Quelques réflexions autour du massacre du 17 octobre 1961
Le 17 octobre 1961, dans l’indifférence d’une France anesthésiée, c’est une véritable guerre de type colonial qui devait se dérouler à Paris. Le lendemain, la presse ne s’était pas trop étendue sur un massacre froidement organisé par la police parisienne. La répression conduite contre les Algériens paraissait être à cent lieues des préoccupations ordinaires de la France profonde. La police s’était simplement contentée de remettre au pas quelques trublions.
La France, pays des Droits de l’homme, ne s’est jamais contentée de conduire des guerres de conquêtes coloniales. Les ressortissants des pays qu’elle prétendait civiliser ont été considérés comme des indigènes à qui il était possible de « faire suer le burnous », ou de fournir de la chair à canon, comme cela avait été le cas au cours des deux guerres mondiales qui s’étaient déroulées durant la première partie du XXe siècle. Sans que cela puisse poser problème aux grands républicains qui gouvernaient la France, d’authentiques razzias étaient effectuées dans les pays de l’Afrique noire, comme dans le Maghreb. Ces troupes coloniales allaient constituer les régiments de zouaves, spahis, turcos, tirailleurs algériens, tabors marocains, aux uniformes rutilants. Tous étant placés sous la férule d’officiers impitoyables, et nul ne devait broncher dans les rangs.
La répression coloniale : une habitude bien ancrée
Après la défaite des puissances totalitaires en 1945, la France libérée, désormais dirigée par d’anciens résistants, allait faire montre de son savoir-faire. Dès le 8 mars 1945 (jour de la victoire sur l’Allemagne nazie), c’était la répression meurtrière en Algérie, et le Constantinois était mis à feu et à sang, avec des dizaines de milliers de morts ; les colons faisant le coup de feu aux côtés des militaires. Motif : la revendication d’une certaine autonomie interne jugée inacceptable. En mars 1947, c’était le soulèvement des Malgaches qui osaient revendiquer l’indépendance de Madagascar. Ces audacieux feront l’objet d’une répression faisant près de 100 000 morts. Le président de la République, Vincent Auriol (socialiste), confiera ingénument: « On a peut-être tiré à tort et à travers… » Dans le même temps, les communistes indochinois, qui avaient constitué le Viêt-minh et prétendaient se séparer de la France, étaient agressés dès 1946. Le Vietnam en formation allait subir une guerre sanglante qui se terminera par la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu, en avril 1954. Passons rapidement sur la fausse décolonisation des pays de l’Afrique subsaharienne dont les militants démocratiques seront matés par certains gouvernements pratiquement mis en place par l’ancien colonisateur, en 1959 et 1960: la Françafrique prenant le relais. C’est le gage au coeur que la caste militaire avait dû quitter le Vietnam sur une défaite cuisante. Se promettant bien de prendre sa revanche. Cette volonté de mettre au pas les peuples colonisés récalcitrants ne tarderait pas à se matérialiser après le 1er novembre 1954 qui marque le début de l’insurrection algérienne. Dès lors, ce qui était décrit comme des « opérations de maintien de l’ordre» allait bientôt se transformer en une véritable guerre, avec tout un peuple considéré tel un ennemi héréditaire. Ce n’était pas la première révolte contre le colonisateur et il serait dommage d’oublier le soulèvement des Kabyles, en 1871, qui verra de nombreux insurgés déportés en Nouvelle-Calédonie, bientôt rejoints dans cette île lointaine du Pacifique par Louise Michel et ses camarades rescapés de la répression qui avait suivi la Commune de Paris.
