En Espagne, les Indignés « libèrent » des immeubles pour les familles à la rue
Chaque jour, en Espagne, 300 familles sont expulsées de leur maison ou de leur appartement. Dans la lignée du mouvement des Indignés, des collectifs pour le droit au logement se multiplient. À Barcelone, des occupations d’immeubles vides viennent d’être reconnues « légitimes » par la justice. Le début d’un mouvement social massif face à la spéculation immobilière ?
Dans l’« edificio 15 O », à Barcelone, neuf familles vivent sans craindre l’expulsion. À l’issue des grandes mobilisations de l’automne pour s’opposer aux coupes budgétaires dans la santé et l’éducation, ainsi qu’au manque de logements publics, les indignés ont pris possession de cet immeuble vide de la rue Almagro. Grâce à un petit miracle juridique, les familles qui s’y sont installées ne craignent désormais plus les poursuites pénales. Le procès pour occupation illégale s’est achevé sur un non-lieu, le 7 novembre. La fête organisée en l’honneur de ce jugement a sonné comme un coup de départ pour d’autres occupations du même genre.
300 familles expulsées chaque jour
Inoccupé depuis cinq ans, cet immeuble de la rue Almagro appartient à la banque Cajamar. Il a été racheté par la banque suite à la faillite de la société immobilière en charge des travaux. L’ancien propriétaire a tout perdu dans l’affaire, et la banque attend patiemment que le cours du marché de l’immobilier espagnol reprenne pour revendre le bâtiment. L’« edificio 15 O » n’est pas un cas isolé : en Espagne, 3 millions de logements vides, parfois inachevés, prennent la poussière dans l’attente d’une reprise de la spéculation. Pendant ce temps, 300 familles sont expulsées chaque jour de leur logement, incapables de rembourser l’emprunt contracté pour devenir propriétaire, à une époque où l’hypothèque coûtait souvent moins cher qu’une location (voire notre reportage).
« En Hollande et dans d’autres pays, il y a des amendes, voire plus, au bout d’un an et demi d’inoccupation des logements. Mais l’Espagne est à la traine. Si l’État est incapable d’octroyer un logement digne, l’occupation devient une alternative légitime », considère Jon Aguirre Such, membre de Democracia Real Ya et de Paisaje Transversal une plateforme qui travaille sur de nouveaux modèles de gestion urbaine. « Tous les Espagnols ont le droit de jouir d’un logement digne et adéquat », énonce l’article 47 de la Constitution. Le 7 novembre, le juge d’instruction a pris acte de ce droit, en tenant compte des circonstances exceptionnelles de la crise : l’occupation est liée « au chômage des jeunes, au difficile accès au logement, à la spéculation urbanistique et aux alternatives autogérées. » Un jugement qui fera désormais jurisprudence.
Vers un mouvement d’occupation de masse ?
L’occupation comme arme politique ? L’idée n’est pas nouvelle. Mais à Barcelone, elle est en train de subir un « saut qualitatif », selon un voisin de l’edificio 150 venu apporter de la nourriture aux habitants. « Il est difficile de parler d’okupa – terme qualifiant la mouvance des squats de Barcelone – dans le cas de l’« edificio 15 O ». Car ses nouveaux locataires ne sont pas des militants, des professionnels du squat, mais des victimes de la crise du logement », explique Manuel Delgado, anthropologue à l’Université de Barcelone. Une partie du mouvement okupa est en train de se convertir en mouvement de masse. « Un large pan de la gauche, des plus radicaux jusqu’à des membres du parti socialiste, soutiennent l’évolution du mouvement. En stoppant des centaines d’expulsions et en relogeant des familles, ils montrent qu’il est encore possible d’obtenir des victoires », s’enthousiasme Manuel Delgado, proche du mouvement Miles de Vivienda, le collectif de « réappropriation urbaine » filmé par le documentaire Squat, la ville est à nous.
Ce nouveau type de squat a surtout un objectif social [1]. Les familles qui vivent aujourd’hui dans l’immeuble de la rue Almagro ont déjà subi au moins une expulsion. Dans l’immeuble inachevé, où il a fallu attendre un mois avant d’installer l’eau courante, on trouve des appartements neufs et de qualité, mais sans meubles. Certains ont dégoté un four pour cuisiner. Pour les autres, les indignés qui s’occupent de l’organisation de l’immeuble font tourner une cantine communautaire au rez-de-chaussée.
Quand les collectifs de squatteurs remplacent les services sociaux
Adrián passe la plupart de ses journées à chercher du travail et ne profite de la cantine que le soir. Ce jeune roumain vit au premier étage avec sa femme. Ils sont un des seuls couples sans enfant de l’immeuble : leur fils de 11 mois a été prise en charge par les services sociaux à Cadix. Ils font tout pour le récupérer. Une séparation douloureuse pour tous ceux qui, parmi les 150 000 familles espagnoles menacées d’expulsion, ne sauront pas trouver un toit pour leurs enfants.
