Archives de catégorie : Éducation populaire

Le Monde Libertaire n°1691 (du 13 au 19 Décembre 2012)

NdPN : le Monde Libertaire, l’hebdo 24 pages de la Fédération Anarchiste, sort aujourd’hui en kiosques, comme chaque jeudi. Vous pouvez aussi vous le procurer à prix libre en nous écrivant. Un exemplaire sera laissé en libre consultation au Biblio-café de Poitiers (rue de la Cathédrale). Comme d’hab, trois articles sont déjà consultables en ligne sur le site du Monde Libertaire (voir liens web ci-dessous dans le sommaire). Bonne lecture !

Pavillon Noir

Le Monde Libertaire n°1691 du 13 au 19 Décembre 2012

«La vie prime l’économie. La liberté du vivant révoque les libertés du commerce. C’est sur ce terrain-là que, désormais, le combat est engagé.» – Raoul Vaneigem

Sommaire

Actualité

Réquisition chez les riches prélats, par E. Vanhecke, page 3

Un ouvrier de PSA témoigne, par S. Larios, page 4

L’État veut en finir avec NDDL, par J.-P. Anselme, page 5

Calme plat dans les centrales syndicales, par J.-P. Germain, page 6

Communiqué sur les luttes à NDDL, page 7

La Chronique néphrétique, de Rodkol, page 8

Mauvaises nouvelles des fronts, par H. Lenoir, page 9

Classe «public » contre classe « privé », par N. Potkine, page 10

La police en souffrance, par R. Pino, page 11

Arguments

Les moralistes devraient avoir honte, par O. Tarda, page 12

Sport et soins aux malades du VIH, par P. Schindler, page 14

International

Palestine, Israël, c’est bloqué, par P. Sommermeyer, page 15

Nouvelles félonies anti-pauvres en Grèce, page 16

Expressions

Vérité une et indivisible, par M. Silberstein, page 17

Une expo de révoltés, par G. Bounoure, page 19

La dernière chronique de Heike Hurst, page 21

Mouvement

Solidarité avec les Cubains, page 22

La radio sans dieu ni maître, page 22

Ce soir, on sort, page 23

Illustrations
Aurelio, Jhano, Kalem, Krokaga, Nemo, Valère

Editorial

Ils sont bien loin «moi président, je vais raser gratis» et les titatas creux et flamboyants des promesses électorales. Les socialos se débandent sec devant le pouvoir de l’argent et des entreprises multinationales ou pas. Énième exemple de la lâcheté gouvernementale, la récente reculade quant à la nationalisation d’Arcelor Florange un instant évoquée par le ministre Montebourg.
S’il ne s’était agi de centaines d’ouvriers cocufiés, cet intermède aurait pu relever du plus haut comique: une Parisot glapissant après les rouges comme un goret qu’on échaude, un Montebourg humilié par son Premier ministre obligé de manger son chapeau, un Hollande le retenant in extremis par la manche, l’enfumage dédaigneux et total de Lakshmi Mittal, la «haute trahison» d’un gouvernement paniqué qui – dixit le courageux syndicaliste Édouard Martin – a «menti tout au long des discussions». Tout ça pour finalement entériner la mort programmée du site de Florange pourtant viable sans grands efforts. Les gouvernements successifs se sont empressés de voler au secours des banques, mais sont impuissants à sauver une usine.
Pourquoi tant de frilosité ? Les États-uniens ont bien nationalisé Chrysler, General Motors. Face à ce galimatias, trois conclusions s’imposent: d’abord, la «gauche» et les syndicats n’ont pas encore compris (Alzheimer?) que vouloir moraliser le capitalisme c’est comme se payer une plus grande ceinture pour soigner son obésité, que les patrons sont des fauves. Des fauves qu’il faut mater ou se laisser bouffer. Encore un fauve ne dévore-t-il que quand il a faim, les industriels et leurs actionnaires, eux, sont d’éternels boulimiques. Puis, pourquoi céder ainsi aux chantages des patrons et de leurs actionnaires?
Tout simplement parce que, comme Gallois, la bourgeoisie au pouvoir pense que le privé est plus efficace que le public. Elle répugne pour cette raison aux Scop et aux nationalisations. Elle préfère négocier piteusement avec les entreprises. Ce sont les limites infranchissables du réformisme et l’impuissance organique de la démocratie représentative à lutter efficacement contre les inégalités.
Enfin, la solution à ce gâchis, les anarchistes s’époumonent à la proposer depuis plus d’un siècle: lutte des classes, révolution (ça va être dur avec la technologie des surveillances), grève générale. Mise en place d’une économie autogestionnaire coordonnée fédéralement. En abandonnant la loi de la jungle des marchés et de ce fait tout égoïsme, tout esprit de concurrence, de réussite individuelle. En cessant d’analyser l’Humain en termes financiers, d’adorer le dieu profit et la déesse gestion pour les flanquer une bonne fois pour toutes aux latrines de l’Histoire.

[Village-Monde] Des nouvelles du rapport profit-salaires

Des salariés plus productifs, mais moins payés

Voilà une information qui devrait déplaire aux tenants de la « compétitivité » : entre 1999 et 2011, la productivité des salariés dans le monde a progressé trois fois plus vite que les salaires moyens. « Pour le dire simplement, davantage du gâteau national est allé aux profits, et moins aux salariés », résume l’Organisation internationale du travail (OIT), suite à la publication de son rapport mondial sur les salaires, ce 7 décembre.