Bien avant le 17 octobre 1961, des cadavres flottaient sur la Seine
Après ce long préambule, il est temps d’en arriver à l’essentiel de ce rappel à l’histoire : en fait, la première répression de masse conduite dans les rues de Paris depuis l’écrasement des barricades en juin 1948 et la férocité mise en oeuvre par la soldatesque versaillaise pour assassiner les combattants de la Commune, en mai 1871. En cette année 1961, la guerre s’éternisant en Algérie et devant le refus du FLN de la moindre compromission, des pourparlers secrets commençaient à se multiplier en vue de cette indépendance tellement rejetée par les militaires et les colons. D’où ce putsch des généraux à Alger, conduit par le général Salan, le 28 avril 1961, et la création de l’OAS (Organisation armée secrète). En France, au fil des mois, l’influence des nationalistes algériens n’a fait que s’étendre dans les villes industrielles, dans le même temps que la police, alliée de fait à l’OAS, pourchasse les travailleurs venus d’Afrique du Nord. Bien avant la nuit sanglante du 17 octobre 1961, la communauté algérienne est déjà lourdement réprimée. C’est ainsi que, de janvier à la fin du mois d’août 1961, plus de 450 Algériens ont été abattus ou sont morts sous la torture du fait de la police ou dans diverses officines. Dans son livre, La Bataille de Paris (Le Seuil, 1991), Jean-Luc Einaudi rappelle que, tout au long du mois de septembre et dans les premiers jours d’octobre, il était possible de voir des cadavres d’Algériens flotter sur la Seine ou le canal Saint-Denis, certains d’entre eux ayant les mains liées dans le dos. Ce qui mettra le feu aux poudres, c’est l’instauration, le 5 octobre 1961, d’un couvre- feu, pour les Algériens, entre 20h30 et 5h30 du matin. Le préfet de police, Maurice Papon, couvert par le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, avait donc décidé de marginaliser des dizaines de milliers d’Algériens. Lesquels étaient toujours, formellement, des citoyens français à part entière. Dès lors, quiconque avait le mauvais profil, le teint basané ou les cheveux crépus, risquait de se faire embarquer par les policiers en chasse contre les «Bougnoules ». Nombreux seront aussi les Tunisiens et les Marocains victimes de cette traque conduite contre ceux que la préfecture de police décrit alors comme Français musulmans algériens (FMA). D’ordre de Maurice Papon, les débits de boisson « tenus et fréquentés » par des Français musulmans devaient être fermés à partir de 19 heures. Comme rien ne devait être laissé au hasard, tout Français musulman circulant en voiture, de jour comme de nuit, était interpellé et son véhicule susceptible d’être mis en fourrière. Cette note de service étant complétée par une circulaire datée du 7 octobre, où il était précisé que les Français musulmans interpellés durant les heures de couvre-feu devaient être dirigés sur le centre d’identification de Vincennes. Avec, bien entendu, les mauvaises manières policières en prime.
Manifester pacifiquement sans répondre aux provocations policières.
Ce couvre-feu, inacceptable, ne pouvait que provoquer une réaction forte de la part du Comité fédéral de la Fédération de France du FLN. Avec comme directive, outre le boycott de cette décision, de sortir en masse avec femmes et enfants, et même endimanchés si possible. Particulièrement dans les grandes artères de la capitale : sur les Grands Boulevards, le boulevard Saint-Michel et les Champs-Élysées. Les commerçants algériens étaient invités à baisser leur rideau durant vingtquatre heures, en signe de protestation contre le couvre-feu. Par la suite, indiquait cette directive des instances métropolitaines du FLN, « à partir du troisième jour, tous les hommes sortiront normalement comme par le passé. Comme si la mesure du couvre-feu n’existait pas 1 ». Si les autorités policières avaient envisagé de terroriser les Algériens, elles se trompaient lourdement et la réaction de Maurice Papon sera d’autant plus violente. Déjà, le 2 octobre 1961, dans la cour d’honneur de la préfecture de police, lors des obsèques d’un policier, il lançait cet avertissement : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ! » Proclamation aussitôt reçue comme une autorisation de tuer. Ce même jour, à Montrouge, il dit aux policiers du commissariat local :« Vous serez couverts. Je vous en donne ma parole 2. » Le terrain est préparé pour la répression annoncée. La grande soirée de manifestation va donc se dérouler le 17 octobre 1961. Les consignes des responsables du FLN sont claires : interdiction de porter sur soi ne serait-ce qu’un simple canif car la volonté est affirmée de manifester pacifiquement. Autre directive impérative : ne pas réagir à la brutalité policière. Le secret étant bien gardé, les services de Maurice Papon ne seront informés que dans la matinée du 17 octobre de l’ampleur de la manifestation qui se prépare. Aussitôt, le préfet de police se fait donner carte blanche par le Premier ministre, Michel Debré, pour réprimer lourdement si nécessaire.
