Archives de catégorie : Éducation populaire

La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise

La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise

À qui incombe la faute de la crise financière et économique qui maintient en haleine la planète entière depuis l’année 2008 ? Aux « banquiers cupides » ? Ou alors aux « États drogués à la dette » ? Ni aux uns ni aux autres, selon Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, du groupe Krisis.

Les causes en sont bien plus profondes. Ils interprètent l’énorme gonflement des marchés financiers au cours des trente dernières années comme une conséquence de la crise structurelle fondamentale du mode de production capitaliste, dont les prémices doivent être cherchées dans les années 1970. La troisième révolution industrielle qui se mit en place à ce moment-là entraîna une éviction accélérée de la force de travail hors de la production, sapant ainsi les bases de la valorisation du capital au sein de l’« économie réelle ». La crise structurelle de la valorisation du capital ne put être ajournée qu’en ayant massivement recours, sous la forme du crédit et de la spéculation, à la saisie anticipée de valeur future. Mais l’accumulation de « capital fictif » parvient aujourd’hui à ses limites, parce que toujours plus de vieilles créances ont été amassées, qui ne peuvent plus être « honorées ».

Le concept de « capital fictif » – telle est la thèse des deux auteurs – est fondamental pour comprendre le procès de crise actuel. Ils exposent donc, dans la deuxième partie de leur livre, tout d’abord les bases théoriques permettant de comprendre cette sorte de capital et son rôle dans le procès d’accumulation capitaliste. La troisième partie analyse ensuite l’évolution de la fonction du capital fictif dans le développement historique du mode de production capitaliste. Si au temps de la révolution industrielle il n’avait qu’une importance secondaire, il joua un rôle essentiel, déjà à l’époque du fordisme, pour donner une impulsion et aider au démarrage de l’accumulation. Mais tandis que cette saisie pouvait encore être convertie dans une production de valeur effective, cela n’est plus possible à l’âge de la troisième révolution industrielle. Le capital fictif se transforme lui-même en moteur de l’accumulation, ce qui ne peut fonctionner qu’à travers une saisie toujours plus large de l’avenir.

Après la crise de 2008, l’effondrement catastrophique du système capitaliste mondial n’a pu être empêché qu’au moyen d’une intervention massive sans précédent des États et des banques centrales. Maintenant, si les conséquences de la crise sont imposées à la société, sous la forme de la dette de l’État et de la « politique d’austérité », cela ne prouve aucunement que nous aurions vécu « au-dessus de nos moyens » et que nous devrions nous « serrer la ceinture ». Bien au contraire, la société vit largement en dessous des possibilités, que les nouveaux potentiels de productivité ont développées, qui se transforment de plus en plus, dans les conditions du capitalisme, en forces destructives. La société, telle est la thèse finale du livre, est trop riche pour le capitalisme.

L’analyse non orthodoxe de la crise développée dans ce livre est fondée sur une lecture de la théorie marxienne qui s’oppose diamétralement, à de nombreux égards, au marxisme traditionnel et à l’actuelle « renaissance de Marx ». Ici, Marx n’est pas le théoricien de la lutte des classes mais celui qui développa une critique radicale d’une société fondée sur la production de marchandises et qui se heurte à ses propres contradictions internes. Les auteurs renouent avec cette pensée, la développent et l’étayent de manière conséquente en faisant appel à des matériaux empiriques.

Le résultat en est une analyse de la crise qui s’oppose à tout ce qui se vend actuellement sur le marché des idées.


La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise (Post-éditions, mai 2014)


Voir le site la critique de la valeur (Wertkritik)
http://palim-psao.over-blog.fr

Vu sur le site de la CNT-SO, 31 mai 2014

[Châtellerault] Présentation et discussion libre autour de « La monnaie de leur pièce »

merle

NdPN : sur Poitiers, le livre est disponible à La Belle Aventure, chez Gibert, au Biblio Café… Sinon, vous pouvez le commander chez votre libraire préféré. Il est aussi consultable en ligne. Prochains rendez-vous avec l’auteur à Paris le 21 juin (à la librairie Publico, 145 rue Amelot dans le 11ème arrondissement) et sans doute à Limoges en septembre.