« La part des salariés dans le revenu national s’est rétrécie dans la plupart des pays, provoquant un mécontentement populaire et augmentant le risque de troubles sociaux », souligne l’OIT. Dans les économies développées, la part de la rétribution du travail est passée de 75% du revenu national, à 65%. A l’échelle de la France, cela signifie qu’aujourd’hui environ 200 milliards d’euros [1] ont été transférés de la rémunération du travail vers la rémunération du capital et les marchés financiers. En trente ans, la part des dividendes dans les revenus distribués a été multipliée par trois , passant de 4% à 13%. Vous avez dit compétitivité ?

Pire : désormais, au prétexte de l’austérité, les salaires au sein des économies développées commencent à baisser. En Grèce, le revenu minimum a ainsi été amputé de 22%. Résultat : « Les travailleurs pauvres représentent plus de 7% de l’ensemble des travailleurs aux États-Unis et 8% en Europe », ajoute l’OIT. Au sein des pays émergents, si les salaires continuent de croître, ils subissent la même pression de la part de la finance. « Même en Chine, où les salaires ont triplé au cours de la décennie écoulée, la part du revenu national qui revient aux salariés a baissé », pointe l’organisation. Les disparités entre salariés restent très fortes : un ouvrier grec du secteur manufacturier (13 dollars de l’heure) gagne dix fois plus que son homologue philippin (1,40 dollar), mais presque trois fois moins que son camarade danois (35 dollars).

Notes

[1] 10% du revenu national brut de 2011.

Ivan du Roy, Bastamag, 10 décembre 2012

[Les nôtres] Salut à toi Heike !

NdPN : C’est avec tristesse qu’on a appris la mort de la cinéphile à la tignasse rouge, Heike… emportée par son petit « alien » de cancer, comme elle aimait à l’appeler. Elle sera enterrée demain à Paris. Heike Hurst était une super chroniqueuse cinéma au Monde Libertaire et animatrice radio sur Radio libertaire sur le même thème. Voir ses contributions ici. Elle a aussi participé à de nombreuses revues en France et encore plus en Allemagne. Merci à elle de nous avoir fait découvrir tous ces films – qu’on aurait jamais vus sans elle !

Adieu à Heike Hurst

On savait Heike Hurst, critique et amie, gravement malade. Le mercredi 28 novembre, d’une voix fatiguée, elle animait son émission hebdomadaire sur Radio Libertaire, Le manège. Elle y recevait, sa fille Annick Hurst et Annick Redolfi, respectivement monteuse et réalisatrice du Dernier choix, un documentaire consacré à l’euthanasie, diffusé sur France 5 ce mardi 4 décembre.

Ce sera son dernier tour de manège, le lendemain, elle entrait à l’hôpital. Son alien, comme elle disait de son cancer, a eu raison d’elle le vendredi matin. Elle est partie, entourée des siens. Jusqu’au bout elle a tenu à demeurer fidèle à cette passion qui l’animait, voir des films, en parler, écrire, partager.

Née à Gotha en 1938, Heike, parallèlement à son métier de professeur d’allemand, exerça celui de critique à Jeune cinéma, au Monde libertaire, une fois à Bref (n°47, à propos des courts métrages allemands), et dans bon nombre de publications d’outre-Rhin où elle rendait compte de ses trouvailles festivalières. Le Cinéma du réel, Cannes, La Rochelle, Locarno, Venise… Sa soif de découverte n’a jamais faibli. Elle aimait discuter, faire des petits cadeaux comme sortir de son sac une photo qu’elle avait prise de vous lors d’une précédente manifestation. Elle avait tout vu, elle bénéficiait en outre d’une mémoire insolente et pouvait évoquer avec un naturel déconcertant les films inédits en France de tel réalisateur iranien ou turc sans soupçonner un instant que nous n’en ayons jamais entendu parler.

On la repérait de loin avec sa chevelure flamboyante, elle aimait les vêtements colorés, elle avait un sourire malicieux, on riait beaucoup ensemble.

Je sais que je vais mettre un moment à admettre, en apercevant des cheveux orange vif dans la foule d’un festival, qu’ils ne pourront plus jamais signifier la promesse d’une nouvelle discussion avec Heike.

Heike Hurst sera incinérée au cimetière du Père-Lachaise, le samedi 8 décembre. Une cérémonie aura lieu dans la salle de la Coupole à partir de 10h.

Jacques Kermabon, Bref Magazine

Heike Hurst, la femme aux cheveux rouges

La critique de cinéma (Jeune Cinéma…), professeure d’allemand et animatrice radio (Radio Libertaire) Heike Hurst est morte, emportée par un cancer du pancréas. Née en 1938 à Gotha (Allemagne), elle avait fait ses études à Paris, où elle s’est installée. Heike Hurst était pour nous la «femme aux cheveux rouges» que l’on adorait retrouver d’un festival à l’autre : une spectatrice avide et drôle, qui avait toujours découvert LE film génial, hyper-politisé, qu’on avait évidemment raté. Depuis le premier café pris il y a vingt ans sur le port de La Rochelle jusqu’à la bière (sans mousse) en juin après une projection du Faust, de Sokourov, on l’a toujours considérée comme une bienveillante amie en cinéphilie. Elle sera incinérée demain à 10 heures au cimetière du Père-Lachaise (Paris XXe).

