 1500 ap. J.C.)

Le retour à l’argent-crédit virtuel.

 Si l’âge axial a vu l’émergence des idéaux complémentaires du marché des marchandises et des religions mondiales universelles, le Moyen-Âge [3] fut la période où ces deux institutions commencèrent à fusionner. Les religions commencèrent à s’emparer des systèmes de marché. Du commerce international à l’organisation des foires locales, tout en vint à être accompli à travers des réseaux sociaux définis et régulés par les autorités religieuses. Ceci permit le retour de diverses formes d’argent crédit virtuel [virtual credit money] à travers l’Eurasie.

 En Europe, où tout ceci prit place sous l’égide de la Chrétienté, les pièces de monnaie [coinage] étaient seulement sporadiquement et irrégulièrement disponibles. Les prix après l’an 800 étaient largement calculés en termes d’une vieille monnaie carolingienne qui n’existait alors plus (elle était en fait désignée à l’époque comme « monnaie imaginaire »), mais les achats et ventes quotidiennes ordinaires étaient entreprises principalement par d’autres moyens. Un expédient commun, par exemple, était l’utilisation de « bâton de comptage », des morceaux de bois entaillés qui étaient cassés en deux pour servir d’enregistrement de dette, une moitié étant gardée par le créditeur, et l’autre par le débiteur. De tels bâtons de comptage étaient encore d’usage commun dans la majeure partie de l’Angleterre jusqu’au XVI ème siècle. Les transactions plus importantes étaient entreprises grâce aux lettres de change [bills of exchange], les grandes foires commerciales leur servant de chambres de compensation [clearing houses]. L’Église, pendant ce temps, fournissait le cadre légal, appliquant des contrôles stricts sur le prêt d’argent à intérêt et la prohibition de la servitude pour dette [debt bondage].

 Le véritable centre nerveux de l’économie-monde médiévale, cependant, était l’Océan Indien, qui, avec les routes de caravanes d’Asie centrale, connectait les grandes civilisations d’Inde, de Chine et du Moyen-Orient. Là, le commerce était mené au travers du cadre de l’Islam, qui non seulement fournissait une structure légale hautement propice aux activités mercantiles (tout en interdisant absolument le prêt d’argent à intérêt), mais rendait aussi possible des relations pacifiques entre marchands sur une partie remarquablement grande du globe, permettant la création d’une variété d’instruments de crédit sophistiqués. En fait, l’Europe occidentale était, comme en tant d’autres domaines, une retardatrice relative à cet égard : la plupart des innovations financières qui ont atteint l’Italie et la France aux XI ème et 1XII ème siècles avaient été d’usage commun en Égypte et en Irak depuis le VIII ème ou le IX ème siècle. Le mot « chèque », par exemple, dérive de l’arabe « sakk », et il n’est apparu en anglais qu’aux alentours des années 1220.

 Le cas de la Chine est encore plus compliqué : le Moyen Âge commence là avec la diffusion rapide du bouddhisme qui, bien qu’il ne fût aucunement en position d’édicter des lois ou de réguler le commerce, a rapidement pris des mesures contre les usuriers locaux par l’invention du prêteur sur gages – les premières boutiques de prêteurs sur gages étant basées dans les temples bouddhistes comme moyen d’offrir aux fermiers pauvres une alternative aux usuriers locaux. Peu de temps après, cependant, l’État s’est réaffirmé, comme il tend toujours à le faire en Chine. Mais ce faisant, il n’a pas seulement régulé les taux d’intérêts et essayé d’abolir l’esclavage pour dette [debt peonage], il s’est aussi entièrement éloigné de la monnaie métallique [bullion] en inventant la monnaie-papier. Tout ceci fut accompagné par le développement, encore une fois, d’une variété d’instruments financiers complexes.

 Tout ceci ne veut pas dire que cette période n’a pas connu sa part de carnage et de pillage (particulièrement pendant les grandes invasions nomades), ou que la monnaie métallique [coinage] n’était pas, dans beaucoup de lieux et d’époques, un moyen important d’échange. Cependant, ce qui caractérise vraiment la période semble être un mouvement dans l’autre sens. La majeure partie de la période médiévale a vu l’argent largement dissocié des institutions coercitives. Les changeurs d’argent, pourrait-on dire, furent invités à revenir dans les temples, où ils pouvaient être surveillés. Le résultat fut l’éclosion d’institutions reposant sur un degré beaucoup plus haut de confiance sociale [social trust].