[Poitiers -> Pologne] Artur a été expulsé !

NdPN : Artur (voir tous nos articles précédents), emprisonné parce que « étranger » au centre de rétention de Bordeaux, a été expulsé ! Soutien total à sa compagne, et à leurs enfants  Mariam et Sargis scolarisés à Poitiers : rassemblement de soutien aux migrant.e.s mercredi 7 mai, devant le palais d’injustice, à 18H ! Soyons nombreux.euses à crier notre colère contre cette politique à vomir, et à organiser et développer la résistance contre la xénophobie d’Etat !

Le combat continue !

Poitiers: le père de famille russe expulsé vers la Pologne

Le père de famille russe dont le sort avait suscité une vague de mobilisation a été expulsé tôt ce matin vers la Pologne via Amsterdam, indique la Cimade. Sa femme et ses deux enfants ne sont plus hébergés par la préfecture à l’hôtel. La mère de famille a trouvé du secours auprès d’amis. Elle est elle-même menacée par une procédure d’expulsion.

Dépêche Nouvelle République, 6 mai 2014

[Notre histoire] Premier mai

NdPN : pour la fête des travailleurs du premier mai à Poitiers, célébrant la lutte pour l’autonomie des prolétaires voulant en finir avec le travail aliéné, les classes et l’Etat, la préfecture n’a rien trouvé de mieux à faire que de refuser une demande de barbeuque convivial et festif, pour pouvoir se retrouver après la randonnée pédestre annuelle… pour autant, doit-on se contenter de revendications « unitaires » du type « la mise à plat et l’évaluation de toutes les aides publiques accordées aux entreprises » ou encore « le respect des droits fondamentaux des êtres humains partout dans le monde, à commencer par le droit à un travail décent, reconnu et valorisé » ? Histoire de remettre les pendules à l’heure, un inévitable retour historique sur les origines du premier mai. Cette fois-ci, nous relayons un article récent paru sur Paris-luttes.info :

Les Martyrs de Chicago – aux origines du 1er mai

Le 1er mai 1886, la pression syndicale permet à environ 200 000 travailleurs américains d’obtenir la journée de huit heures. Mais d’autres, moins chanceux, au nombre d’environ 340 000, doivent faire grève pour forcer leur employeur à céder.

Le 3 mai, une manifestation fait trois morts parmi les grévistes de la société McCormick Harvester, à Chicago. Une marche de protestation a lieu le lendemain et dans la soirée, tandis que la manifestation se disperse à Haymarket Square, il ne reste plus que 200 manifestants face à autant de policiers. C’est alors qu’une bombe explose devant les forces de l’ordre. Elle fait une quinzaine de morts dans les rangs de la police.

Article repris intégralement de rebellyon.info

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Aux origines du 1er mai

Fondée en 1881, l’ancêtre directe de l’AFL [1], la FOTLU [2] ne regroupe que les ouvriers qualifiés (des hommes, blancs et américains) et ne compte que 50 000 adhérents. Mais lors d’un congrès elle décide de mettre au premier plan de ses revendications la journée de huit heures et de retenir la date du 1er mai 1886 pour une manifestation de masse. Commence alors une immense campagne de propagande qui renforce l’organisation. Dès avril 1886, quelques entreprises accordent même à leurs salariés la journée de huit heures sans diminution de salaire : 200 000 travailleurs environ bénéficièrent d’une réduction de travail.

En 1886, les Chevaliers du Travail (fondé en 1868 avec de fortes références maçonniques [3]) rassemble tous les travailleurs au niveau d’une localité, Blancs et Noirs, femmes et hommes, Américains de « souche » et immigrants : ouvriers qualifiés et non, ils représentent plus de 700 000 adhérents. Les adhérents de l’Ordre jouèrent le rôle principal dans la grève du 1er mai 1886, bien que la direction de l’Ordre l’ait condamnée. Les responsables et les militants des Chevaliers du Travail furent les principales victimes de la répression après le massacre de Haymarket, bien que la direction de l’Ordre ait refusé d’intervenir en faveur des condamnés de Chicago. Les Chevaliers du Travail allaient par la suite rapidement péricliter.