Didier Péron, Libération

David Graeber : Qu’est-ce que la dette ?

NdPN : On avait déjà posté sur ce site une traduction d’un texte de David Graber sur la dette, réalisée par un copain.

Voici la traduction d’une interview fort intéressante de David Graeber, sur le site de l’OCL :

Qu’est-ce que la dette ?

Une approche anthropologique et historique

David Graeber, est un anthropologue états-unien. Il a participé au mouvement altermondialiste et se définit comme anarchiste. En 2011, il a publié une vaste étude sur la dette intitulée Debt : the First Five Thousand Years (‟Dette : les 5000 premières années”) dans laquelle il contredit l’un des fondements des théories économiques en soutenant, entre autres choses, la thèse selon laquelle le système du troc n’a jamais été utilisé comme moyen d’échange principal au cours de ces cinq derniers millénaires. Par contre, selon lui, le système du crédit et de la dette est très probablement antérieur à l’invention même de la monnaie et ce système suppose, fonde et instaure une relation de pouvoir, de domination, de culpabilité et d’asservissement et que c’est là qu’il faut situer son origine. Au passage, David Graeber déconstruit le discours des économistes qui, dit-il, « ignorent les relations humaines qui ne sont pas appréhendées par l’économie formelle », notamment les relations de nature politique et celles dictées par la morale. L’interview qui suit présente les grandes lignes de son travail.

La plupart des économistes affirment que la monnaie a été inventée pour remplacer le système du troc. Mais vous avez trouvé quelque chose d’assez différent. Oui, il y a une histoire standard que nous apprenons tous, un « il était une fois » qui est un véritable conte de fées. Selon cette théorie, toutes les transactions étaient d’abord réalisées par le troc : « Vous savez quoi, je vais vous donner vingt poulets pour cette vache ! » Comme cela pouvait conduire à des problèmes si votre voisin n’avait pas besoin de poulets, il a fallu inventer la monnaie. Puis, après un moment, quand vous devenez capable de transactions plus sophistiquées, vous inventez le crédit. L’histoire remonte au moins à Adam Smith, et c’est à sa manière le mythe fondateur de l’approche économique.

De mon côté, je suis un anthropologue, et nous, les anthropologues, nous savons depuis longtemps que cette histoire est un mythe, tout simplement parce que s’il y avait des endroits où les transactions quotidiennes avaient pris la forme de « Je vais vous donner vingt poulets pour cette vache », nous aurions dû en trouver un ou deux. Mais ce n’est pas le cas ! Après tout, les gens ont cherché depuis 1776, date de la première publication de La Richesse des nations. Mais si vous réfléchissez à ça, ne serait-ce qu’une seconde, il n’est guère surprenant que nous n’ayons rien trouvé. En fait, au moment où le rideau se lève sur les archives historiques de l’ancienne Mésopotamie, vers 3200 avant Jésus-Christ, il existe un système élaboré de monnaie de compte et des systèmes de crédit complexes. La monnaie comme moyen d’échange ou comme unités standardisées d’or, d’argent, de bronze ou autre ne vient que bien plus tard. Plutôt que l’histoire standard – d’abord il y a le troc, puis la monnaie, puis finalement le crédit –, cela s’est produit historiquement dans le sens inverse. Crédit et dette viennent en premier, puis la monnaie émerge des milliers d’années plus tard. Et quand vous trouvez des systèmes de troc du type « Je vais vous donner vingt poulets pour cette vache », c’est généralement qu’il y avait des échanges monétaires mais que pour certaines raisons – comme en Russie, par exemple, en 1998 – la monnaie s’est effondrée ou a disparu.

Vous dites que, dans la Mésopotamie de 3200 avant J.-C., une architecture financière complexe est déjà en place. Dans le même temps, est-ce que la société est divisée en classes de débiteurs et de créanciers ? Historiquement, il semble y avoir eu deux possibilités. L’une, que vous trouvez en Égypte, est un État fort et une administration centralisée qui font payer des impôts à tout le monde. Pendant presque toute leur histoire, les Égyptiens n’ont pas développé l’habitude de prêter de l’argent à intérêt. Vraisemblablement, ils n’en avaient pas besoin. L’autre, en Mésopotamie, était différente parce que l’État y a émergé de manière inégale et incomplète. Au début, il y avait des temples bureaucratiques gigantesques et aussi des complexes palatiaux, mais ils ne jouaient pas exactement le rôle de gouvernements et ils n’ont pas prélevé d’impôts directs – qu’on ne jugeait justifiés qu’aux dépens des populations conquises. C’étaient plutôt d’énormes complexes productifs, avec leurs propres terres, leurs troupeaux et leurs fabriques. C’est là que la monnaie est apparue comme une unité de compte, afin de pouvoir allouer les ressources au sein de ces institutions. Les emprunts portant intérêts sont probablement nés des tractations entre les administrateurs des palais et les commerçants qui prenaient par exemple les lainages produits dans les temples (dont une partie des activités consistait à l’origine en des actions de bienfaisance, servant de foyers pour les orphelins, les réfugiés ou les personnes handicapées) pour les échanger dans des contrées lointaines contre du métal, du bois ou des lapis-lazulis. Les premiers marchés se sont formés aux abords de ces palais et semblent avoir fonctionné largement sur le crédit en utilisant l’unité de compte du temple. Les marchands, les administrateurs du temple et d’autres nantis ont ainsi pu développer les prêts à la consommation aux agriculteurs qui, en cas de mauvaises récoltes, tombaient dans le piège de la dette. Ce fut le grand mal social de l’Antiquité – les familles commençaient avec la mise en gage de leurs troupeaux, de leurs champs et, avant longtemps, leurs épouses et leurs enfants seraient enlevés pour devenir des « serfs pour dette ». Souvent, les gens abandonnaient totalement les villes pour rejoindre des bandes semi-nomades, menaçant de revenir en force et de renverser l’ordre social existant.

