L’HOMME CONTRE LA NATURE : ATTENTION DANGER
Les négociations sur le climat qui se sont tenues à Durban (Afrique du Sud) en novembre-décembre 2011 ont accouché d’une « feuille de route », une « avancée significative » en langue de bois, un « nouvel échec » en termes réels, puisque même la question cruciale de la déforestation a été quasiment éclipsée. Après l’abandon de la Russie, du Canada et du Japon, les signataires ne représentent plus que le dixième des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). L’avenir est des moins contraignants : 2015 pour aboutir à un accord global en 2020 ! Autant dire, utiliser une brouette pour transporter un hémiplégique à l’hôpital le plus proche !
Alors que le changement climatique semble être plus rapide que prévu, l’oeil rivé sur les Bourses mondiales, chacun défend ses intérêts et refuse toute phase de restrictions sur les émissions de GES. Les pays industrialisés reconnaissent du bout des lèvres leur responsabilité historique dans le désastre écologique à l’oeuvre depuis plus d’un demi-siècle. Les pays émergents ne veulent pas prendre le risque de réduire leur dynamisme économique. C’est en parfaite connaissance de cause que les élites dirigeantes, toutes tendances confondues, ont créé cette situation. Le dilemme est terrible : aujourd’hui, ou on s’acharne à préserver la planète et on torpille l’économie, ou on s’active à doper l’économie et on saccage ladite planète ! Ce que résume bien la vice-présidente en charge du développement durable à la Banque mondiale : « Les forêts ne peuvent pas être préservées si les gens ont faim. » Sept milliards d’individus dont une bonne partie fascinée par la technoscience, était-ce une fatalité ?
Logique de profit, logique de mort
Pendant des millénaires, l’activité productive des hommes, reposant essentiellement sur la chasse, la pêche, la cueillette, puis l’agriculture et l’élevage, s’est discrètement intégrée aux mécanismes de l’écosystème naturel. Tout s’accélère avec la révolution industrielle. Devenant de plus en plus abstraite, la science économique, inséparable de l’histoire du rationalisme occidental, intègre pleinement le dogme mécaniste. Dangereuse illusion d’un savoir qui, tout absorbé à contempler ses équilibres internes, se croit autonome par rapport à la réalité écologique. L’environnement a été subordonné aux besoins de l’activité économique et considéré comme un ensemble de ressources illimitées, les nuisances environnementales se traduisant par des coûts qui ne devaient pas être intégrés dans les calculs, c’est-à-dire « externalisés », donc reportés sur l’ensemble de la société et surtout les générations futures.
Le capitalisme n’a pas seulement réussi à dresser les salariés, les individus les uns contre les autres, il a réduit l’homme à ses deux seules fonctions de travailleur et de consommateur, il a opposé l’homme à la nature, l’écologie à l’économie. Une économie – et surtout une sphère financière – totalement déconnectée du réel, et qui s’impose comme finalité des conduites individuelles et des décisions collectives. Alors que la gestion des écosystèmes, élaborée depuis des millénaires, ne peut se concevoir que sur le très long terme, la recherche de l’accumulation du profit maximum opère sur le court terme. Alors que la logique du vivant consiste à maximiser des stocks (la biomasse) à partir du rayonnement solaire, l’économie capitaliste maximise des flux marchands en épuisant des stocks naturels. La nature transforme des déchets en ressources (économie cyclique), le capitalisme industriel fait l’inverse (économie linéaire). Alors que les écosystèmes non perturbés se diversifient, accroissant par là-même leur stabilité dans le temps, la gestion humaine, en privilégiant les variétés économiquement performantes, introduit l’uniformisation et l’instabilité. La reprodution du capital n’assure pas celle de la biosphère. C’est-à-dire en définitive une logique du vivant (photosynthèse) contre une logique de mort (marchandise, profit). Il est révélateur qu’un sol « mort » ait plus de « valeur » qu’un sol « vivant » (un espace vaut 10 à 100 fois plus comme terrain à bâtir que comme ensemble naturel !). Par ailleurs, le mode de calcul du PIB ne tient aucun compte de la dépréciation du capital naturel (eau, air, minerais, énergies fossiles, forêts…). Avant l’invention du feu, l’homme primitif ne dépensait que 2 à 3000 kilocalories par jour (pour sa nourriture) ; aujourd’hui l’Européen dépasse 150 000 kcal ! Parallèlement, la période de doublement de la population mondiale est d’environ 1500 ans du néolithique au milieu du 17e siècle, contre 35 ans pour la fin du 20e siècle. Une situation explosive !
Nous avons profité, sans les entretenir, des services rendus par les écosystèmes : nourriture, fibres, matériaux, ressources génétiques, épuration des eaux, fixation des sols, pollinisation, beauté des paysages…Nous avons oublié, ou ignoré, que les êtres vivants les plus « ordinaires » – que nous avons souvent qualifiés de « nuisibles » – (animaux, végétaux, mais aussi bactéries, virus, champignons…) assurent ce travail indispensable à notre survie. Nous avons considéré les sols comme des substrats inertes dans lesquels il fallait injecter de l’azote, du phosphate, du potassium. Nous avons bousculé les haies, les talus, refuges des oiseaux et des insectes, parce qu’ils constituaient des obstacles à la rentabilité de la mécanisation. Nous n’avons augmenté la production agricole qu’en utilisant dix à vingt fois plus d’énergie que nos ancêtres, avec par conséquent un rendement énergétique plus faible. Nous avons voulu façonner le monde à un rythme fou, avant de pouvoir comprendre l’ensemble des processus naturels qui régissent les interactions entre les organismes vivants de la biosphère (effets de synergie, de seuil, d’amplification, d’irréversibilité). Bref, nous avons considéré la « civilisation » comme la lutte permanente contre la nature.
