Complainte de la goule

Complainte de la goule

Mon corps s’assoupit et se lève selon le livre d’heures que m’imposent ceux qui me vampirisent

Je me nourris promptement de produits cadavériques que je n’ai pas produits et que m’imposent les bornes de ma pitance, aussi pauvres en goût et en nutriments que toxiques à terme, dont l’alchimie savante ravage les sociétés et les mondes

Les résidus de ce que l’on me somme de consommer polluent je ne sais où et enrichissent je ne sais qui, mes selles ne fertiliseront pas la terre

Je respire un air saturé des miasmes du monde productif que l’on m’impose, et me toilette en badigeonnant mon corps d’une inquiétante chimie

Je me vêts et me chausse selon les codes carcéraux de mes geôliers

Les boutons que j’actionne mobilisent d’étranges énergies qui rongent les hommes et la planète

Je suis contraint de me convoyer par des chars de guerre dont les mécanismes et les routes réduisent mon monde en poussière

Je passe une grande partie de mes lunes à obéir à un chef qui me dicte quoi faire

Je passe l’autre partie de mes lunes devant des boîtes noires diffusant d’hypnotiques lueurs

Et la dernière partie de mes lunes à dormir, à moins que ce ne soit tout le temps

Je ne vois plus le monde qu’à travers un écran de fumée

Je ne rencontre plus mes voisins, j’envoie et reçois des bribes et des échos de missives lointaines

Mes rencontres, mes désirs et mes jouissances se plient aux normes que l’on m’a imposées et que j’ai intégrées en atrophiant raisonnablement mes penchants sauvages

Je m’identifie à une caste un certificat un habitat un sexe un hobby une chapelle une idée

Je soigne les séquelles de mes trépignements quotidiens avec des remèdes qui m’affaiblissent toujours plus

Je m’intoxique parfois de substances trépanatives qui enveloppent d’un paisible brouillard le néant angoissant de ma vie

Mes croyances muséifiées ne sont tolérées que comme subordonnées aux cultes de la guerre et de l’or

Seule me valorise la négation de mon enfance lointaine et de ma réalité sensible, je n’ai plus d’émotions esthétiques que dans la nostalgie

Je délègue à d’autres goules le soin de décider à ma place

Le moindre de mes gestes, même le plus intime, suit et renforce des Lois obscures que je n’ai pas choisies mais dont je suis le fidèle marionnettiste

Mes indignations en pensées, en paroles et en actes suivent le rituel et les stances de mes maîtres, venant mourir en vagues mornes dans le marais saumâtre de la désillusion et de l’oubli

Ma force s’est depuis longtemps pacifiée, afin que s’exerce sur moi la violence de mes maîtres

Je dois toujours me hâter davantage pour le labeur, la dévoration, l’information, le butinage et le libertinage, chercher au fond de moi les ultimes armes à mobiliser, pour que l’on reconnaisse enfin ma valeur de soldat parmi la Cité de La Terre Brûlée

Je mesure la reconnaissance à l’aune du Mépris que je reçois, que j’inflige et m’inflige, en châtiments dont j’enseigne les arcanes à ma progéniture

J’agonis et meurs d’une vie que je n’ai pas vécue, absent au monde, aux autres et à moi-même, indifférent, seul,

Sage

Un anonyme