Les gouvernants concluaient alors systématiquement que la seule façon d’éviter la rupture sociale complète était de déclarer un « lavage des tablettes », celles sur lesquelles les dettes des consommateurs étaient inscrites, annulant celles-ci pour repartir de zéro. En fait, le premier mot que nous ayons pour « liberté » dans n’importe quelle langue humaine est l’amargi sumérien, qui signifie libéré de la dette et, par extension, la liberté en général, le sens littéral étant « retour à la mère » dans la mesure où, une fois les dettes annulées, tous les esclaves de la dette pouvaient rentrer chez eux.

Vous indiquez dans votre livre que la dette fut un concept moral bien avant de devenir un concept économique. Vous remarquez également que c’est un concept moral très ambivalent dans la mesure où il peut être à la fois positif et négatif. Pouvez-vous en dire un peu plus ? Quel aspect est le plus prononcé ? Ils ont tendance à alterner. On pourrait raconter l’histoire comme ceci : finalement, les approches égyptienne (les taxes) et mésopotamienne (l’usure) fusionnent, les gens empruntant pour payer leurs impôts. La dette s’institutionnalise. Les impôts vont également jouer un
rôle essentiel dans la création des premiers marchés qui fonctionnent avec de la monnaie, puisque celle-ci semble être inventée ou tout au moins largement popularisée par le biais de l’utilisation des impôts pour payer les soldats – à peu près simultanément en Chine, en Inde et en Méditerranée où le meilleur moyen de payer les troupes s’avère de leur donner des morceaux standardisés d’or ou d’argent, puis de demander à tout le monde dans le royaume de les accepter et de rendre ces pièces pour payer les impôts. Le langage de la dette et le langage de la morale commencent alors à fusionner. En sanskrit, en hébreu, en araméen, « dette », « culpabilité » et « péché » sont en réalité le même mot. Une grande partie du vocabulaire des grands mouvements religieux – jugement dernier, rédemption, comptabilité karmique et autres – est tirée de la langue de la finance ancienne. Mais cette langue, jugée insuffisante, est toujours retravaillée pour évoluer vers des sens différents. C’est comme si les grands prophètes et les enseignants religieux n’avaient pas eu d’autre choix que de commencer par ce genre de mots puisque c’était le langage qui existait à l’époque, mais ils ne l’ont adopté que pour le transformer en son contraire : pour dire que ce ne sont pas les dettes qui sont sacrées, mais que ce qui est véritablement sacré, c’est la clémence [ou pardon] en matière de dette, la capacité à effacer la dette, et la prise de conscience que les dettes n’ont pas de réalité. Comment cela est-il arrivé ? Comme je l’ai dit précédemment, la grande question à propos de l’origine de la monnaie est : comment se transforme le sens de l’obligation, le « Je vous dois un », en quelque chose qui peut être quantifié avec précision ? La réponse semble être : quand il y a une possibilité que la situation devienne violente. Si vous donnez à quelqu’un un cochon et qu’il vous donne en échange quelques poulets, vous pouvez peut-être penser que c’est un radin et vous moquer de lui, mais il est peu probable que vous trouviez une formule mathématique qui vous dise exactement de combien ils sont au-dessous du prix. Si quelqu’un t’arrache un œil dans un combat, ou tue ton frère, alors tu commences à dire : « La compensation traditionnelle est exactement de vingt-sept génisses de la meilleure qualité et si elle ne sont pas de la meilleure qualité, c’est la guerre. » La monnaie, dans le sens d’un équivalent exact, semble émerger de ce type de situation, mais aussi de la guerre et du pillage, du contrôle des butins, de l’esclavage. Dans l’Irlande médiévale, les filles esclaves étaient la devise de la plus haute qualité. Et il était possible de spécifier la valeur exacte de tout ce qu’il y avait dans une maison, même si très peu de ces articles se retrouvaient à la vente quelque part parce que ces équivalences étaient utilisées pour payer des amendes et des dédommagements si quelqu’un les brisait. Une fois que l’on comprend que les impôts et la monnaie ont commencé avec la guerre, il est plus facile de comprendre ce qui s’est passé. N’importe quel mafioso comprend cela : si vous voulez imposer une relation violente d’extorsion, de pur pouvoir, et la transformer en quelque chose de moral, et en plus, si vous voulez faire croire que les victimes sont les coupables, il faut la convertir en une relation de dette. « Tu me dois quelque chose, mais pour l’instant je te fais grâce. » Il est probable que tout au long de l’histoire la plupart des humains se sont entendu dire ça de leurs débiteurs. Mais le point crucial est que la seule réponse possible est celle-ci : « Dis donc ! qui doit quoi à qui ? » Et, bien sûr, cela a été dit par les victimes pendant des milliers d’années, mais dans le même temps, tu utilises le langage du pouvoir, tu admets que la dette et la morale sont une seule et même chose. Telle est la situation dans laquelle les penseurs religieux ont été piégés quand ils ont commencé à utiliser le langage de la dette, alors ils ont essayé de le transformer en quelque chose d’autre.