 IV. L’âge des Empires Européens (1500-1971)

Le retour des métaux précieux.

 Avec l’avènement des grands empires européens – ibériens, puis Nord-Atlantique – le monde a vu à la fois le retour à l’esclavage de masse, au pillage, et aux guerres de destructions, et le retour rapide aux lingots d’or et d’argent [gold and silver bullion] comme principale forme de devise. L’investigation historique va probablement finir par démontrer que les origines de ces transformations furent plus compliquées qu’il n’est d’ordinaire supposé. Une partie de tout ceci commençait à se mettre en place avant même la conquête du Nouveau Monde. Un des principaux facteurs du retour à la monnaie métallique [bullion], par exemple, fut l’émergence de mouvements populaires au début de la dynastie Ming, aux XV ème et XVI ème siècles, qui au final forcèrent le gouvernement à abandonner non seulement la monnaie-papier, mais aussi toute tentative d’imposer sa propre devise. Ceci entraîna le retour du vaste marché chinois à l’étalon-argent non-frappé [uncoined silver standard]. Comme les taxes étaient aussi graduellement converties en argent, cela devint plus ou moins la politique officielle chinoise d’essayer d’amener autant d’argent [le métal] dans le pays que possible, afin de garder les taxes à un niveau bas et de prévenir de nouvelles vagues d’agitation sociale. L’énorme demande soudaine d’argent [le métal] eut des effets sur toute la planète. La plupart des métaux précieux pillés par les conquistadors puis extraits par les espagnols des mines du Mexique et de Potosi (à un prix en vies humaines quasiment inimaginable) finissaient en Chine. Ces connections à une échelle globale ont été documentées en détails. L’idée cruciale est que la dissociation de l’argent [money] vis-à-vis des institutions religieuses, et sa ré-association avec des institutions coercitives (en particulier l’État), furent accompagnées alors par un retour idéologique au « métallisme ». [4]

 Le crédit, dans ce contexte, était dans l’ensemble une affaire d’États qui étaient eux-mêmes largement menés par le financement par déficit [deficit financing], une forme de crédit qui fut, quant à elle, inventée pour financer des guerres de plus en plus chères. Au niveau international l’Empire britannique fut déterminé à maintenir l’étalon-or au cours du XIX ème et au début du XX ème siècle, et de grandes batailles politiques furent menées aux États-Unis pour savoir si c’était l’étalon-or ou l’étalon-argent qui devait prévaloir.

 Ce fut aussi, évidemment, la période de la montée du capitalisme, de la révolution industrielle, de la démocratie représentative, etc. Ce que j’essaie de faire ici n’est pas de nier leur importance, mais de fournir un cadre pour voir de tels évènements familiers dans un contexte moins familier. Cela rend plus facile, par exemple, la détection des liens entre la guerre, le capitalisme et l’esclavage. L’institution du travail salarié, par exemple, a historiquement émergé à l’intérieur de celle de l’esclavage (les premiers contrats de salaire que nous connaissons, de la Grèce au Cités-États malaisiennes, étaient de fait des locations d’esclaves), et elle a tendu, historiquement, a être intimement liée à diverses formes d’esclavage pour dette [debt peonage] – comme elle l’est en fait encore aujourd’hui. Le fait que nous ayons moulé de telles institutions dans un langage de liberté ne veut pas dire que ce que nous concevons maintenant comme liberté économique ne repose pas au final sur une logique qui, pendant la majeure partie de l’histoire humaine, a été considérée comme la véritable essence de l’esclavage.

 IV. Période contemporaine (1971 et après).

L’empire de la dette.

 On peut dire que la période actuelle a commencé le 15 août 1971, quand le président des États-Unis Richard Nixon a officiellement suspendu la convertibilité du dollar en or et a effectivement créé les régimes actuels de devises flottantes. Nous sommes retournés, de toute façon, à un âge d’argent virtuel, dans lequel les achats du consommateur dans les pays riches impliquent rarement ne serait-ce que de la monnaie-papier, et les économies nationales sont largement tirées par la dette de consommation [consumer debt]. C’est dans ce contexte que nous pouvons parler de « financiarisation » du capital, par quoi la spéculation sur les devises et les instruments financiers devient un domaine en elle-même, détaché de toute relation immédiate avec la production ou même le commerce. Ceci est évidemment le secteur qui est entré en crise aujourd’hui.