L’initiative des ouvriers américains n’aurait eu qu’un faible retentissement dans le pays et à l’étranger sans les événements tragiques de Chicago qui émurent le monde entier.

Sûrs de l’impunité, les milices patronales provoquaient des incidents sanglants. Le 3 mai, des ouvriers qui manifestent devant l’usine de machines agricoles Mac Cormick, à Chicago sont tirés à bout portant par des détectives privés, la bataille qui s’engage fait de nombreuses victimes. Les grévistes sont principalement d’origine allemande et, dans leur journal « Arbeiter Zeitung » (Journal des Travailleurs) paraît l’appel suivant :

« Esclaves, debout !
La guerre de classes est commencée. Des ouvriers ont été fusillés hier devant l’établissement Mac Cormick. Leur sang crie vengeance. Le doute n’est plus possible. Les bêtes fauves qui nous gouvernent sont avides du sang des travailleurs, mais les travailleurs ne sont pas du bétail d’abattoir. A la terreur blanche, ils répondront par la terreur rouge. Mieux vaut mourir que de vivre dans la misère. Puisqu’on nous mitraille, répondons de manière que nos maîtres en gardent longtemps le souvenir. La situation nous fait un devoir de prendre les armes. »

Dans la soirée du 4 mai, plus de 15 000 ouvriers se rendent sur la place au foin (Haymarket) pour y manifester pacifiquement (il leur avait été commandé de s’y rendre sans armes). Des discours sont prononcés, notamment par Spies, Parsons, Fielden. La foule se retire, quand une centaine de gardes nationaux charge avec violence. Une bombe, lancée on ne sait d’où, tombe au milieu des forces de police en tuant sept et en blessant grièvement une soixantaine. Les autorités procède à des arrestations parmi les meneurs de grévistes et les rédacteurs de l’« Arbeiter Zeintung » : Auguste Spies, né à Hesse (Allemagne), en 1855 ; Samuel Fielden, sujet anglais, né en 1846 ; Oscar Neebe, né à Philadelphie, en 1846 ; Michel Schwab, né à Mannhelm (Allemagne), en 1853 ; Louis Lingg, né en Allemagne, en 1864 ; Adolphe Fischer, né en Allemagne, en 1856 ; Georges Engel, né en Allemagne, en 1835 ; Albert Parsons, Américain, né en 1847.

Le verdict est rendu le 17 mai. Les huit accusés sont condamnés à être pendus. Une mesure de grâce intervint pour Schwab et Fielden, dont la peine est commuée en prison à perpétuité, et de Neebe dont la peine est réduite à quinze ans de prison. Le 11 novembre 1887, les autres sont exécutés, mis à part Lingg qui s’est suicidé.

Six ans plus tard, un nouveau gouverneur de l’Illinois John Altgeld, conclut à l’entière innocence des condamnés : « Une telle férocité n’a pas de précédent dans l’histoire. Je considère comme un devoir dans ces circonstances et pour les raisons ci-dessus exposées, d’agir conformément à ces conclusions et j’ordonne aujourd’hui, 26 juin 1893, qu’on mette en liberté sans condition Samuel Fielden, Oscar Neebe et Michel Schwab ». Spies, Lingg, Engel, Fischer et Parsons sont réhabilités.

L’idée américaine est reprise par les travailleurs des autres pays. En 1889, à Paris, lors d’un congrès international, une proposition demandant « l’organisation d’une grande manifestation internationale en faveur de la réduction des heures de travail qui serait faite à une date fixe, la même pour tous » est adoptée et la date en est celle choisie par les travailleurs américains. Le 1er mai prend alors dans le monde entier la signification d’une journée de revendication des travailleurs face à la société capitaliste.

