A bas l’école de Jules Ferry

L’école de Jules Ferry, un mythe qui a la vie dure !

Candidat, François Hollande avait axé sa campagne sur les questions d’éducation. Président, il place sa cérémonie d’investiture sous la figure et l’héritage de Jules Ferry avec un hommage à la statue du ministre aux Tuileries. Ce choix est un signal inquiétant.  D’abord parce que Jules Ferry est l’homme de la colonisation (« Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser […] Il faut non pas les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d’une race supérieure qui conquiert » (Discours à la jeunesse, mars 1884). Quant à « son » école, construite sur les décombres de la Commune de Paris, si elle fut bien une école « pour » le peuple, elle ne fut jamais l’école « du » peuple : « Il est nécessaire que le riche paye l’enseignement du pauvre, et c’est par là que la propriété se légitime » affirme celui qui entendait surtout, grâce à ses lois scolaires, « clore l’ère des révolutions ».Nous profitons donc de l’occasion pour faire circuler le chapitre « Un mythe qui a la vie dure : l’école de Jules Ferry selon Foucambert », extrait de l’ouvrage Pédagogie et Révolution (Grégory Chambat, éditions Libertalia, 2011, 203 p., 14 € – vente en librairie et en ligne :http://www.cnt-f.org/nautreecole/?Pedagogie-et-revolution-Gregory)

Un mythe qui a la vie dure : l’école de Ferry selon Foucambert

Du haut de la tribune de l’Assemblée, défendant son projet d’école « publique, laïque, gratuite et obligatoire »,Jules Ferry ne cache nullement son ambition de « mettre fin à l’ère des révolutions ». Ne plus revivre le cauchemar de la Commune, doter le pays d’une école adaptée aux besoins croissants de l’industrie, assurer la paix civile : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. […] Si cet état de chose se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 28 mai 1871. »

Cent ans plus tard, au printemps 2003, des enseignants « en lutte » se revendiquaient de ce même Ferry contre son homonyme et lointain successeur… et nul ne s’en étonnait, ne s’en révoltait… si ce n’est Jean Foucambert, l’inlassable animateur de l’Association française pour la lecture. Cet aveuglement de ceux qui auraient dû constater – et contester – les limites de l’école de Jules Ferry a sans aucun doute pesé sur le projet de réédition d’une oeuvre initialement publiée au milieu des années 1980.

Les victoires de Jules Ferry

Sans nul doute, L’École de Jules Ferry, un mythe qui a la vie dure n’a perdu ni de sa pertinence ni de son actualité : « Comprendre comment fonctionnait l’école de Jules Ferry, c’est se donner le moyen, tout à la fois, de lutter contre la nostalgie ambiante et d’éviter les fausses solutions qui ne font que la renforcer. » Car, pour Foucambert, bien qu’enterrée par le collège « pour tous », l’école de Ferry a finalement tenu son pari : « Instruire en détournant contre lui l’instruction que le peuple revendiquait pour son émancipation. » Depuis la première édition, le combat pour l’égalité n’a cessé de reculer au profit de « l’égalité des chances ». Une défaite pour tous ceux qui s’étonnaient, à la suite de Robespierre, que les opprimés remettent aux oppresseurs le soin de les éduquer, « comme si un homme d’affaires était chargé d’apprendre l’arithmétique à ceux qui doivent vérifier ses comptes… » Balayées les Bourses du travail, l’Éducation nouvelle, Freinet et son éducation prolétarienne… Balayées, ou plus exactement intégrées, digérées par ceux qu’ils voulaient combattre, conséquence du sacrifice de la dimension politique, révolutionnaire, de leur pédagogie – « l’innovation » a remplacé l’émancipation.

Pourtant ce livre n’est pas, au final, le récit d’une débâcle. « Leur » victoire n’est que partielle, fragile, car « les modalités pédagogiques les plus quotidiennes participent au maintien ou à la mise en question des rapports sociaux » que nos pratiques basculent de l’un à l’autre et tout redevient possible.

