Réflexion sur le droit et les droits
Cette réflexion est suscitée par un ras-le-bol de cette tendance de la gauche consistant à réclamer des droits à nos ennemis qui prétendent en être les garants, ou consistant à les implorer de se les appliquer à eux-mêmes. Comme si ceux-ci pouvaient abolir d’eux-mêmes leur emprise sur nous. Comme s’ils pouvaient ne pas profiter de ces revendications pour accroître leur pseudo-légitimité…
En société étatiste, c’est-à-dire d’organisation sociale sous le dénominateur commun d’une domination politique, économique et sociale de certaines personnes sur d’autres, le droit n’est qu’une mascarade. Le droit écrit, apparu en même temps que la volonté des Etats de fixer leur domination dans un marbre sacré, s’est construit de fait au gré de rapports de force. L’ambiguïté du droit des dominants, avec un volet répressif d’une part et un volet « social » d’autre part, ne reflète pas une « neutralité » de l’Etat. A notre sens le droit étatique, pas plus que l’Etat, ne peut être considéré comme un outil neutre.
Si l’ensemble des composantes du mouvement social réprouve (quoiqu’il y ait hélas des exceptions) le côté répressif du droit bourgeois, au sens où celui-ci sanctifie la propriété privée d’une part et la domination d’autre part, et si le même mouvement social considère aussi généralement que les droits sociaux ne sont et n’ont été obtenus par un rapport de force, la façon d’envisager tactiquement ces droits sociaux diverge néanmoins radicalement. Notamment entre les tenant-e-s de la « transition », s’inspirant de la tradition sociale-démocrate ou léniniste, et les anti-autoritaires, s’inspirant de la tradition anarchiste ou libertaire.
Les droits dits « sociaux » n’ont jamais été conquis que par les luttes, c’est un fait. Un Etat ne décrète de tels droits, débordant de ses prérogatives régaliennes traditionnelles qui sont sa véritable nature (domination armée, judiciaire, fiscale), que s’il est placé malgré lui en situation de devoir faire des concessions, lorsqu’il sent que les fondements mêmes de sa domination vacillent. Que le rapport de force faiblisse, voire s’inverse, et ces droits ne seront pas ou plus appliqués ; ils seront même parfois purement et simplement supprimés. Nous constatons ainsi que l’Etat outrepasse quotidiennement son propre droit en termes de répression, mais rechigne en permanence à appliquer les droits sociaux (logement par exemple). Les attaques régulières de l’Etat ces dernières décennies contre les « droits sociaux » et les « services publics » s’inscrivent dans ce rapport de force. Que ce rapport de force ait tourné à la faveur des dominants et des exploiteurs n’est d’ailleurs pas sans rapport, à mon sens, avec l’accaparement du champ des luttes sociales par une certaine gauche « citoyenne », avec son cortège d’illusions mortelles pour le mouvement social.
On pourrait m’objecter que l’Etat met encore tout de même en oeuvre des droits sociaux bien réels, aidant de fait nombre d’exploité-e-s / dominé-e-s à survivre. C’est un fait indéniable, mais ce qu’il me paraît intéressant de relever ici, c’est justement ce caractère de survie, et non de vie épanouie. Si droit de grève, RSA, planning familial (pour exemple) permettent en effet de rendre la vie moins dure à des millions de gens, ce n’est que pour les maintenir en vie dans l’objectif de continuer à les soumettre, en monopolisant la gestion de ces droits. Il est en effet intéressant de noter que ces droits sociaux préexistent dans les faits. Avant même d’obtenir le « droit » de faire grève, les associations ouvrières occupaient les usines et manifestaient en force. Avant même la sécurité sociale, les syndicats avaient leurs propres caisses de solidarité autonomes pour les grèves, les retraites, les maladies, le chômage, au point qu’au début du siècle, la CGT rejetait la velléité de l’Etat d’en accaparer la gestion. La sécurité sociale de l’après-2ème guerre mondiale a depuis occulté cette réalité historique. Les plannings familiaux ou le droit à l’avortement s’inscrivent eux aussi dans la velléité de l’Etat de monopoliser la gestion de pratiques qui étaient auparavant nées et organisées au sein de collectifs féministes autonomes de lutte. Le « droit de vote », de type représentatif et historiquement défendu par la gauche bourgeoise, s’est inscrit très tôt dans la volonté de briser les fonctionnements égalitaires des mouvances révolutionnaires, qui pratiquaient plutôt le mandat impératif, et où les mandatés, révocables, devaient rendre compte à leurs mandataires. Et ainsi de suite…
Comme l’indique le symbole même de la statue de la justice, le droit est en fait indissociable pour l’Etat d’une sorte d’épée symbolique, inspirant crainte et respect ; mais à un seul tranchant, celui forgé pour tailler dans les opprimé-e-s. L’autre tranchant, celui des responsabilités sociales de l’Etat sensées garantir les opprimé-e-s contre leurs oppresseurs, est toujours assez émoussé pour être rendu inoffensif. Malgré cette évidence historique, cette arme du droit, de la « légitimité » de l’Etat (sans laquelle il ne pourrait se maintenir à long terme, en n’exerçant qu’une simple force brutale de coercition), continue d’exercer un véritable mirage chez nombre de militants politiques, syndicaux et associatifs. Dans ce système généralisé de la dépossession politique, économique et sociale, le droit sert surtout à maintenir l’illusion d’un Etat comme lieu « neutre », lieu de « médiation » universelle, de « dialogue social ». C’est cette illusion de droit qui confère aujourd’hui encore à l’Etat sa légitimité auprès d’un grand nombre d’exploité-e-s et de dominé-e-s, qui se soumettent régulièrement au rituel du vote, croyant qu’il pourrait ressortir des urnes autre chose que la ratification de l’injustice actuelle. Ratifier, légitimer l’injustice systémique, voilà le fondement du système juridique.