OLT

LE 1er MAI : SYMBOLE D’UNE ÈRE NOUVELLE DANS LA VIE ET LA LUTTE DES TRAVAILLEURS par Makhno (écrit en 1928)

La journée du premier Mai est considérée dans le monde socialiste comme la fête du Travail. C’est une fausse définition du 1er Mai qui a tellement pénétré la vie des travailleurs qu’effectivement dans beaucoup de pays, ils le célèbrent ainsi. En fait, le premier mai n’est pas un jour de fête pour les travailleurs. Non, les travailleurs ne doivent pas, ce jour là rester dans leurs ateliers ou dans les champs. Ce jour là, les travailleurs de tous pays doivent se réunir dans chaque village, dans chaque ville, pour organiser des réunions de masse, non pour fêter ce jour ainsi que le conçoivent les socialistes étatistes et en particulier les bolcheviks, mais pour faire le compte de leurs forces, pour déterminer les possibilité de lutte directe contre l’ordre pourri, lâche esclavagiste, fondé sur la violence et le mensonge. En ce jour historique déjà institué, il est plus facile à tous les travailleurs de se rassembler et plus commode de manifester leur volonté collective, ainsi que de discuter en commun de tout ce qui concerne les questions essentielles du présent et de l’avenir.

Il y a plus de quarante ans les travailleurs américains de Chicago et des environs se rassemblaient le premier Mai. Ils écoutèrent là des discours de nombreux orateurs socialistes, et plus particulièrement ceux des orateurs anarchistes, car ils assimilaient parfaitement les idées libertaires et se mettaient franchement du côté des anarchistes.

Les travailleurs américains tentèrent ce jour là, en s’organisant, d’exprimer leur protestation contre l’infâme ordre de l’Etat et du Capital des possédants. C’est sur cela qu’interviennent les libertaires américains Spiess, Parsons et d’autres. C’est alors que ce meeting fut interrompu par des provocations de mercenaires du Capital et s’acheva par le massacre de travailleurs désarmés, suivi de l’arrestation et de l’assassinat de Spiess, Parsons et d’autres camarades.

Les travailleurs de Chicago et des environs ne se rassemblaient pas pour fêter la journée du premier Mai. Ils s’étaient rassemblés pour résoudre en commun les problèmes de leur vie et de leurs luttes.

Actuellement aussi, partout où les travailleurs se sont libérés de la tutelle de la bourgeoisie et de la social démocratie liée à elle (indifféremment menchevique ou bolchevique) ou bien tentent de le faire, ils considèrent le 1er Mai comme l’occasion d’une rencontre pour s’occuper de leurs affaires directes et se préoccuper de leur émancipation. Ils expriment, à travers ces aspirations, leur solidarité et leur estime à l’égard de la mémoire des martyrs de Chicago. Ils sentent donc que cela ne peut être pour eux un jour de fête. Ainsi, le premier Mai, en dépit des affirmations des « socialistes professionnels » tendant à le présenter comme la fête du travail, ne peut pas l’être pour les travailleurs conscients.

Le premier Mai, c’est le symbole d’une ère nouvelle dans la vie et la lutte des travailleurs, une ère qui présente chaque année pour les travailleurs, de nouvelles, de plus en plus difficiles, et décisives batailles contre la bourgeoisie, pour la liberté et l’indépendance qui leur sont arrachées, pour leur idéal social.

(Source : Diélo trouda, n°36, 1928)

P.-S.

La BD est parue dans La Brique n°13 – avril 2009. http://www.labrique.net/

Lire aussi sur le sujet Retour sur l’histoire du 1er mai sur le site Hérodote.

Notes

[1] American Federation of Labor (Fédération Américaine du Travail – AFL).

[2] Fédération des Métiers Organisés et des Syndicats de Travailleurs.

[3] Le Noble and Holy Order of the Knights of Labor (Noble et saint ordre des chevaliers du travail).

[120 ans… et toutes ses dents] Déclaration d’Emile Henry au tribunal

NdPN : voici la déclaration d’Emile Henry devant le tribunal, prononcée il y a 120 ans jour pour jour lors de son procès, qui devait le mener à la guillotine. Pour en savoir plus sur sa vie et le contexte de la brève période des attentats anarchistes dite de la « propagande par le fait », voir la page wikipedia ou mieux, l’article sur Cairn.infos. »

Emile Henry (1872-1894)

Déclaration d’Émile Henry à son procès – 27 avril 1894

Messieurs les jurés,

Vous connaissez les faits dont je suis accusé : l’explosion de la rue des Bons-Enfants qui a tué cinq personnes et déterminé la mort d’une sixième, l’explosion du café Terminus, qui a tué une personne, déterminé la mort d’une seconde et blessé un certain nombre d’autres, enfin six coups de revolver tirés par moi sur ceux qui me poursuivaient après ce dernier attentat.