Pédagogie de la nostalgie

« En moins d’un siècle, près de cinquante milliards de journées semblables ont été vécues par les enfants de France, quelle que soit leur province et, mis à part les 10 à 15 % issus des milieux les plus aisés, leur situation de naissance. » La force du modèle de l’école de Ferry, c’est son hégémonie, sa capacité à faire intégrer des valeurs historiquement et socialement marquées. « Nous en sommes tous, collectivement et individuellement, les héritiers, les bénéficiaires ou les victimes et sans doute les trois à la fois. Mais, au-delà de cet héritage, l’école de Jules Ferry modèle le futur en enfermant la réflexion éducative dans l’illusion d’un monde clos et protégé où tout effort, par-delà les inégalités sociales, devrait porter également ses fruits, où le respect mutuel abolirait l’injustice, où le sérieux ouvrirait à chacun les perspectives d’un bonheur qui se mérite. »

Dès sa création, l’école de Jules Ferry est une école de la nostalgie (d’une société rurale, ordonnée, sécurisante…) dans un monde rendu inhumain par la brutalité des nouveaux rapports sociaux. Pourtant, cette école « immuable », « éternelle », a bien une histoire. Celle-ci s’achève entre 1965 et 1970 avec la fin du « certif » et l’entrée de tous les élèves en sixième. Commence alors l’ère du mythe…

La « communale » contre la Commune

L’histoire que nous raconte Foucambert n’est pas inscrite dans nos manuels scolaires, ou alors en creux. C’est l’histoire d’une bourgeoisie industrielle en plein essor, entravée par le conservatisme de sa grande soeur terrienne et menacée par le bouillonnement du prolétariat naissant. Pour former une main-d’oeuvre issue des campagnes, mais plus encore pour « convaincre de la légitimité de ce nouveau projet économique et social », la diffusion d’une instruction générale est une nécessité. Afin d’asseoir un pouvoir menacé, cette classe doit établir un nouveau contrat social, créer une communauté nationale capable de masquer les contradictions sociales.

Nier la division en classes de la société, plaider pour l’élévation individuelle par la réussite scolaire, tel est le moyen de préserver l’équilibre social, au prix d’une toute relative porosité entre les classes. Citant Gramsci, Foucambert rappelle toute l’innovation de ce choix : « La bourgeoisie, grâce à l’école, manifestera cette volonté de conformer, c’est-à-dire de susciter chez les classes dominées un désir de conformité et une illusion de ressemblance qui, en détruisant leur espace d’autonomie culturelle, puissent les enchaîner à la pérennité de l’ordre social. » L’école de Ferry vient d’inventer l’escroquerie de l’égalité des chances : donner à chacun les « chances » égales d’accéder aux échelons les plus élevés d’une société inégalitaire « et non aider les classes dominées à développer les savoirs qui transformeraient la nature inégalitaire du système ». Cynique tour de passe-passe que Ferry résume ainsi : « C’est l’absence d’éducation chez le prolétaire qui crée le sentiment et la réalité de l’inégalité. »

Quels savoirs enseigner ?

« Comment transvaser davantage de savoirs sans partager pour autant le pouvoir ? », c’est ainsi que Foucambert décrypte le dilemme de l’école de Ferry. Une évidence s’impose alors : « Ce qui est essentiel, ce n’est ni la manière dont les savoirs se transmettent, ni la quantité de savoirs existants que les dominés pourraient s’approprier, mais les conditions dans lesquelles des savoirs nouveaux vont être produits, au plan individuel comme au plan social. […] En quoi une école associe-t-elle tous les individus, à l’occasion de la construction de leurs propres savoirs, à un processus d’élaboration de savoirs nouveaux. Le problème fondamental n’est pas l’accès au savoir mais l’accès à la production du savoir. […] C’est en cela que toutes les conceptions fondées sur l’élitisme dans une perspective pédagogique de transmission des savoirs sont par essence conservatrices. »