Et c’est avec effarement que nous découvrons aujourd’hui qu’aucune disparition d’espèce n’est réellement compensable ; que chaque écosystème est unique, que sa destruction est souvent irréversible, malgré une grande capacité de résilience ; que les mécanismes de la nature sont des systèmes complexes et dynamiques, qui ne se soumettent pas à la modélisation comme des systèmes linéaires. Nous prenons conscience avec stupéfaction que les molécules chimiques empoisonnent les différents milieux de vie, que les stocks d’énergie fossile s’épuisent, que le climat menace de s’emballer, et que les solutions techniques censées résoudre les problèmes que nous avons créés pourraient bien n’être que des mirages. Est-ce si surprenant pour une civilisation qui semble avoir cessé de respecter la vie ?
Coopérer ou périr
Il est plus que temps de repousser les assauts des scientistes arrogants : on peut utiliser le passé sans être passéiste ; on peut s’opposer au progrès aveugle sans s’opposer aveuglément au progrès. Comme l’exprime D. Macdonald dans Le socialisme sans le progrès : « la culture d’aujourd’hui est imprégnée par la pensée scientifique, à un degré tel que des individus modérés et rationnels réagissent à la moindre mise en doute du progrès comme un fondamentaliste du Tennessee à qui l’on exposerait les théories de Darwin ». Constatant que les créations humaines tendent de plus en plus à s’affranchir de leurs créateurs, il est plus que temps de se livrer à une « interprétation écologique de l’histoire », de penser la complexité (analyse des relations, approche globale, mise en évidence des niveaux d’organisation, éclairage multidisciplinaire…), de réinventer notre rapport à la nature, c’est-à-dire de (re)devenir des observateurs attentifs du monde naturel ; de travailler avec, et non pas contre, cette nature ; de respecter le rythme et les propriétés du vivant ; de rendre compatibles nos modes de production avec les limites de la biosphère ; de retrouver des savoir-faire aujourd’hui disparus ou abandonnés. La « bio-économie » prétend réconcilier deux logiques qui n’auraient jamais dû s’opposer. « (…) la grande mission des individus n’est pas de conquérir la nature par la force mais de coopérer intelligemment et amoureusement avec elle », écrivait Lewis Mumford, philosophe de l’environnement influencé par la pensée politique anarchiste, et en particulier par E . Reclus.
La société humaine peut enrichir mais aussi détruire le monde naturel (et il sera plus difficile et plus coûteux de reconstruire la nature que d’élaborer un autre système économique); le social et le naturel s’interpénètrent constamment, les problèmes écologiques ne peuvent être diossociés des problèmes sociaux. La question fondamentale devient donc : comment reconstruire la société pour rendre harmonieux les rapports entre l’être humain et la nature ? Il apparaît évident, comme l’exprime Murray Bookchin, qu’il faille remettre en cause la notion même de domination. Les différentes formes de domination économique et culturelle (entre générations, entre sexes, entre groupes ethniques), l’émergence des hiérarchies, des classes, de l’Etat ont en effet accéléré la domination de la nature par l’homme.
Accéléré et non créé, car la réalité est probablement plus complexe. D’une part, des sociétés non hiérarchiques ont pu dégrader leur environnement. Contrairement au mythe du bon sauvage vivant en harmonie avec la nature, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont parfois surexploité jusqu’à l’extinction les populations animales qu’ils traquaient, en l’occurrence la mégafaune, l’ensemble des espèces animales de grande taille. D’autre part, des sociétés hiérarchisées (monde islamique, Extrême-Orient) n’ont pas engagé, comme l’Europe, un processus dynamique de transformation du monde, de croissance économique, c’est-à-dire de détérioration du monde naturel (même si ce n’est plus vrai aujourd’hui, notamment pour la Chine). L’erreur funeste serait de croire, comme la plupart des trotskystes notamment, qu’il suffirait de résoudre la question sociale pour traiter le problème écologique.
Quoi qu’il en soit, si l’humanité veut assurer son avenir, elle devra réinstaurer la primauté du politique sur l’économique, cesser la course à la productivité et la compétition pour le contrôle des ressources, remettre en cause une complexité de l’organisation sociale qui la fragilise, s’attacher à percevoir un intérêt général, à maintenir la diversité mais dans l’unité, à prioriser la couverture des besoins vitaux (alimentation, santé, éducation, culture), les technologies « écologiques », les structures à échelle humaine, à promouvoir la participation, l’engagement, la responsabilité individuelle, la solidarité, la recherche d’un développement qualitatif. Il faut tout autant se méfier d’une idéologie qui exige le sacrifice du présent au profit de l’avenir que d’une société qui condamne ses descendants par des choix irréversibles. Il n’y aura d’avenir que dans l’élévation de l’homme.
Jean-Pierre Tertrais (Groupe La Sociale, FA Rennes), mars 2012