Mouvement des « gouttes d’eau » au Ministère de l’Exploitation Salariale

Au ministère du Travail, des millions d’e-mails et un gros malaise

Depuis une semaine, des milliers de fonctionnaires ont transformé la messagerie du ministère en un forum incontrôlable et prennent à parti la hiérarchie.

Ils l’appellent le « mouvement des gouttes d’eau ». « Ils », ce sont pour la plupart des agents du ministère du Travail, des employés, des inspecteurs. Des gouttes d’eau dans la machine administrative, qui ont fini par former un océan de messages. A l’origine de cette marée, il y a une simple erreur de manip’.

L’affaire commence le 12 décembre 2011. Un e-mail syndical est envoyé à 15 000 personnes, assorti de la possibilité de « répondre à tous ».

Une possibilité exploitée : quelques heures plus tard, les serveurs croulent sous la charge des 3 millions d’e-mails à traiter chaque heure.

Leur contenu ? Quelques revendications et discussions animées, beaucoup de « bonjour à tous », des « bonnes fêtes »… On pouvait même y trouver la recette de la dinde aux marrons et une annonce de vente de voiture.

Trois jours plus tard, les retards dans la délivrance des e-mails atteignent vingt minutes. Joël Blondel, le DRH (ou plutôt, le Dagemo) rappelle aux fonctionnaires qu’ils sont priés « de ne pas émettre d’opinions personnelles étrangères à leurs activités professionnelles ».

Cet éphémère emballement de la machine aura révélé deux choses :

  • « une grande envie des agents de communiquer entre eux » selon Rémi Bellois, inspecteur et représentant CGT ;
  • le fait qu’il est plutôt facile de perturber le fonctionnement d’un système, sans cortège ni banderoles.

Une nouvelle vague après le suicide d’un agent

Le deuxième acte se joue depuis le 31 mars. La mécanique est la même, mais l’ambiance a changé. Le suicide de Romain Lecoustre, en janvier, est toujours dans les esprit – c’est le deuxième en neuf mois, après celui de Luc Béal-Raynaldi en mai 2011. Tous deux se disaient désespérés par l’absence de sens donné à leur travail.

Un e-mail de l’intersyndicale à ce sujet, envoyé cette fois à « seulement » 8 000 agents, donne lieu à une myriade de messages de solidarité. Tous en « répondre à tous », évidemment. Et désormais, Xavier Bertrand et le directeur général Jean-Denis Combrexelle ont l’honneur de figurer en copie.

Rapidement, d’autres messages, plus personnels, affluent. Ce sont des récits de souffrance du quotidien, des cris d’alarme ou de désespoir. La messagerie devient le déversoir des peines et un lieu de manifestation virtuelle. Une manif’ anarchique, sans slogans, mais avec un mot d’ordre commun : faire connaître aux directions le mal-être dans chaque unité territoriale.

Les syndicats s’avouent un peu dépassés par l’ampleur du phénomène. « Il y a eu un effet boule de neige, mais ça a libéré la parole », constate Céline Dugué, déléguée CFDT Aquitaine, qui ajoute qu’ « avant ça, il existait peu de moyens de communication entre agents ».

La direction n’exclut pas des sanctions

Mercredi soir, la direction semblait avoir trouvé une solution radicale : les envois collectifs ont été filtrés. Jeudi et vendredi pourtant, les envois ont continue par centaines. Joël Blondel a confirmé à demi-mot que des mesures dans ce sens avaient été prises « afin de limiter les envois massifs, et pour ne pas répandre un usage non professionnel de la messagerie ».

Interrogé sur des sanctions éventuelles envers ceux qui ont initié ce mouvement, il explique que « pour l’instant aucune décision n’a été prise, mais rien n’est à exclure, et ça peut aller très vite ».

Extraits des e-mails échangés

  • « Il n’y a même plus de mots suffisamment forts pour qualifier le comportement du ministre et du directeur général du Travail. Au “ministère du marche ou crève”, la hiérarchie fuit ! Ni responsables, ni coupables ! »
  • « Pour avoir été touchée de très prés par le suicide de Romain, c’est le silence de l’administration qui l’a épuisé jusqu’à ce qu’il en meurt. Garder le silence face à ça n’est pas à mon sens leurs témoigner notre respect, loin de là. »
  • « En attendant, vous cassez les pieds. De plus, vous saturez pour ne pas dire polluez les boites aux lettres. Stop à ce genre de pourriel. »
  • « NON au TRAVAIL qui TUE ! NON au SILENCE ! »
  • « Et oui, l’Etat nous pousse tous à bout. Suicidons-nous, son boulot n’en sera que plus vite exécuté ! C’est bien pour cela qu’ils ne vont pas, en plus, indemniser nos familles en reconnaissant ces suicides en tant qu’accidents du travail ! L’Etat a coutume de donner d’une main, reprendre de l’autre et non l’inverse, et ne va pas non plus se serrer la ceinture ! Le pays des Bisounours n’existe pas, même plus à la télé ! Les générations à venir sont à plaindre… Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut baisser les bras ! »
  • « Je fais un acte de soutien en retransférant ce mail et désolée pour ceux qui se sentent pollués ! »
  • « Je soutiens cette façon de communiquer. De toute façon, dans notre ministère, il n’y a plus que celui-là »
  • « Je suis avec toutes les gouttes d’eau qui grondent… »
  • « Bonjour à toutes et à tous. Et voici la goutte d’eau d’un contrôleur qui a l’impression de perdre pied ! Bon après-midi. PS : Il faudrait trouver un moyen de coordonner nos actions de protestation (journée nationale de fermeture des services par exemple). »

Rue 89, Nicolas Combalbert, 7 avril 2012