Et c’est sur ce précepte que Ferry va bâtir son école. Il ne s’agit nullement de faire « mieux » (Foucambert rappelle qu’en 1860, 87 % des ouvriers parisiens savaient déjà lire et écrire), mais de faire « autrement » afin de s’assurer le contrôle des processus de transmission et de production du savoir. La première victime de cette « standardisation » fut l’enseignement mutuel adopté par le mouvement ouvrier . Un investissement incontournable, puisqu’il en va de la sauvegarde de l’ordre économique : « Il est nécessaire que le riche paye l’enseignement du pauvre, et c’est par là que la propriété se légitime », selon Jules Ferry. Tout l’enjeu et toutes les limites de cette école se réduisent donc à sa volonté de « transmettre un savoir qui puisse se réinvestir dans l’économique mais pas dans le politique ».

La question pédagogique

Au coeur du dispositif, les croisés de l’instruction, les instituteurs, dont le parcours individuel illustre et garantit l’attachement aux valeurs de promotion par l’effort. Ce modèle qu’ils vont promouvoir, parfois bien malgré eux, cimente l’ensemble du système. « La promotion collective va se transformer en course à la réussite individuelle » : l’école n’est pas un projet collectif et politique mais un service aux individus permettant de s’élever dans un système inégalitaire. Si le mérite doit faire accéder aux hautes sphères, il est important que cette hiérarchie se manifeste et s’intègre dès l’école : les rangs, les examens. « L’école se voudra libératrice dans la mesure où elle permettra à un plus grand nombre de dominés de rejoindre le camp des dominants. » Pour ce faire, elle devra transmettre les savoirs permettant d’être reconnu par le système (et non faire acquérir les savoirs pour le transformer). Principe à fort pouvoir reproducteur qui favorise inévitablement ceux qui, par leur milieu, leur culture, sont les plus proches des valeurs de ce système. Quant aux autres, il ne leur restera justement comme système de référence que celui qui leur a été inculqué par l’école… Tout l’édifice repose sur les incontournables piliers pédagogiques : discipline, « par coeur », mérite, élitisme, « faire-semblant », synthétisme. Une pédagogie patiemment façonnée pour répondre au projet social et politique initial.

Résistances

S’il est une leçon à retenir de cette histoire de l’école de Jules Ferry, c’est bien que « le choix n’est pas entre une école sans pédagogie et une école avec ». Le combat pour une éducation « visant à détruire la domination d’une classe sur une autre » passe donc inévitablement par un combat pédagogique. Combat ambigu, comme l’est cette école que « les dominés ont transformée comme elle les a transformés ». « L’école de Jules Ferry a cessé d’exister en tant qu’institution cohérente au cours des années 1960. Mais elle n’a pas été remplacée. Elle se survit dans l’attente d’un nouveau projet cohérent. » La perspective affichée – et quasiment réalisée – de 80 % de bacheliers repose la question de la transmission du savoir sans modifier l’accès à son processus de production. Dans des conditions sociales nouvelles, il n’est pas imaginable de reprendre les recettes d’hier. D’autant que les ressources dont dispose le système sont nombreuses. Du modèle dévoyé et totalitaire d’une société sans école esquissé par Illich* (télé-enseignement), à l’exacerbation de la compétition entre individus (gestion libérale de l’école avec les chèques éducation ou encore modèle japonais de soutien individuel à outrance dès la maternelle), les redoutables alternatives au défunt système de Ferry ne manquent pas. Autant de perspectives où le rêve d’une école au service de tous ne sera plus qu’un lointain souvenir, à moins que, conclut avec optimisme Foucambert, « l’école [ne] se [conçoive] dans un projet politique de transformation sociale et s’intéresse vivement à la pédagogie ».

Indymedia Paris-IDF, 13 mai 2012