Une rafle organisée avec l’aide des bus de la RATP
Avant même que les manifestations se mettent en place, sur les lieux prévus, des milliers de policiers sont déjà présents, ainsi qu’aux portes de Paris. C’est ainsi que les Algériens qui sortent du métro ou descendent des autobus sont interpellés. Comment ne pas rappeler que la véritable rafle opérée ce soir-là avait pu se dérouler avec l’aide massive des moyens roulants de la RATP. Cela sans que les syndicats aient opposé le moindre refus, émis quelques protestations. Il en avait été de même lors de la rafle du Vél’d’Hiv, le 16 juillet 1942, sauf que le 17 octobre 1961 nous n’étions plus sous la botte nazie. Il n’en reste pas moins que plusieurs milliers de manifestants ont pu se rassembler, tandis que dans les rangs policiers commence à circuler la rumeur: « On a eu des collègues tués. Il faut bouffer du Bougnoule ! Pas de cadeaux 3 ! » Ce sera le cas. La férocité policière pourra s’exprimer dans toute son horreur. Au-delà des matraquages sauvages, des Algériens serons jetés à la Seine, après avoir été blessés : ceux qu’on appellera les « noyés par balles ». Seul parmi les photojournalistes, Élie Kagan sera en mesure de prendre de nombreux clichés de cette répression sanglante mise en oeuvre dans un pays se revendiquant de la démocratie. Le 17 octobre 1961, des milliers d’Algériens ont été « ramassés » par les policiers et chargés à bord des autobus de la RATP pour être conduits au palais des sports de la porte de Versailles ou au centre d’application de la police de Vincennes où il seront lourdement malmenés selon les témoignages de quelques rares policiers indignés. Au-delà des chiffres approximativement révélés, il y aura des milliers de blessés et peut-être deux cents morts. Sans oublier les nombreux manifestants expulsés vers l’Algérie. Au lendemain de cette soirée répressive, comme si la démonstration raciste n’avait pas été suffisante, des équipes de policiers haineux viendront se livrer à des « ratonnades» dans les bidonvilles de Nanterre. Surtout ne pas se laisser aller au moindre amalgame mais, très récemment, le 31 août 2011, la police parisienne s’est crue autorisée à utiliser les tramways de la banlieue parisienne pour expulser une centaine de Roms de leur campement de Saint-Denis. Sans véritable réaction de la direction de la RATP et pas d’avantage des syndicats. Certes on ne déportait pas, on se contentait « d’évacuer » des indésirables après, très souvent, avoir séparé les enfants de leurs parents. Au soir de cette opération nauséabonde, on expliquait dans les instances policières : « Il n’y a pas eu de contrôle d’identité, ni d’interpellations… Tout s’est très bien passé ! » La guerre d’Algérie se poursuit en banlieue Cinquante ans après le 17 octobre 1961, on ne massacre plus, on expulse. 30 000 sanspapiers « non souhaités » par Nicolas Sarkozy seront « reconduits à la frontière », en 2011, par les soins des sbires de Claude Guéant. Ceux des « indésirable » qu’il n’est pas possible d’expulser immédiatement sont enfermés dans des centres de rétention administrative et traités tels des criminels par les fonctionnaires de la police de l’air et des frontières à qui l’on s’est bien gardé d’enseigner le respect des droits de l’homme. Cinquante ans après le 17 octobre 1961, la guerre d’Algérie se poursuit dans les banlieues du pays de la liberté. Avec pour victimes des jeunes que les différents gouvernements se sont appliqués à marginaliser, après avoir exploité et ghettoïsé leurs parents. Unique remède pédagogique aux conflits nés de cette volonté : la matraque, quand ce n’est pas le flash-ball, le täser, quand ce n’est pas la balle meurtrière. Encore une fois, il ne peut être question de se livrer au moindre amalgame mais, à moins de vingt ans de distance, de nombreux policiers avaient pu participer au rafles visant des juifs étrangers affolés, et celles ayant pour cible des Algériens revendiquant leur indépendance. En effet, le policier âgé de 25 ans le 16 juillet 1942 n’avait que 44 ans le 17 octobre 1961. Ce fonctionnaire, prêt pour toutes les missions, aurait pu participer à ces deux actions répressives. Ce policier ordinaire n’était peut-être pas raciste, mais le sort des Juifs en 1942 comme celui des Algériens ne le concernait pas. Dans les deux situations, il lui suffisait d’obéir à des ordres dont il n’avait pas à discuter le bien-fondé.
1. Ces précisions nous ont été fournies par Jean- Luc Einaudi dans son livre La Bataille de Paris. On peut se reporter utilement à l’ouvrage de Michel Levine, Les Ratonnades d’Octobre, Ramsay 1985. 2. Id. 3. Id.
Maurice Rajsfus, Le Monde Libertaire (13 au 19 octobre 2011)