[Chroniques grecques] N° 3 : Où, quand et comment naît la rupture ?
Athènes.
En parcourant les rues de la capitale athénienne, nous n’avons pas retrouvé cette perception maintenant courante de la situation grecque : pas d’explosions de bombes par attentats à tous les coins de rue, pas d’émeutes omniprésentes anarchistes et/ou populaires, pas de siège policier de l’école polytechnique, bastion historique des anarchistes révolutionnaires.
Mais un innommable chaos. Le chaos capitaliste établie en norme, en loi, en ordre. Une jungle éclatée où des centaines de groupes de migrants et chômeurs, munis de caddies, dépècent avec méthode chaque poubelle afin de trouver de quoi survivre. Une salariée d’un petit hôtel à proximité de la gare confirme ce que beaucoup de camarades nous avaient déjà signalé : la fuite, le chacun-pour-soi, la débandade chaotique. Tandis que 170’000 industries, usines et lieux de travail dans tout le pays ne paient déjà plus leurs salariés, ouvriers et employés, soit plus de 1’200’000 travailleurs concernés, que 1’000’000 de chômeurs parcourent sans repères des rues hostiles où se déchaînent de nouvelles formes de violences sociales, d’agressions, de dépouillages, voire de lynchages, plus de 5000 jeunes grecs d’environ 25 ans ont déjà fuit le pays en désintégration, vers l’Allemagne, l’Angleterre, ou les États-Unis. Alors que le gouvernement parle officiellement de 20% de chômage, beaucoup nous confirment qu’il y a en réalité entre 45 et 55% de chômage. Des familles déchirées par la misère, des individus broyés et abandonnés à l’épuration sociale, des jeunes déracinés et envoyés sur les routes des pays « encore riches », voilà la nouvelle norme du régime capitaliste en « restructuration » : une bourgeoisie qui se cache avec insolence derrière les patrouilles permanentes de brigades Delta dans les grandes avenues, une middle-class qui s’acharne à donner le change, à faire comme-si, à ne pas voir l’évidence de sa prolétarisation et de sa situation commune avec les couches déjà officiellement et publiquement laissées à la stricte extermination sociale.
Où, quand et comment naît le point de rupture ? Jusqu’à quand la population va-t-elle subir, encaisser, recycler la violence sociale extrême qui la pousse dans les caniveaux de la rue ? D’un pays déjà au bord du gouffre, l’angoisse du « on ne sait pas ce qui va se passer », « quelle sera la suite », les autres peuples européens restent incapables d’anticiper l’irrémédiable rouleau compresseur qui va également et inexorablement s’abattre sur eux. La logique capitaliste du « lui mais pas moi » pousse à la folie, au désespoir qui cherche un bord solide où s’accrocher, sans voir que ce bord lui-même est en pleine chute libre.
Un camarade nous raconte qu’il est ouvrier dans une usine de papiers, une grande industrie de production. Il y a encore deux ans, son lieu de travail comptait 40 ouvriers. Aujourd’hui ils ne sont plus que sept et cette semaine, par défaut de paiement de la part du patron, la banque a saisi les machines et fait fermer l’usine. Le patron a fui en Bulgarie pour relancer son business, quant aux sept ouvriers restants, ils se retrouvent à leur tour à la rue, comme les 36 autres licenciés un par un depuis deux ans. Les sept ouvriers se sont réunis et ont décidé d’empêcher la saisie des machines par les « vautours » de la banque et vont tenter dans les prochains jours de se les réapproprier pour continuer la production et redistribuer directement les profits entre eux. Cette tentative de réappropriation autogestionnaire, avant d’être celle-ci, est une tentative de survie qui cherche une solution dans une perspective collective : voilà une des formes de fracture « dans les consciences » dont beaucoup parlent, où face à l’abandon du peuple à lui-même et condamné à la mort sociale, il n’y a plus rien à attendre ni espérer d’autre que de soi-même. Et recréer une force à partir de soi-même, une autonomie collective, est un défi bien plus terrible que de fuir tout bonnement le pays à la recherche d’un travail en Allemagne ou aux États-Unis. Durant les derniers mois, on compte encore 50’000 personnes qui ont migré des centres urbains vers les campagnes et les villages, où des Coopératives tentent de se créer pour une production et redistribution agricole locale et directe, avec un partage des profits et richesses. Ébauche encore une fois qui tente de faire ses preuves face à la désintégration totale.