 Que pouvons-nous dire à propos de cette nouvelle période ? Jusqu’ici, très, très peu de choses. Trente ou quarante ans ne sont rien en termes de l’échelle à laquelle nous avons eu affaire. Clairement, cette période vient tout juste de commencer. Ceci dit, l’analyse qui suit, aussi grossière soit-elle, nous permet quand même de commencer à faire quelque suggestions informées.

 Historiquement, comme nous l’avons vu, l’âge de la monnaie virtuelle, de crédit, a aussi impliqué la création, d’une sorte ou d’une autre, d’institution générale – la royauté sacrée mésopotamienne, le jubilé mosaïque, la Charia ou la loi canon – qui mettait en place des contrôles sur les conséquences sociales potentiellement catastrophiques de la dette. Presque invariablement, elles impliquaient des institutions (habituellement pas tout à fait concomitantes à l’État, habituellement plus grandes) pour protéger les débiteurs [debtors]. Jusqu’ici le mouvement a cette fois-ci été dans l’autre sens : à partir des années 80, nous avons commencé à voir la création du premier système administratif planétaire effectif, opérant à travers le FMI, la Banque Mondiale, les corporations et les autres institutions financières, largement dans le but de protéger les intérêts des créditeurs. Cependant, cet appareil a été très rapidement mis en crise, d’abord par le développement très rapide des mouvements sociaux globaux (le mouvement alter-mondialiste), qui a effectivement détruit l’autorité morale des institutions comme le FMI et laissé beaucoup d’entre elles proches de la banqueroute, et maintenant par la crise bancaire actuelle et l’effondrement économique global. Alors que la nouvelle période d’argent virtuel vient tout juste de commencer et que les conséquences à long terme sont encore entièrement indistinctes, nous pouvons déjà dire deux ou trois choses. La première est que le mouvement vers l’argent virtuel n’est pas en lui-même, nécessairement, un effet insidieux du capitalisme. En fait, il pourrait bien signifier exactement le contraire. Durant la majeure partie de l’histoire humaine, les systèmes d’argent virtuel furent conçus et régulés pour s’assurer que rien de tel que le capitalisme ne puisse jamais émerger – pour le moins, pas tel qu’il apparaît dans sa forme présente, avec la majorité de la population mondiale placée dans une condition qui, dans bien d’autres périodes historiques, aurait été considérée comme équivalente à l’esclavage. Le deuxième argument consiste à souligner le rôle absolument crucial de la violence dans la définition des termes mêmes avec lesquels nous imaginons à la fois « la société » et « les marchés » – en fait, beaucoup de nos idées les plus élémentaires de la liberté. Un monde moins entièrement imprégné de violence commencerait rapidement à développer d’autres institutions. Finalement, réfléchir à la dette en dehors de la double camisole intellectuelle de l’État et du marché ouvre des possibilités excitantes. Par exemple, nous pouvons nous demander : dans une société dans laquelle cette fondation de violence aurait finalement été arrachée, qu’est-ce, exactement, que des hommes et des femmes libres devraient les uns aux autres ? Quelle sorte de promesses et d’engagements [commitments] devraient-ils se faire ?

 Espérons que tout le monde sera un jour en position de commencer à poser de telles questions. Par les temps qui courent, on ne sait jamais [at times likes this, you never know].

 NOTES DU TEXTE ORIGINAL :

 [1] Geoffrey W. Gardiner, « The Primacy of Trade Debts in the Development of Money », in Randall Wray (ed.), Credit and State Theories of Money: The Contributions of A. Mitchell Innes, Cheltenham: Elgar, 2004, p.134.

[2] La formule « Âge axial » a été au départ créée par Karl Jaspers pour décrire la période relativement brève entre 800 av. JC et 200 ap. JC dans laquelle, croyait-il, toutes les principales traditions philosophiques qui nous sont familières aujourd’hui ont surgi simultanément en Chine, en Inde, et dans l’est méditerranéen. Ici, je l’utilise dans le sens plus large de Lewis Mumford comme la période qui a vu la naissance de toutes les religions mondiales, s’étendant en gros du temps de Zoroastre à celui de Mahomet.