On pourrait penser que tout cela est très nietzschéen. Dans sa Généalogie de la morale, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche a fait valoir que toute morale était fondée sur l’extorsion de la dette sous la menace de la violence. Le sens du devoir inculqué chez le débiteur était, pour Nietzsche, l’origine de la civilisation elle-même. Vous avez étudié la façon dont la moralité et la dette s’imbriquent dans les moindres détails. Comment la théorie de Nietzsche s’en sort-elle après plus de cent ans ? Et quel élément vous paraît premier : la morale ou la dette ? Eh bien, pour être honnête, je n’ai jamais été sûr que Nietzsche était vraiment sérieux dans ce passage ou bien si toute cette argumentation n’était qu’un moyen d’agacer son auditoire bourgeois, une manière de souligner que si vous démarrez votre raisonnement avec les hypothèses bourgeoises existantes sur la nature humaine vous aboutissez logiquement à la conclusion la plus inconfortable pour cet auditoire. En fait, Nietzsche commence son argumentation exactement comme Adam Smith : les êtres humains sont rationnels. Mais rationnel signifie ici calcul, échanges et par conséquent, troc ; acheter et vendre serait alors la première expression de la pensée humaine, antérieure à toute forme de relation sociale. Mais ensuite il révèle exactement pourquoi Adam Smith a dû prétendre que les villageois néolithiques faisaient des transactions au comptant. Parce que si nous n’avons pas de relations morales antérieures les uns avec les autres, et que la morale émerge simplement de l’échange, alors la poursuite des relations sociales entre deux personnes ne peut exister que si l’échange est incomplet – si quelqu’un n’a pas payé. Mais dans ce cas, l’une des parties est un criminel, un mauvais payeur et le premier acte de la justice consisterait dans la vengeance punitive exercée sur ce mauvais payeur. Ainsi, dit-il tous ces codes législatifs où il est dit « vingt génisses pour un œil crevé » – en fait, à l’origine, c’était l’inverse. Si vous devez à quelqu’un vingt génisses et ne payez pas, on vous crève l’œil. La morale commence avec la livre de la chair de Shylock [1]. Inutile de dire qu’il n’y a nulle preuve de tout cela – Nietzsche l’a juste complètement inventé. La question est de savoir si même lui y croyait. Peut-être que je suis un optimiste, mais je préfère penser que non. Quoi qu’il en soit, cela n’a de sens que si vous prenez comme prémisses que toute interaction humaine est un échange, et par conséquent, que toute relation qui se poursuit est une dette. Cela va à l’encontre de tout ce que nous savons réellement ou expérimentons de la vie humaine. Mais si vous partez de l’idée que le marché est le modèle de tous les comportements humains, c’est à cela que vous aboutissez. Si toutefois vous laissez tomber tout le mythe du troc, et posez au départ une communauté où les gens ont d’abord des relations sur le mode éthique, pour vous demander ensuite comment ces relations morales en sont venues à être conçues comme des « dettes » – c’est à dire comme quelque chose de quantifié précisément, impersonnel et, par conséquent, transférable – eh bien, c’est une toute autre question. Dans ce cas, oui, se pose d’emblée le rôle de la violence.

