Notes d’un naturaliste amateur : le cochon et le sanglier
Entre le cochon et le sanglier, il y a la différence, notamment, de l’état domestique à l’état sauvage.
Le cochon est un produit cultivé tandis que le sanglier pousse tout seul. Le cochon ne s’écarte guère de sa mangeoire, où il est assuré de trouver force bonnes épluchures, et le sanglier quête à travers les grands bois illuminés des couleurs automnales, car il est lyrique, les glands savoureux, les racines fraîches et les amanites sanglières qui sont, comme leur nom l’indique, un champignon réservé à son usage.
Le cochon a de la graisse, le sanglier du muscle. La peau du cochon est épaisse mais sensible; et celle du sanglier, hérissée de crins poussiéreux, certes, mais fort nobles, résiste à des horions extrêmement sévères, voire acérés si l’on ose dire.
Naturellement, le cochon mène une vie plus tranquille, dort sous un toit qui fuit le moins possible – car c’est un animal qui se vend régulièrement et une des nécessités du commerce est de présenter un produit de qualité constante, quasi normalisée – se lave parfois – il est moins sale qu’on veut le dire – et préside, lorsqu’il est vraiment devenu un très gros cochon, à des cérémonies païennes dénommées concours agricoles à l’issue desquelles après l’avoir embrassé, cajolé, décoré de la Légion d’honneur et proclamé très gros et très grand, on l’immole d’un tranchelard perfide et on te vous le débite au cours du jour.
Le sanglier finit parfois aussi misérablement sur un étal ; mais jusqu’à son heure ultime il résiste ; et il a souvent la joie posthume de se voir exposé, intact, avec tous ses poils, chez Chatriot ou en quelque autre lieu de luxe ; car le sanglier ne quitte guère l’empyrée. Jusqu’à son dernier jour, il lui reste la possibilité de se suicider en se lançant contre une automobile sur quelque autostrade et, si le coeur lui dit, il peut même choisir pour lieu de cette expérience un pont qui corsera son action sublime d’une belle noyade.
Enfin, le sanglier a une bonne réputation d’ours, c’est étrange mais c’est ainsi, et figure avantageusement au blason d’illustres familles, quand son reflet rose, le cochon, n’a guère le loisir que de décorer de son effigie la vitrine d’un charcutier aussi gras que lui-même.
Boris Vian, Textes et chansons