Simultanément, une nouvelle forme de colonialisme capitaliste se concrétise : les moyens de communications ont été rachetés par une industrie allemande, le célèbre Pirée (port d’Athènes) a été racheté par des industries et actionnaires chinois, l’Acropole et autres sites sacrés et antiques sont aux enchères et la proie des actionnaires mondiaux. Même au sein des grands sièges de banques et ministères nationaux grecs, ce sont encore des actionnaires et conseillers allemands qui décident et imposent leur diktat pour tirer des profits pour le compte de l’Allemagne. Toutes les grandes industries de production et de distribution sont strictement mises en faillite, seules les industries pour l’exportation sont encore soutenues financièrement par l’État. Les écoles n’ont plus ni professeurs ni bouquins d’étude pour les enfants, les universités sont en phase d’application d’une loi de privatisation drastique, les hôpitaux n’ont plus de médicaments ni d’effectifs faute de moyens : c’est le retour à un régime féodal esclavagiste où une grande majorité de la population n’a plus accès ni à l’éducation ni à la santé, où il faut batailler pour avoir un toit et de l’électricité, et s’entre-déchirer pour avoir quelques nourritures dont les denrées les plus vitales sont tout bonnement inaccessibles.
Seul l’État anticipe avec méthode la nécessité de contenir les possibles troubles à venir, qui peuvent survenir par la moindre étincelle, car autant l’apathie et la résignation forcée accable le peuple grec que la moindre mèche allumée peut entraîner le brasier le plus incontrôlable. Les institutions sont toujours plus autoritaires et militarisées, fermées et cloisonnées, la police devient une force quasi autonome pour le maintien de l’ordre, cet ordre qui n’est autre que le Chaos érigé en Norme de sur-vie.
Seul le quartier d’Exarchia semble préserver et même développer une certaine solidarité collective, une force particulière où se mêlent migrants, sans-papiers, chômeurs et familles, avec les milliers de camarades qui sécurisent autant que possible la zone des raids policiers. Assemblées et réunions sont régulières pour libérer une parole populaire et horizontale en vue d’échafauder des perspectives collectives de renversement.
L’ordre des marchands se recycle sur la destruction de vies humaines, et avec une insistance acharnée se répète sans écho la terrible interrogation : où, quand et comment naît le point de rupture ? Comment changer la peur de camp ? Comment délimiter notre propre camp et lui donner une force offensive afin de créer des structures autogestionnaires et horizontales pour remplacer les organes de santé et d’éducation détruits et anéantis par le broyeur du Capital ? Comment créer des outils collectifs à échelle locale afin de renverser l’ordre des marchands qui appelle au travail en le détruisant, à substituer nos propres critères de vie aux leurs de survie ?
Certaines places et parcs sont occupés par des centaines de chômeurs et migrants à la rue, anéantis par la drogue et le marché noir, qui se développe comme en temps d’occupation et par lequel quelques commerçants malins développent un capitalisme de rue, un business de mort où les exclus deviennent des « zombies » comme on se l’entend dire, des silhouettes silencieuses défigurées par la misère et qui survivent au jour le jour, sortant le couteau pour quelques pièces ou une cigarette.
Le chaos social érigé en ordre civilisateur par le capitalisme ne peut que pousser à une situation de guerre, et nombreux sont ceux qui pensent que les prochains mois, avec le déclassement généralisé et l’esclavagisme officialisé, le peuple manifestera dans la rue armes à la main. Beaucoup craignent ou attendent simplement avec une froide logique ce type d’affrontements sanglants, comme élément intégré dans ce chaos social érigé en Norme ou bien comme élément déclencheur du renversement des peurs. Beaucoup de travailleurs ont également l’œil tourné vers ces courageux ouvriers des grandes industries d’aciérie en grève sauvage illimitée depuis plusieurs semaines, qui ont le soutien officiel des syndicats et groupes de gauche mais ne doivent compter que sur eux-mêmes pour tenir et développer des caisses de grève, comme pour voir « si c’est possible », possible de tenir, possible de se serrer les coudes, possible de vaincre le diktat de la bourgeoisie et du Capital assassins.
Où, quand et comment naît la rupture ?
28 janvier 2012.
Vu sur le Jura Libertaire