 [3] Ici je relègue tout ce qui est en général appelé les « âges sombres » en Europe à la période précédente, caractérisée par le militarisme prédateur et l’importance des lingots [bullion] qui en découle : les raids vikings, et la célèbre extraction du danegeld en Angleterre dans les années 800, peuvent être vus comme une des dernières manifestations d’un âge où le militarisme prédateur allaient main dans la main avec les amas de lingots d’or et d’argent.

 [4] Le mythe du troc et les théories de l’argent comme marchandise [commodity theories of money] furent évidemment développées dans cette période.

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http://fa86.noblogs.org/?p=2200

 

Lucy Parsons – Aux vagabonds

Traduction : Jean, groupe Pavillon Noir – Fédération Anarchiste 86

Aux vagabonds

Aux vagabonds, aux chômeurs, aux déshérités, et aux miséreux.

Aux trente-cinq milliers de personnes qui errent en ce moment même dans les rues de cette grande ville, les mains dans les poches, contemplant l’étalage de la richesse et du plaisir avec la résignation de ceux qui n’y prennent aucune part, à ceux n’ayant pas même assez pour se procurer de quoi apaiser les affres de la faim qui leur tenaille les entrailles. C’est à vous, et aux centaines de milliers de personnes partageant la même situation dans ce grand pays d’abondance, que je souhaite adresser ces mots.

N’avez-vous pas bossé dur toute votre vie, depuis que vous fûtes en âge d’être utilisés dans la production de la richesse ? N’avez-vous pas trimé longuement, durement et laborieusement en produisant toutes ces richesses ? Et pendant toutes ces années de corvées, ne savez-vous pas que vous avez produit des milliers et milliers de dollars de richesses, dont vous n’avez possédé, ne possédez et, à moins que vous n’AGISSIEZ, ne posséderez jamais la moindre part ? Ne savez-vous pas, lorsque vous étiez attelé à la machine, cette machine attelée à la vapeur, alors que vous trimiez vos dix, douze ou seize heures par jour, que pendant tout le temps de toutes ces années, vous n’avez juste reçu du produit de votre travail que de quoi vous procurer la plus humble et grossière pitance nécessaire à votre survie ? Et que, lorsque vous avez voulu vous procurer quelque chose pour vous-même et vos familles, cela n’a jamais été que de la qualité la plus basse ? Que si vous vouliez vous rendre où que ce soit, vous deviez attendre jusqu’au dimanche, en ne gagnant si peu de votre travail implacable que vous n’osiez réellement vous arrêter un seul instant ? Et ne savez-vous pas que, malgré tous vos renoncements, vos privations, vos économies, il ne vous a pourtant jamais été permis de vous éloigner, ne serait-ce que quelques jours, des hurlements de la misère ? Et qu’au final, quand par caprice votre employeur a jugé profitable de prononcer l’artificielle pénurie en limitant la production, que les feux des fourneaux furent éteints, que le cheval de fer auquel vous fûtes attelés se reposa, que la porte de l’usine fut verrouillée, vous fûtes jetés sur la route comme des clochards, la faim à l’estomac et les haillons au dos ?

Mais, votre employeur vous a dit que c’était la surproduction qui l’avait contraint à fermer. Qui s’est soucié des larmes amères et de la peine affreuse de votre épouse aimante et de vos enfants désarmés, lorsque vous leur avez adressé un pathétique : « Dieu vous bénisse », avant de vous jeter sur la route des vagabonds, partant en quête d’un emploi, loin ailleurs ? Je vous le demande, qui s’est préoccupé de ces peines et souffrances ? Vous avez n’étiez désormais qu’un clochard, proie de l’opprobre et des dénonciations, « va-nu-pieds et vagabond » pour toute cette classe même qui précisément s’était employée toutes ces années durant, à vous voler, vous et les vôtres. Alors, ne voyez-vous pas enfin que « bon patron » et « mauvais patron » ne signifient rien ? Que vous n’êtes que leur proie commune, et que leur tâche ne consiste purement et simplement qu’à vous voler ? Ne voyez-vous donc pas que c’est le SYSTEME INDUSTRIEL lui-même, et non le « patron » qui doit être changé ?