Les débats vous ont montré que je me reconnais l’auteur responsable de ces actes.

Ce n’est pas une défense que je veux vous présenter. Je ne cherche en aucune façon à me dérober aux représailles de la société que j’ai attaquée. D’ailleurs je ne relève que d’un seul Tribunal, moi-même ; et le verdict de tout autre m’est indifférent. Je veux simplement vous donner l’explication de mes actes et vous dire comment j’ai été amené à les accomplir.

Je suis anarchiste depuis peu de temps. Ce n’est guère que vers le milieu de l’année 1891 que je me suis lancé dans le mouvement révolutionnaire. Auparavant, j’avais vécu dans des milieux totalement imbus de la morale actuelle. J’avais été habitué à respecter et même à aimer les principes de patrie, de famille, d’autorité et de propriété. Mais les éducateurs de la génération actuelle oublient trop fréquemment une chose, c’est que la vie, avec ses luttes et ses déboires, avec ses injustices et ses iniquités, se charge bien, l’indiscrète, de dessiller les yeux des ignorants et de les ouvrir à la réalité. C’est ce qui m’arriva, comme il arrive à tous. On m’avait dit que cette vie était facile et largement ouverte aux intelligents et aux énergiques, et l’expérience me montra que seuls les cyniques et les rampants peuvent se faire une place au banquet. On m’avait dit que les institutions sociales étaient basées sur la justice et l’égalité, et je ne constatais autour de moi que mensonges et fourberies. Chaque jour m’enlevait une illusion. Partout où j’allais, j’étais témoin des mêmes douleurs chez les uns, des mêmes jouissances chez les autres. Je ne tardais pas à comprendre que les grands mots qu’on m’avait appris à vénérer : honneur, dévouement, devoir, n’étaient qu’un masque voilant les plus honteuses turpitudes. L’usinier qui édifiait une fortune colossale sur le travail de ses ouvriers, qui eux, manquaient de tout, était un monsieur honnête. Le député, le ministre dont les mains étaient toujours ouvertes aux pots-de-vin, étaient dévoués au bien public. L’officier qui expérimentait le fusil nouveau modèle sur des enfants de sept ans avait bien fait son devoir et, en plein Parlement, le président du Conseil lui administrait ses félicitations ! Tout ce que je vis me révolta, et mon esprit s’attacha à la critique de l’organisation sociale. Cette critique a été trop souvent faite pour que je la recommence. Il me suffira de dire que je devins l’ennemi d’une société que je jugeais criminelle.

Un moment attiré par le socialisme, je ne tardai pas à m’éloigner de ce parti. J’avais trop d’amour pour la liberté, trop de respect de l’initiative individuelle, trop de répugnance à l’incorporation pour prendre un numéro dans l’armée matriculée du quatrième Etat.

D’ailleurs je vis qu’au fond le socialisme ne change rien à l’ordre actuel. Il maintient le principe autoritaire, et ce principe, malgré ce qu’en peuvent dire de prétendus libres penseurs, n’est qu’un vieux reste de la foi en une puissance supérieure. Des études scientifiques m’avaient graduellement initié au jeu des forces naturelles. Or j’étais matérialiste et athée ; j’avais compris que l’hypothèse Dieu était écartée par la science moderne, qui n’en avait plus besoin. La morale religieuse et autoritaire, basée sur le faux, devait donc disparaître. Quelle était alors la nouvelle morale en harmonie avec les lois de la nature qui devait régénérer le vieux monde et enfanter une humanité heureuse ?