Intéressant. Peut-être que c’est le bon moment pour vous demander comment vous concevez votre travail sur la dette par rapport au classique essai sur le don du grand anthropologue français Marcel Mauss. Oui, à ma façon, je pense que je travaille tout à fait dans la tradition maussienne. Mauss a été l’un des premiers anthropologues à poser la question : bien, parfait, et si ce n’est pas le troc, alors quoi ? Que font réellement les gens qui n’utilisent pas de l’argent quand les choses changent de mains ? Les anthropologues ont attesté l’existence d’une variété infinie de ces systèmes économiques, mais ils n’en n’ont pas vraiment déduit de principes communs. Ce que Mauss a remarqué, c’est que, dans presque tous les cas, les gens faisaient comme s’ils se donnaient des cadeaux les uns aux autres en niant attendre quoi que ce soit en retour. Mais, en réalité, tout le monde comprenait qu’il y avait des règles implicites et que les bénéficiaires se sentaient obligés de rendre la pareille d’une façon ou d’une autre. Ce qui fascinait Mauss, c’est que cela semblait être universellement vrai, même aujourd’hui. Si j’invite un économiste partisan du libre marché à dîner, il pensera qu’il doit me rendre la politesse et m’inviter à son tour. Il peut même penser qu’il est un crétin s’il ne le fait pas et ce, même si sa théorie lui dit qu’il vient de recevoir quelque chose pour rien et devrait en être heureux. Pourquoi ? Quelle est cette force qui me pousse à vouloir retourner un cadeau ? C’est un argument important, et cela montre qu’il y a toujours une certaine morale qui sous-tend ce que nous appelons la vie économique. Mais il me semble que si vous vous concentrez trop sur ce seul aspect de l’argumentation de Mauss vous vous retrouvez de nouveau à tout réduire en termes d’échange, à cette réserve près que certains feignent de ne pas le faire. Mauss n’a pas vraiment tout pensé en termes d’échange, cela devient évident si vous lisez ses écrits autres que son Essai sur le don. Mauss a insisté sur le fait qu’il y avait beaucoup de principes différents en jeu en plus de la réciprocité, dans quelque société que ce soit, y compris la nôtre. Par exemple, prenez la hiérarchie. Les cadeaux offerts à des inférieurs ou à des supérieurs n’ont pas à être rendus du tout. Si un professeur invite notre économiste à dîner, bien sûr, il va sentir qu’il devrait rendre l’invitation, mais si c’est un étudiant, il va probablement penser que simplement accepter l’invitation est déjà une faveur suffisante et si George Soros lui paie à dîner, tant mieux, il aura enfin obtenu quelque chose pour rien. Dans les relations explicitement inégales, si vous donnez quelque chose à quelqu’un, loin de vous rendre cette faveur, il est plus probable qu’il s’attende à ce que vous la rééditiez. Ou prenez les relations communistes – et je les définis, à la suite de Mauss en fait, comme toutes celles où les gens interagissent sur la base « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Dans ces relations, les gens ne comptent pas sur la réciprocité, par exemple, lorsque vous essayez de résoudre un problème, même à l’intérieur d’une entreprise capitaliste. (Comme je dis toujours, si quelqu’un qui travaille pour Exxon demande « donne-moi le tournevis », l’autre gars ne dit pas « oui, et qu’est-ce tu me donnes pour ça ? ») Dans une certaine mesure, le communisme est à la base de toutes les relations sociales – dans le sens où si le besoin est suffisamment important (je me noie) ou le coût suffisamment petit (puis-je avoir du feu ?) – on s’attend à ce que tout le monde agisse de cette façon.

Quoi qu’il en soit, c’est une chose que j’ai prise à Mauss. Il y aura toujours beaucoup de différentes sortes de principes en jeu simultanément dans tout système social ou économique ; c’est pourquoi nous ne pouvons jamais vraiment ramener tous ces faits à une science. Les sciences économiques essaient, mais en mettant tout de côté, sauf l’échange.

Passons à la théorie économique donc. L’économie a des théories très précises sur ce qu’est l’argent. Il y a l’approche dominante que nous avons abordée brièvement ci-dessus ; c’est la théorie de l’argent-marchandise dans laquelle des marchandises spécifique servent de moyen d’échange pour remplacer l’économie brute du troc. Mais il y a aussi d’autres théories qui ont de plus en plus cours en ce moment. L’une est la théorie circuitiste de la monnaie dans laquelle tout l’argent est considéré comme une dette contractée par un agent économique. L’autre – qui intègre effectivement l’approche circuitiste – est la théorie chartaliste dans laquelle tout l’argent est perçu comme un moyen d’échange émis par le souverain et gagé sur le recouvrement des créances fiscales. Peut-être que vous pourriez dire quelque chose à propos de ces théories ? Une de mes sources d’inspiration pour Debt : the First Five Thousand Years [‟Dette : les cinq mille premières années”] a été l’essai de Keith Hart Two Sides of the Coin [2]. Dans cet essai, Hart souligne que non seulement ces différentes écoles ont des théories différentes sur la nature de la monnaie, mais qu’il y a aussi des raisons sérieuses de croire que les deux ont raison. La monnaie a été, la plupart du temps dans son histoire, une étrange entité hybride qui intègre à la fois les deux aspects, la marchandise (objet) et le crédit (rapport social). Ce que, à mon avis, j’ai réussi à ajouter à cela est la constatation que dans l’histoire, si la monnaie a toujours présenté ces deux aspects à la fois, elle oscille de l’un à l’autre ; il y a des périodes où le crédit prime, et tout le monde adopte plus ou moins les théories chartalistes, et d’autres périodes où le paiement comptant tend à prédominer et alors les théories de la monnaie-marchandise reviennent au premier plan. Nous avons tendance à oublier que, disons au Moyen Âge, de la France à la Chine, le chartalisme était simplement du bon sens : la monnaie était juste une convention sociale, dans la pratique, c’était tout ce que le roi voulait recevoir comme impôts.

