Sexe, genre et tubercule génital
J’aimerais vous amener, par l’imagination, à observer un monde différent, quelque part ailleurs dans l’univers, un endroit habité par une forme de vie qui ressemble beaucoup à la nôtre, à cela près que ces créatures grandissent avec un savoir particulier : elles savent être nées avec une variété infinie. Elles savent, par exemple, que leur code génétique les fait naître avec des centaines de configurations chromosomiques différentes, à l’endroit de chaque cellule dont nous dirions qu’il détermine leur « sexe ». Ces créatures n’apparaissent pas uniquement sur le mode XX ou XY ; elles naissent également en mode XXY, XYY et XXX, plus une longue liste de variations en « mosaïque » où certaines cellules présentent une combinaison particulière et d’autres cellules, une autre. Certaines de ces créatures naissent avec des chromosomes qui ne sont mêmes pas tout à fait de type X ou Y, puisqu’une petite partie d’un chromosome se détache et va se coller à un autre. Il existe des centaines de combinaisons différentes et, même si elles ne sont pas toutes fécondes, beaucoup d’entre elles le sont. Les créatures de ce monde apprécient leur individualité, se délectant du fait de ne pas être sécables en catégories distinctes. Ainsi, lorsqu’arrive un nouveau-né doté d’une configuration chromosomique rare, ésotérique, on fait une petite fête en se disant : « Ha ha ! Un autre signe que nous avons toutes et tous notre propre identité. » Ces créatures vivent également avec la conscience d’être nées selon une large palette de configurations génitales. Les structures tissulaires placées entre leurs jambes varient le long d’un continuum allant d’un clitoris et d’une vulve à un pénis et un scrotum, dans toutes les combinaisons et gradations possibles. Ces êtres vivent en sachant que, dans tous les cas, leurs parties génitales se sont formées avant la naissance à partir exactement du même petit bouton de tissu embryonnaire appelé tubercule génital, qui s’est développé sous l’influence de quantités variables d’une hormone, l’androgène. Ces créatures aiment et respectent les parties génitales naturelles de tout le monde – y compris celles que nous décririons comme un micro-phallus ou un clitoris de plusieurs centimètres. Elles trouvent étonnant et inestimable que, comme leurs parties génitales viennent toutes du même tissu embryonnaire, ces parties soient innervées de façon très semblable, de sorte qu’elles réagissent au toucher avec la même énergie délirante qui résonne parfaitement entre elles. « Ciel, pensent ces créatures, tu dois ressentir quelque chose dans ton tubercule génital qui ressemble intensément à ce que je ressens dans le mien. » Bon, d’accord, elles ne le pensent pas exactement de façon aussi loquace ; à cette étape, elles sont plutôt en proie à leurs émotions ; mais c’est un fait qu’elles ressentent un lien réciproque très puissant – dans la gamme de leur merveilleuse diversité. Je pourrais continuer. Je pourrais vous parler de la variété d’hormones qui ruissellent dans leurs corps en une multitude de formes et de proportions différentes, aussi bien avant la naissance que durant toute leur vie – les hormones que nous disons « sexuelles », mais que ces créatures appellent « inducteurs d’individualité ». Je pourrais vous dire comment ces créatures pensent à la procréation. Durant une partie de leur vie, certaines d’entre elles sont tout à fait capables de gestation, d’accouchement et de lactation ; et, durant une partie de leur vie, certaines d’entre elles sont tout à fait capables d’insémination ; et, durant une partie ou la totalité de leurs vies, certaines sont incapables de l’une ou de l’autre de ces fonctions ; elles concluent donc qu’il serait ridicule d’enfermer à perpétuité qui que ce soit dans une catégorie sur la base d’une capacité variable qui peut être utilisée ou non et qui, de toute manière, se modifie tout au long de leur vie de façon assez aléatoire et très personnelle. Ces créatures ne sont pas indifférentes à la procréation, mais elles ne passent pas non plus leur vie à bâtir une définition de soi axée sur leurs capacités reproductives variables. Elles n’ont pas à le faire parce que ce qu’elles ont de vraiment particulier, c’est la capacité de ressentir une identité personnelle sans devoir lutter pour s’adapter à une identité de catégorie basée sur leur anatomie de naissance. En fait, ces créatures sont tout à fait heureuses. Comme elles ne se soucient pas de répartir d’autres créatures en catégories, elles n’ont pas à se soucier d’être à la hauteur d’une catégorie à incarner. Ces créatures ont, bien sûr, du sexe. Du sexe joyeux, houleux et énergique, bouleversant et tumultueux, et du sexe tendre, frissonnant et transcendant. Elles ont du sexe doigts contre doigts, du sexe ventre contre ventre, du sexe tubercule génital contre tubercule génital. Elles ont du sexe, pas un sexe. La vie érotique de chacune de ces créatures n’est pas la performance obligée de leur statut au sein d’un système de catégories – parce qu’il n’existe pas de tel système. Il n’y a pas de sexes auxquels appartenir, ce qui fait que la sexualité entre les créatures est libre d’avoir lieu entre individus véritables, plutôt qu’entre représentants d’une catégorie. Elles ont du sexe. Elles n’ont pas un sexe. Imaginez vivre de cette façon. Vous avez sans doute deviné l’objectif de cet exercice de science-fiction : au plan anatomique, chaque créature de ce monde imaginaire pourrait correspondre en tout point à chaque être humain vivant sur Terre. En fait, nous sommes ces créatures – à tous égards sauf au plan social et politique.
John Stoltenberg
Ce texte est tiré du livre de John Stoltenberg, Refuser d’être un homme (Syllepse).