C’est à ce moment que je fus mis en relation avec quelques compagnons anarchistes, qu’aujourd’hui je considère encore comme les meilleurs que j’ai connu. Le caractère de ces hommes me séduisit tout d’abord. J’appréciais en eux une grande sincérité, une franchise absolue, un mépris profond de tous les préjugés, et je voulus connaître l’idée qui faisait des hommes si différents de tous ceux que j’avais vu jusque-là. Cette idée trouva en mon esprit un terrain tout préparé, par des observations et des réflexions personnelles, à la recevoir. Elle ne fit que préciser ce qu’il y avait encore chez moi de vague et de flottant. Je devins à mon tour anarchiste. Je n’ai pas à développer ici la théorie de l’anarchie. Je ne veux en retenir que le côté révolutionnaire, le côté destructeur et négatif pour lequel je comparais devant vous. En ce moment de lutte aiguë entre la bourgeoisie et ses ennemis, je suis presque tenté de dire avec le Souvarine de Germinal : « Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce qu’ils empêchent la destruction pure et simple et entravent la marche de la révolution. »

Dès qu’une idée est mûre, qu’elle a trouvé sa formule, il faut sans plus tarder en trouver sa réalisation. J’étais convaincu que l’organisation actuelle était mauvaise, j’ai voulu lutter contre elle, afin de hâter sa disparition. J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est laid, où tout est une entrave à l’épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée. J’ai voulu frapper aussi fort et aussi juste que je le pouvais. Passons donc au premier attentat que j’ai commis, à l’explosion de la rue des Bons-Enfants.

J’avais suivi avec attention les évènements de Carmaux. Les premières nouvelles de la grève m’avaient comblé de joie : les mineurs paraissaient disposés à renoncer aux grèves pacifiques et inutiles, où le travailleur confiant attend patiemment que ses quelques francs triomphent des millions des compagnies. Ils semblaient entrés dans une voie de violence qui s’affirma résolument le 15 août 1892. Les bureaux et les bâtiments de la mine furent envahis par une foule lasse de souffrir sans se venger : justice allait être faite de l’ingénieur si haï de ses ouvriers, lorsque des timorés s’interposèrent. Quels étaient ces hommes ? Les mêmes qui font avorter tout les mouvements révolutionnaires, parce qu’ils craignent qu’une fois lancé le peuple n’obéisse plus à leurs voix, ceux qui poussent des milliers d’hommes à endurer des privations pendant des mois entiers, afin de battre la grosse caisse sur leurs souffrances et se créer une popularité qui leur permettra de décrocher un mandat – je veux dire les chefs socialistes- ces hommes, en effet, prirent la tête du mouvement gréviste. On vit tout à coup s’abattre sur le pays une nuée de messieurs beaux parleurs, qui se mirent à la disposition entière de la grève, organisèrent des souscriptions, firent des conférences, adressèrent des appels de fonds de tous les côtés. Les mineurs déposèrent toute initiative entre leurs mains. Ce qui arriva, on le sait. La grève s’éternisa, les mineurs firent une plus intime connaissance avec la faim, leur compagne habituelle ; ils mangèrent le petit fonds de réserve de leur syndicat et celui des autres corporations qui leur vinrent en aide, puis au bout de deux mois, l’oreille basse, ils retournèrent à leur fosse, plus misérables qu’auparavant. Il eût été si simple, dès le début, d’attaquer la compagnie dans son seul endroit sensible, l’argent ; de brûler le stock de charbon, de briser les machines d’extraction, de démolir les pompes d’épuisement. Certes, la compagnie eût capitulé bien vite. Mais les grands pontifes du socialisme n’admettent pas ces procédés là, qui sont des procédés anarchistes. A ce jeu il y a de la prison à risquer, et, qui sait, peut-être une de ces balles qui firent merveille à Fourmies. On y gagne aucun siège municipal ou législatif. Bref, l’ordre un instant troublé régna de nouveau à Carmaux. La compagnie, plus puissante que jamais, continua son exploitation et messieurs les actionnaires se félicitèrent de l’heureuse issue de la grève. Allons, les dividendes seraient encore bons à toucher.