Maintenant que toutes ces belles journées d’été et d’automne sont passées, que vous n’avez toujours pas d’emploi, et donc rien mis de côté ; maintenant que l’hiver souffle du nord et que toute la terre est ensevelie d’un linceul de glace ; n’écoutez pas la voix de l’hypocrite qui vous dira qu’il a été ordonné par Dieu qu’il « y aura toujours des pauvres au milieu de vous« , ou à l’arrogant voleur qui vous dira que « si vous n’avez rien maintenant, c’est que vous vous êtes saoûlés avec vos payes l’été dernier quand vous aviez du travail », que « le foyer ou le chantier est trop bon pour vous« , que « vous devriez être fusillé« . Et vous tirer dessus, ils le feront si vous vous plaignez avec trop de bruit. Alors non, ne les écoutez pas eux, mais écoutez ! L’hiver prochain, quand le vent glacial se glissera à travers les déchirures de tes haillons miteux, quand le givre vous mordra les pieds à travers les trous de vos souliers usés, quand tous les malheurs sembleront s’acharner sur vous et en vous, quand la misère vous aura marqués à jamais, que votre vie sera devenu un fardeau et l’existence une sinistre farce, lorsque vous aurez marché dans les rues jour après jour et dormi chaque nuit sur le dur, et que vous serez finalement déterminés à vous ôter la vie de vos propres mains – préférant rejoindre le néant que de supporter plus longtemps le fardeau d’une telle existence – si jamais vous vous résignez à vous jeter vous-même dans l’étreinte glaciale d’un lac plutôt que de souffrir plus longtemps : arrêtez-vous, avant de commettre le dernier acte tragique du drame de votre pauvre existence. Stop ! N’y a-t-il rien que vous puissiez faire pour préservez d’un tel sort ceux que vous vous apprêtez à rendre orphelins ? Les vagues ne vous frapperont que pour railler votre acte absurde ; mais promenez-vous dans les avenues des riches et regardez par les somptueuses fenêtres l’intérieur de leurs demeures voluptueuses, et vous y découvrirez très précisément les voleurs qui vous ont dépouillés, vous et les vôtres. Alors, traduisez votre tragédie en actes, sur le champ ! Réveillez-les de leur gaieté de vivre, à vos frais ! Envoyez-leur votre pétition et laissez-leur la lire à la rouge lumière de la destruction. Ainsi, lorsque vous lancerez « un dernier regard en arrière », vous pourrez être assuré que vous aurez parlé à ces voleurs le seul langage qu’ils aient jamais été capables de comprendre, car ils n’ont jamais daigné remarquer aucune pétition signée par leurs esclaves tant qu’ils n’ont été obligés de les lire à la lumière rouge du canon, ou tant qu’elles ne leur ont été tendues jusqu’à à eux à la pointe de l’épée. Vous n’aurez besoin d’aucune organisation lorsque vous vous déciderez à présenter ce genre de pétition. En fait, une organisation serait un préjudice pour vous ; car chacun d’entre vous, vagabonds affamés qui lisez ces lignes, pouvez faire vôtres ces petites méthodes artisanales de guerre que la Science a mis entre les mains des pauvres gens, et vous reprendrez alors le pouvoir, ici ou dans toute autre pays.

Apprenez l’utilisation des explosifs !

Dédié aux vagabonds par Lucy E. Parsons

Lucy E. Parsons, « To Tramps » Alarm, 4 Octobre 1884. Imprimé et distribué comme tract par l’International Working People’s Association. Traduction française : Jean (groupe Pavillon Noir, Fédération Anarchiste 86)

ndPN : voir le texte original ici

http://courses.washington.edu/spcmu/speeches/lucyparsons.htm

Un article est aussi paru dans le Monde Libertaire sur la vie de Lucy Parsons ( « Lucy Parsons, la révoltée » – Jean, groupe Pavillon Noir, FA 86), :

http://www.monde-libertaire.fr/portraits/13010-lucy-parsons-la-revoltee

Groupe Pavillon Noir, 30 décembre 2011

3 réflexions sur « Traductions »

  1. Intéressant travail, toutes ces traductions qui nous donnent à connaître Lucy Parsons. Pourquoi ne pas en faire une BD / biographie ? D’expérience je sais qu’un plus large public accèderait par ce médium à cette femme révoltée et engagée.

  2. Cette traduction contient encore trop de fautes et d’erreurs de ma part.
    Déjà, deuxième paragraphe,  » la violence est vue comme une conséquence de la guerre.  »

    Il faut lire « l’esclavage est vu comme une conséquence de la guerre »

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