Vous dites que l’histoire passe de périodes de monnaie-marchandise à des périodes d’argent virtuel. Ne pensez-vous pas que nous avons atteint un point dans l’histoire où, en raison de l’évolution technologique et culturelle, nous avons peut-être vu la fin de la monnaie-marchandise pour toujours ? Les cycles d’une forme à l’autre sont de plus en courts. Mais je pense que nous allons devoir encore attendre au moins quatre cents ans pour vraiment savoir ! Il est possible que l’époque de la monnaie-marchandise touche à sa fin, mais ce qui me préoccupe surtout à présent c’est la période de transition. La dernière fois que nous avons assisté sur une grande échelle au passage de la monnaie-marchandise à la monnaie de crédit, ce n’était pas très joli. Pour ne rappeler que quelques épisodes, nous avons eu la chute de l’Empire romain, celle de l’âge de Kali en Inde et la disparition de la dynastie Han en Chine… Des périodes de mort, de catastrophe et de chaos. Le résultat final a été, à bien des égards, profondément libérateur pour la majeure partie de ceux qui les ont vécues – l’esclavage pour dette, par exemple, a été largement éliminé des grandes civilisations. Cela a été un acquis historique remarquable. Le déclin des villes signifiait que la plupart des gens travaillaient beaucoup moins. Mais j’espère que le bouleversement ne sera pas d’une ampleur aussi grandiose cette fois. D’autant plus que les moyens réels de destruction sont bien plus importants aujourd’hui.

À votre avis, lequel des deux a joué le rôle plus important dans l’histoire humaine : la monnaie ou la dette ?
Eh bien, cela dépend de vos définitions. Si vous définissez la monnaie dans le sens le plus large, comme toute unité de compte par laquelle vous pouvez dire que 10 de ceci valent 7 de cela, alors vous ne pouvez pas avoir de la dette sans monnaie. La dette est simplement une promesse qui peut être quantifiée au moyen de la monnaie (et qui donc devient impersonnelle et, par conséquent, transférable). Mais si vous me demandez ce qui a été la forme la plus importante de la monnaie, le crédit ou l’argent, alors probablement je devrais dire le crédit.

Passons aux problèmes du monde actuel. Au cours de ces dernières années, dans de nombreux pays occidentaux, les ménages ont accumulé des dettes énormes, notamment par les prêts immobiliers (ces derniers ayant été la cause de la récente crise financière). Quelques économistes disent que la croissance économique depuis l’ère Clinton était fondée sur une quantité croissante d’endettement familial. Dans une perspective historique, que pensez-vous de ce phénomène ? D’un point de vue historique, c’est assez alarmant. On peut remonter plus loin que l’ère Clinton, ce que l’on peut faire valoir, c’est le fait que la crise à laquelle nous assistons est la même que celle de années 1970. Simplement, il a été possible de la retarder pendant trente ou trente-cinq ans grâce à tous les dispositifs élaborés de crédit et bien évidemment à la surexploitation du sud de la planète, à travers la crise de la dette du Tiers-Monde. L’histoire eurasiatique oscille, dans ses grandes lignes, entre des périodes dominées par la monnaie virtuelle de crédit et les périodes dominées par la monnaie matérielle (pièces, lingots d’or…). Les systèmes de crédit du Proche-Orient antique ont cédé la place aux empires esclavagistes du monde classique en Europe, en Chine et en Inde qui frappaient monnaie pour payer leurs soldats. Au Moyen Âge, les empires disparaissent ainsi que la fabrication de la monnaie – l’or et l’argent sont pour l’essentiel enfermés à double tour dans les temples et les monastères – et le monde retourne au crédit. Après 1492, les empires reviennent et avec eux les devises en or et en argent, et l’esclavage. Ce qui s’est passé depuis que Nixon a abandonné l’étalon-or en 1971 a simplement été un nouveau tour de roue, même si, bien sûr, il ne se produit jamais deux fois de la même manière. Cependant, en un sens, je pense que nous avons fait les choses à l’envers. Dans le passé, les périodes dominées par la monnaie de crédit ont également été des périodes accompagnées de protections sociales pour les débiteurs. Une fois que vous reconnaissez que la monnaie n’est qu’un artefact social, un crédit, une reconnaissance de dette, comment empêcher les gens d’en produire indéfiniment ? Comment empêcher les pauvres de tomber dans les pièges de la dette et dans la servitude des riches ? C’est pourquoi vous avez eu l’effacement des tablettes en Mésopotamie, les jubilés bibliques, les lois contre l’usure au Moyen Âge, tant chrétien que musulman, et ainsi de suite. Depuis l’Antiquité, le pire des scénarios, celui dont chacun sentait qu’il conduirait à la rupture sociale totale, c’est une crise majeure de la dette. Les gens ordinaires se retrouvent si endettés auprès des 1 % ou 2 % de la population les plus riches qu’ils commencent à vendre les membres de leur famille en esclavage, voire éventuellement eux-mêmes.

Que se passe-t-il à notre époque ? Au lieu de créer des institutions globales pour protéger les débiteurs, on a créé le Fonds monétaire international (FMI) ou Standard & Poor’s pour protéger les créanciers. Ils proclament, au mépris de toute logique économique traditionnelle, qu’un débiteur ne doit jamais être autorisé à faire défaut. Inutile de dire que le résultat est catastrophique. Nous vivons quelque chose qui, pour moi, ressemble exactement à ce dont les anciens avaient le plus peur : une population de débiteurs patinant au bord du désastre. Je dois ajouter que si Aristote se baladait par ici aujourd’hui, je doute beaucoup qu’il considère comme autre chose qu’une subtilité juridique la distinction entre le fait de te louer ou de louer des membres de ta famille à un employeur et le fait de te vendre ou de vendre des membres de ta famille comme esclaves. Il conclurait très probablement que la majorité des Américains sont à tous points de vue des esclaves.