C’est alors que je me suis décidé à mêler, à ce concert d’heureux accents une voix que les bourgeois avaient déjà entendue, mais qu’ils croyaient morte avec Ravachol : celle de la dynamite. J’ai voulu montrer à la bourgeoisie que désormais il n’y aurait plus pour elle de joies complètes, que ses triomphes insolents seraient troublés, que son veau d’or tremblerait violemment sur son piédestal, jusqu’à la secousse définitive qui le jetterait bas dans la frange et le sang. En même temps j’ai voulu faire comprendre aux mineurs qu’il n’y a qu’une seule catégorie d’hommes, les anarchistes, qui ressentent sincèrement leurs souffrances et qui sont prêts à les venger. Ces hommes-là ne siègent pas au Parlement, comme messieurs Guesde et consorts, mais ils marchent à la guillotine. Je préparais donc une marmite. Un moment, l’accusation que l’on avait lancée à Ravachol me revint en mémoire. Et les victimes innocentes ? Mais je résolus bien vite la question. La maison où se trouvaient les bureaux de la compagnie de Carmaux n’était habitée que par des bourgeois. Il n’y aurait donc pas de victimes innocentes. La bourgeoisie, tout entière, vit de l’exploitation des malheureux, elle doit toute entière expier ses crimes. Aussi, c’est avec la certitude absolue de la légitimité de mon acte que je déposai la marmite devant la porte des bureaux de la société. J’ai expliqué, au cours des débats, comment j’espérais, au cas où mon engin serait découvert avant son explosion, qu’il éclaterait au commissariat de police, atteignant toujours ainsi mes ennemis. Voilà donc les mobiles qui m’ont fait commettre le premier attentat que l’on me reproche.

Passons au second, celui du café Terminus. J’étais venu à Paris lors de l’affaire Vaillant. J’avais assisté à la répression formidable qui suivit l’attentat du Palais-Bourbon. Je fus témoin des mesures draconiennes prises par le gouvernement contre les anarchistes. De tous côtés on espionnait, on perquisitionnait, on arrêtait. Au hasard des rafles, une foule d’individus était arrachée à leur famille et jetée en prison. Que devenaient les femmes et les enfants de ces camarades pendant leur incarcération ? Nul ne s’en occupait. L’anarchiste n’était plus un homme, c’était une bête fauve que l’on traquait de toutes parts et dont toute la presse bourgeoise, esclave vile de la force, demandait sur tous les tons l’extermination. En même temps, les journaux et les brochures libertaires étaient saisis, le droit de réunion était prohibé. Mieux que cela : lorsqu’on voulait se débarrasser complètement d’un compagnon, un mouchard déposait le soir dans sa chambre un paquet contenant du tanin, disait-il, et le lendemain une perquisition avait lieu, d’après un ordre daté de l’avant-veille. On trouvait une boîte pleine de poudres suspectes, le camarade passait en jugement et récoltait 3 ans de prison. Demandez donc si cela n’est pas vrai au misérable indicateur qui s’introduisit chez le compagnon Mérigeault ? Mais tous ces procédés étaient bons. Ils frappaient un ennemi dont on avait eu peur, et ceux qui avaient tremblé voulaient se montrer courageux. Comme couronnement à cette croisade contre les hérétiques, n’entendit-on pas M. Raynal, ministre de l’Intérieur, déclarer à la tribune de la Chambre que les mesures prises par le gouvernement avaient eu un bon résultat, qu’elles avaient jeté la terreur dans le camp anarchiste. Ce n’était pas encore assez. On avait condamné à mort un homme qui n’avait tué personne, il fallait paraître courageux jusqu’au bout : on le guillotine un beau matin. Mais, messieurs les bourgeois, vous aviez un peu trop compté sans votre hôte. Vous aviez arrêté des centaines d’individus, vous aviez violé bien des domiciles ; mais il y avait encore hors de vos prisons des hommes que vous ignoriez, qui, dans l’ombre, assistaient à votre chasse à l’anarchiste et qui n’attendaient que le bon moment pour, à leur tour, chasser les chasseurs. Les paroles de M. Raynal étaient un défi jeté aux anarchistes. Le gant a été relevé. La bombe du café Terminus est la réponse à toutes vos violations de la liberté, à vos arrestations, à vos perquisitions, à vos lois sur la presse, à vos expulsions en masse d’étrangers, à vos guillotinades. Mais pourquoi, direz-vous, aller s’attaquer à des consommateurs paisibles, qui écoutent de la musique et qui, peut-être, ne sont ni magistrats, ni députés, ni fonctionnaires ? Pourquoi ? C’est bien simple. La bourgeoisie n’a fait qu’un bloc des anarchistes. Un seul homme, Vaillant, avait lancé une bombe ; les neuf dixièmes des compagnons ne le connaissaient même pas. Cela n’y fit rien. On persécuta en masse. Tout ce qui avait quelque relation anarchiste fut traqué. Eh bien ! Puisque vous rendez ainsi tout un parti responsable des actes d’un seul homme, et que vous frappez en bloc, nous aussi, nous frappons en bloc. Devons-nous seulement nous attaquer aux députés qui font les lois contre nous, aux magistrats qui appliquent ces lois, aux policiers qui nous arrêtent ? Je ne pense pas. Tous les hommes ne sont que des instruments n’agissant pas en leur propre nom, leurs fonctions ont été instituées par la bourgeoisie pour sa défense ; ils ne sont pas plus coupables que les autres. Les bons bourgeois qui, sans être revêtus d’aucunes fonctions, touchent cependant les coupons de leurs obligations, qui vivent oisifs des bénéfices produits par le travail des ouvriers, ceux-là aussi doivent avoir leur part de représailles. Et non seulement eux, mais encore tous ceux qui sont satisfaits de l’ordre actuel, qui applaudissent aux actes du gouvernement et se font ses complices, ces employés à 300 et à 500 francs par mois qui haïssent le peuple plus encore que le gros bourgeois, cette masse bête et prétentieuse qui se range toujours du côté du plus fort, clientèle ordinaire du Terminus et autres grands cafés. Voilà pourquoi j’ai frappé dans le tas, sans choisir mes victimes. Il faut que la bourgeoisie comprenne que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances ; ils montrent les dents et frappent d’autant plus brutalement qu’on a été brutal avec eux. Ce n’est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et Fourmies de traiter les autres d’assassins. Ils n’épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu’ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes innocentes que ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d’anémie, parce que le pain est rare à la maison ; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s’épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer ; ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l’hôpital quand leurs forces sont exténuées ? Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes.