À l’instar des autres familles, ils n’ont ni le temps ni la tête aux tâches quotidiennes de l’immeuble. « Au début il y avait beaucoup d’échanges, mais à présent seules quelques familles viennent manger et cuisiner de temps en temps avec nous », souligne Natacha. La jeune femme fait partie de ceux qui se sont portés volontaires pour organiser la vie quotidienne. Cette photographe dort depuis le 15 octobre dans l’immeuble, après avoir passé ses nuits avec les Indignés de la Plaza Catalunya. Une suite logique, pour elle. Et un quotidien éreintant, entre nettoyage et assemblées à répétition, où se décident les questions internes à l’immeuble, les fêtes de quartier ou les relations avec la presse. Pour beaucoup de ces jeunes issus du mouvement okupa, c’est une nouveauté de vivre avec des habitants qui ne suivent pas leur mode de vie communautaire. « On n’est pas une secte ! Nous sommes ici pour les soutenir et leur permettre de vivre le mieux possible », précise Natacha. Balai en main, elle nettoie une salle destinée à accueillir des jeux d’enfants.
Spéculation privée ou logements sociaux ?
Soutenir les familles expulsées : une mission des services sociaux de la ville. Mais leurs efforts ne suffisent plus face à la vague quotidienne de gens jetés à la rue. « Les services sociaux construisent un hôtel d’urgence pour accueillir les familles dans le besoin. Mais celles-ci doivent quitter les lieux au bout de trois jours… C’est la seule solution qu’ils ont trouvée », rélève Antonio, membre de « 500×20 ». 500 logements avec un loyer à moins de 20% du revenu de ses habitants : telle est la revendication de ce collectif de quartier né à Nou Barris en 2006, qui dénonce la pénurie de logements publics à Barcelone. Chaque semaine, ils reçoivent plusieurs cas de familles sur le point d’être expulsées : « On les dirige vers un avocat et, pour les cas sans solution légale, on se charge de les « reloger » ». Avec un occupation de de logements vides. « Nous devons agir de manière subtile pour ne pas être accusés d’incitation au délit », souligne-t-il.
Indignés, 500×20, Miles de Viviendas… Si ces collectifs en viennent à outrepasser la loi, c’est, soutiennent-ils, parce que la politique du logement à Barcelone privilégie la spéculation privée au détriment de l’offre publique. Récemment, 500×20 a envahi le siège de l’Agence du logement de Catalogne pour dénoncer la spéculation immobilière. En réponse, l’agence publique s’est engagée à consacrer 3 000 logements vides à la location publique, à des prix accessibles. Preuve pour Antonio que la municipalité préfère réserver ses immeubles vides au marché privé plutôt qu’aux familles désœuvrées.
Des centaines de maisons murées par la municipalité
Une critique dure à avaler pour Gerard Capó, directeur technique au Consortium du logement de Barcelone. Depuis 2009, le programme pour lequel il travaille a permis de reloger 337 familles modestes, avec un loyer à 20% de leurs revenus. « La situation actuelle à Barcelone nous dépasse tous, on ne peut financer des logements que selon nos capacités », reconnaît Gerard. Le programme se charge de trouver des logements, mais aussi de financer 80% du loyer.
Beaucoup de militants du droit au logement négligent de souligner les efforts de l’administration publique, regrette Gerard. Des efforts réels, souligne-t-il, dans la même veine que le programme « location accessible » lancé le 10 novembre par la Fondation sociale de la Caixa. La fondation de cette banque va permettre l’accès à 3 000 logements pour des familles précaires, à des loyers accessibles. « Ils nettoient leur image. C’est un bon début, mais il faudrait qu’il n’y ait plus aucun logement vide à Barcelone », considère Antonio, de 500×20. « Dans le quartier de Bon Pastor, il y a des centaines de maisons murées, aux toits détruits par la propre municipalité de Barcelone !, témoigne Manuel Delgado. Pourquoi ne les utilise-t-on pas ? ». En attendant, les indignés continuent de « libérer » des logements vides. Suivant l’exemple de l’« edificio 15 O », cinq nouveaux bâtiments ont été occupés en novembre.
Emmanuel Haddad
Notes
[1] Dans Désobéissance civile et démocratie, l’historien états-unien Howard Zinn définit la désobéissance civile comme une « violation délibérée de la loi dans un objectif social ». L’auteur américain évoque des actions, comme celle de « voisins qui empêcheraient l’expulsion d’une famille incapable de payer son loyer » :« Même s’ils ne concernent qu’un individu ou une famille, [ces actes] adressent un message plus général sur les défaillances de la société. »
Basta Mag, Emmanuel Haddad, 3 janvier 2012