Vous mentionnez le fait que le FMI et Standard & Poor’s sont des institutions principalement orientées vers le recouvrement des dettes pour les créanciers. Cela semble être devenu aussi le cas dans l’Union monétaire européenne. Que pensez-vous de la situation en Europe en ce moment ? Je pense que c’est un excellent exemple de la raison pour laquelle les dispositions existantes sont clairement intenables. Évidemment, la « totalité de la dette » ne peut pas être payée. Mais même si certaines banques françaises ont offert des rabais volontaires à la Grèce, les autres ont précisé qu’ils considéreraient cela comme un défaut de paiement de toute façon. Le Royaume-Uni a pris une position encore plus bizarre, disant que cela vaut même pour les dettes de l’État envers les banques qui ont été nationalisées – c’est-à-dire, techniquement, pour les dettes ce qu’elles se doivent à elles-mêmes ! Si cela signifie que les retraités impotents ne peuvent plus utiliser les transports en commun ou que les centres de jeunes doivent être fermés, eh bien c’est tout simplement la « réalité de la situation », comme ils l’ont déclaré. Ces « réalités » se révèlent de plus en plus comme étant celles du pouvoir. Il est clair que les assertions du type « les marchés s’autorégulent, les dettes doivent toujours être honorées » ont perdu tout sens en 2008. C’est l’une des raisons pour lesquelles, je pense, nous voyons le début d’une réaction très similaire à celle que nous avons connue au plus fort de la « crise de la dette du Tiers-Monde », qui fut appelé alors, plutôt bizarrement « mouvement antimondialisation ». Ce mouvement qui appelait à une véritable démocratie a réellement essayé de pratiquer des formes de démocratie directe et horizontale. En face de cela, on trouve l’alliance insidieuse entre les élites financières et les bureaucraties planétaires (que ce soit le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, aujourd’hui l’UE, ou ce que vous voulez). Lorsque des milliers de gens commencent à se rassembler sur des places en Grèce ou en Espagne en appelant à la « démocratie réelle », ce qu’ils veulent dire, c’est : « Depuis 2008, vous avez laissé le chat de la crise sortir du sac. Alors, si l’argent n’est vraiment qu’une construction sociale, une promesse, une série de reconnaissances de dettes, et même de milliers de milliards de dettes, on peut les faire disparaître si des acteurs suffisamment puissants le demandent. Si la démocratie signifie quelque chose, tout le monde doit pouvoir peser sur la manière dont ces promesses sont faites et peuvent être renégociées. » Je trouve cela extrêmement encourageant.

D’une manière générale, comment voyez-vous le dénouement de la crise de la dette, ou crise financière actuelle ? Sans vous demander de regarder dans la proverbiale boule de cristal, comment voyez-vous l’avenir se dérouler, autrement dit, comment vous situez-vous en ce moment ? Pour l’avenir à long terme, je suis assez optimiste. Nous avons peut-être fait les choses à l’envers au cours des quarante dernières années, mais en termes de cycles de cinq cents ans, eh bien, quarante ans ce n’est pas grand-chose ! Finalement, il faudra reconnaître que dans une phase d’argent virtuel, de crédit, des protections doivent être mises en place – et pas seulement celles des créanciers. Combien de catastrophes faudra-t-il pour y arriver ? Je ne puis le dire. Mais en attendant, il y a une autre question à se poser : une fois que nous aurons fait ces réformes, le résultat sera-t-il quelque chose qui pourrait encore s’appeler « capitalisme » ?

Traduction pour Courant Alternatif par nos soins (Domi, J.F., Daniel)

Notes de la traduction [1] Shylock : personnage de prêteur sur gage (usurier) dans Le Marchand de Venise de Shakespeare. Le prélèvement sur son corps d’une livre de sa chair est le gage que le marchand Antonio accepte de souscrire en échange du prêt que lui accorde le juif Shylock. Antonio, connaissant un revers de fortune, ne peut rembourser. Shylock, qui veut se venger des humiliations que lui ont fait subir les chrétiens, exige que le contrat soit appliqué à la lettre, sachant qu’il entraîne ainsi la mort d’Antonio. [2] Keith Hart, Heads or Tails ? Two sides of the coin, 1986. Ouvrage non traduit en français.

Cette interview a été publiée dans le numéro n°224 de Courant Alternatif, novembre 2012.

La version originale a été réalisée par Philip Pilkington, journaliste et écrivain basé à Dublin, Irlande, et publiée originellement sur le site nakedcapitalism.com le 26 août 2011. Une version extrêmement raccourcie a été publiée dans le mensuel Alternatives Economiques Hors-série n° 91 – décembre 2011.

David Graeber occupe actuellement le poste de maître de conférences en anthropologie sociale à l’Université Goldsmiths de Londres. Avant cela, il a été professeur agrégé d’anthropologie à l’Université de Yale qui l’a remercié pour ses engagements politiques. Il a participé activement au mouvement Occupy Wall Street de New York qui a d’ailleurs lancé récemment un appel à la « grève de la dette », à la formation d’un mouvement des endettés qui refusent de payer leurs dettes.

Un livre de David Graeber a été publié en français sous le titre, Pour une anthropologie anarchiste, 2006, éditions Lux (Canada). Voir ici

Vu sur OCL, 2 décembre 2012