Pour nous libertaires, les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. Il n’y a rien à attendre de l’Etat dans des négociations, sinon tactiquement, dans la perspective résolue de gagner en force contre sa domination, pour le faire disparaître. En appeler à l’illusion de sa bienveillance et à son arbitrage, c’est retourner cette dynamique contre nous-mêmes. Nous ne sommes pas contre le fait de procéder par étapes, mais si étapes il y a, c’est dans le but précis d’une abolition de la domination, qui définit par ailleurs la nature même de ces étapes.
La conception libertaire de la liberté n’est pas celle du citoyennisme des droits de l’homme riche. Ma liberté ne finit pas là ou commence celle des autres, c’est au contraire là qu’elle commence. Dans le cadre d’une société libertaire, c’est-à-dire débarrassée de la dépossession sociale, économique et politique, débarrassée de rapports sociaux de domination et d’exploitation, et où primeraient autonomie, entraide et possession sociale des moyens de production, plus mon voisin et moi-même serions libres de créer, d’inventer, d’agir et de nous organiser comme nous l’entendrions, plus lui et moi aurions accès aux fruits de l’activité sociale ; plus lui et mois serions libres. Cette proposition, que nos détracteurs qualifient souvent d’utopiste, n’est pas un rêve décliné au futur, dans un horizon sans cesse repoussé de lendemain qui chante. Nous l’expérimentons au quotidien, dans nos luttes, dans nos alternatives en actes, dans nos organisations formelles ou informelles. C’est cette « utopie » en luttes et en actes, qui permet d’ailleurs aujourd’hui à nos détracteurs de bénéficier des maigres droits qu’ils chérissent, concédés à regret par le pouvoir. C’est cette « utopie » qui surgit partout où des gens se rencontrent et s’organisent sans chefs, pour cultiver des terres, créer des réseaux d’échanges de ressources et de savoirs, vivre plus heureux ici et maintenant. Cette « utopie » est celle de la maturité humaine. Pour nous libertaires, l’utopie délirante est celle qui consiste à croire que nous pourrions bénéficier de libertés sans avoir à les susciter, et à lutter pour les défendre. Que nous pourrions continuer indéfiniment à vivre dans ce système de destruction sociale et écologiste qu’est le capitalisme, sans être menacé-e-s à plus ou moins long terme d’extinction de l’humanité et de la planète.
Dès lors, notre droit ne se définit pas par la répression de la société capitaliste, qui à notre sens n’est que le garant de monopoles économiques, sociaux et politiques qui privent tout le monde des décisions et d’un accès aux ressources. Le droit se comprend selon nous, si tant est qu’on éprouve encore le besoin de parler de « droit », en contractualités libres. Contractualités-repères permettant à tout un chacun de vivre mieux, au sens où ces repères permettent de mieux nous organiser dans nos activités. Nulle sacralisation du droit, du principe idéologique primant sur nos besoins réels. Dans le cadre d’un tel « droit, partant du réel et de nos vécus, il est à tout instant possible de redéfinir ensemble ces règles en fonction des données réelles de nos situations respectives et collectives. La règle n’est pas ce qui interdit et limite, la règle est pour nous, lorsqu’elle est jugée nécessaire, ce qui nous permet de nous régler les uns sur les autres, pour démultiplier nos potentialités respectives et collectives.
C’est le fondement du fédéralisme libertaire, reposant sur l’autonomie de décision et de fonctionnement des individus librement organisés ; sur la subsidiarité, garante de l’autonomie, permettant de faire primer ces fonctionnements locaux sur ceux décidés à l’échelle de groupements humains plus larges, dans une liberté reconnue par tou-te-s d’expérimenter ; mais aussi sur la péréquation, pour qu’il y ait égalité d’accès réel, pour tou-te-s et en fonction des besoins exprimés, aux ressources de l’activité sociale.
Assez donc, de revendiquer des droits auprès des ennemis de notre liberté. Nous ne voulons pas de faux contrats, léonins, dissimulant des inégalités de fait, et légitimant notre soumission. Nos contractualités doivent au contraire nous permettre à tou-te-s de nous épanouir, dans nos diversités, et même nos divergences.
Les droits sont nôtres, ou ne sont pas.
Juanito, Pavillon Noir (Fédération Anarchiste 86).