Normandie : un été sous haute tension – Article « Le Canard enchaîné » du 4 juillet 2012
Préfet survolté, gendarmes nerveux, agriculteurs en colère et déboulonneurs à l’ouvrage, l’installation de la ligne à très haute tension fait des étincelles.
Alors que le chantier de l’EPR de Flamanville accumule les retards, les travaux de la ligne à très haute tension (THT) chargée d’acheminer l’électricité qu’il fournira (normalement) en 2017 ont commencé à marche forcée au début de l’année. Plus de 160 km ! Un pylône tous les 400 mètres environ ! Dans une région qui compte déjà trois lignes de 400000 volts ! Visite au pays des pylônes flambant neufs.
Pylônes 102-105 , poste de transformation de Taute. Le chantier de la ligne démarre ici, à 60 km de Flamanville. Au pied d’un pylône, une équipe d’ouvriers fait une pause. A peine l’envoyé du « Canard » leur a-t-il posé une question que surgissent les gendarmes : « Vos papiers ! » Après un contrôle d’une demi-heure, le voilà invité à déguerpir…
Pylône 108. A la suite d’un « déboulonnage » symbolique de pylône à Saint-Martin-d’Aubigny, Michel Houssin, président de l’association Marais sous tension, a été jugé le 19 juin. RTE, filiale d’EDF chargée du transport de l’électricité, demande 5000 euros de dédommagement : les 14 boulons devaient être de qualité. Tout au long de la ligne, élus et associatifs ont déposé des recours en justice par dizaines (dont six devant le Conseil d’Etat), pour des raisons sanitaires et environnementales. Les blocages s’étant multipliés, depuis fin mars le tribunal de Coutances, sur requête de RTE punit tout rassemblement sur le chantier d’une astreinte de 2000 euros par heure et par personne. Du coup, les sabotages nocturnes ont pris le relais : pylônes sciés, sacs de ciment crevés, sables dans les réservoirs des engins… Sur le chantier, RTE met les bouchées doubles pour avoir fini à la fin de l’année.
Pylône 205. Au Guislain, village de 117 habitants, c’est plus calme. « On ne peut pas s’opposer à l’Etat. L’argent est là, il faut le prendre », explique le maire. Sa commune qui reçoit cinq pylônes, touchera pas moins de 177000 euros. Rappel : la construction de la ligne coûte 200 millions ; les « mesures compensatoires » s’élèvent à 100 millions. D’où son surnom : la « ligne t’es acheté ».
Pylône 207. Une ferme de Maupertuis. « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’argent, c’est la santé et le paysage ! » témoigne un éleveur qui écopera bientôt d’un pylône dans son paturage. Voilà quatre ans, les associations du coin ont fait réaliser une étude sur les rayonnements électromagnétiques qui montre, chez les riverains vivant à moins de 300 mètres d’une THT, une nette augmentation des états dépressifs, vertiges et insomnies ; le bétail, lui, souffre d’agressivité, de troubles de la croissance et d’infections mammaires. L’électricien reconnaît tacitement ces nuissances : il rachète les maisons (plus d’une centaine) se trouvant dans la bande des 100 mètres de part et d’autre de la ligne. Et, quand les éleveurs se plaignent que leurs bêtes sont malades, il leur fait signer des protocoles de recherche confidentiels. Si ça ne s’arrange toujours pas, l’électricien signe de gros chèques : en 2007, Dominique Vauprès, éleveur de bovin particulièrement remonté, a reçu plus de 74000 euros d’indemnités. « Le plus souvent, quand un éleveur se plaint, explique Dominique Fourmont, éleveur et membre de l’association Monderbréal, RTE dépêche un véto, qui examine l’élevage et accuse d’abord le paysan de mal s’occuper de ses bêtes. » Oh, les vaches !
Pylônes 220-223. Colline de Montabot. Deux hélicoptères se relaient sur le chantier : l’un sert à monter les pylônes hauts de 50 mètres, l’autre à surveiller les regroupements d’opposants. Dimanche 24 juin, quelques 500 manifestants antinucléaires ont été dispersés par autant de CRS à coups de Flash-Ball, lacrymo et grenades. Bilan : 25 blessés.
Pylône 226. Début juin, brandissant un arrêté municipal interdisant les travaux sur sa commune, Jean-Claude Bossard, maire du Chefresne, tente de s’opposer au chantier de terrassement. Il est placé en garde à vue. Il démissionne pour protester, suivi par le conseil municipal. Ils devront être réquisitionnés pour tenir le bureau de vote lors des législatives. Cerise sur le pylône : l’association pour les espaces verts bio créée par Bossard a été privée de subventions.
Pylône 227. Vision ubuesque : des gendarmes munis de longues-vues montent la garde au somment du château d’eau du Chefresne. Loué par la municipalité aux opposants, ce bâtiment désafffecté leur servait de QG jusqu’à ce que , le 20 juin, Adolphe Colrat, préfet de la Manche, prenne un arrêté d’expulsion prétextant des « raisons de sécurité ». A 5 heures du matin, les gendarmes défoncent la porte à coup de bélier et chassent les occupants. Subtilité : l’arrêté devant être affiché en mairie avant l’expulsion, les gendarmes avaient pris soin d’aller casser la vitrine municipale au milieu de la nuit pour y glisser le document… Deux plaintes ont été déposées par le maire, l’une contre l’Etat, pour « excès de pouvoir », l’autre contre le préfet et le commandant de gendarmerie, pour destruction de biens, effraction et atteinte à la liberté de réunion.
Pylônes 547-552. Forêt du Pertre, Ille-et-Vilaine. Pas de chance, ces pylônes vont être construits sur le périmètre du captage d’eau de Vitré, 16000 habitants. Le 20 mars, l’Agence régionale de santé (ARS), décelant « un risque pour la ressource en eau », s’oppose à la construction du pylône 547, à cheval sur un drain. Une semaine plus tard, arrière toute ! L’ARS rend un avis favorable. La fée électricité fait de ces miracles… La mairie de Vitré qui a déposé un recours pour excès de pouvoir, a été débouté au nom de l’ « intérêt public ». Le plus simple serait en effet que les Vitréens déplacent leur ville.
Base d’aménagement, Saint-Martin-des-Champs. Rendez-vous téléphonique est pris avec le cerveau de la ligne THT, Jean-Michel Ehlinger. Mais l’envoyé spécial du « Canard » étant dans le coin, il décide de faire un saut au quartier général de RTE, dont une brochure vante la façon dont elle « s’inscrit dans la continuité de la concertation de terrain ». Le hic, c’est qu’il n’existe aucune adresse, juste une boite postale. Nous entrons au Grand Chien, modeste bar-pizzeria au bord de la route. Incroyable mais vrai : le QG de RTE se trouve ici même, au premier étage du bar, auquel on accède par une porte dérobée. La chargée de com’ commence par essayer de nous enfumer : « La ligne servira à l’éolien offshore… » Voyant notre scepticisme, Ehlinger met fin à l’entrevue : « RTE ne communique plus. » Décidément, le courant a du mal à passer…
Professeur Canardeau, Le Canard Enchaîné, 4 juillet 2012