Certes, je ne m’illusionne pas. Je sais que mes actes ne seront pas encore bien compris des foules insuffisamment préparées. Même parmi les ouvriers, pour lesquels j’ai lutté, beaucoup, égarés par vos journaux, me croient leur ennemi. Mais cela m’importe peu. Je ne me soucie du jugement de personne. Je n’ignore pas non plus qu’il existe des individus se disant Anarchistes qui s’empressent de réprouver toute solidarité avec les propagandistes par le fait. Ils essayent d’établir une distinction subtile entre les théoriciens et les terroristes. Trop lâches pour risquer leur vie, ils renient ceux qui agissent. Mais l’influence qu’ils prétendent avoir sur le mouvement révolutionnaire est nulle. Aujourd’hui, le champ est à l’action, sans faiblesse, et sans reculade. Alexandre Herzen, le révolutionnaire russe, l’a dit : « De deux choses l’une, ou justicier et marcher en avant ou gracier et trébucher à moitié route. » Nous ne voulons ni gracier ni trébucher, et nous marcherons toujours en avant jusqu’à ce que la révolution, but de nos efforts, vienne enfin couronner notre œuvre en faisant le monde libre. Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclarée à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié. Nous donnons la mort, nous saurons la subir. Aussi, c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. Je sais que ma tête n’est pas la dernière que vous couperez ; d’autres tomberont encore, car les meurt-de-faim commencent à connaître le chemin de vos grands cafés et de vos grands restaurants Terminus et Foyot. Vous ajouterez d’autres noms à la liste sanglante de nos morts. Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, garroté à Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. Ses racines sont trop profondes ; elle est née au sein d’une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l’ordre établi. Elle représente les aspirations qui viennent battre en brèche l’autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer.

Voilà, messieurs les jurés, ce que j’avais à vous dire. Vous allez maintenant entendre mon avocat. Vos lois imposant à tout accusé un défenseur, ma famille a choisi Me Hornbostel. Mais ce qu’il pourra dire n’infirme en rien ce que j’ai dit. Mes déclarations sont l’expression exacte de ma pensée. Je m’y tiens intégralement.

Émile Henry

Déclaration intégrale, lue sur Non fides