NdPN : une petite fable contée par Jean. Ce texte est aussi consultable et téléchargeable sous format brochure (cliquer ici).
La fable des fous
Autrefois, fut un temps où tout être humain s’appropriait librement son environnement. On avait parfois besoin d’accumuler de la nourriture pour manger, dans les périodes où la terre ne produisait plus en abondance, de bois pour se chauffer… On construisait des habitations individuelles ou collectives, aussi jolies qu’inventives, plus ou moins temporaires ou durables en fonction des pérégrinations et des rêves des uns et des autres. On disputait et on se disputait joyeusement. On avait des petits rites pour se retrouver, s’aimer et se raconter des histoires. Au cours de ces fêtes et de ces assemblées, les humains, qui découvraient mille et une ressources lors de leurs voyages ou méditations pour satisfaire leur curiosité insatiable et joyeuse, les partageaient. Ils partageaient aussi leurs techniques, et élaboraient alors des outils aussi farfelus qu’utiles, démultipliant l’accès de tous aux curieux trésors de ce monde. En fonction des besoins singuliers ou collectifs, lorsque les humains étaient incapables de glaner ou de produire tout par eux-mêmes (ce qui était le cas dans de nombreux cas), ils s’organisaient à plusieurs, voire parfois en plus grand nombre. La vie n’était pas toujours facile, mais tout le monde s’amusait bien, et chaque jour qui venait était une aventure.
Arriva un jour où certains devinrent fous, et décidèrent de s’exclure du monde en même temps que d’eux-mêmes. Ils se retirèrent derrière des murs épais, et par peur maladive du manque alors que tout était en abondance, par une haine étrange des autres ou par ignorance de l’évidence, ils mirent sous scellé ce qu’ils ne consommeraient de toute évidence pas. Au point qu’ils préféraient laisser pourrir une grande quantité de ressources inutilisées dans leurs entrepôts, que de laisser les autres avoir accès à ce qui leur permettrait de satisfaire eux aussi leurs besoins. Avant de les appeler fous, on les appelait les Peureux, ou les Ignorants.
A la source de cette peur, il y avait en effet l’ignorance, car de tout temps les ressources de ce monde ont été suffisantes pour que vivent tous les êtres humains dans la satisfaction pleine et entière de leurs besoins, pour peu qu’ils partagent les ressources et ne les claquemurent pas à double tour. Les humains avaient toujours suivi cette évidence, partagée du reste par tous les autres êtres vivants : s’approprier de quoi vivre, mais sans pour autant empêcher les autres êtres vivants de s’approprier eux aussi ce dont ils avaient besoin. S’approprier n’avait jamais été jusque là un problème en soi, chaque ressource produite par ce monde appartenant tout aussi bien à chacun qu’à tout le monde. Les humains vivaient juste dans la conscience que toutes les vies étaient liées entre elles, et que porter atteinte aux autres c’était fatalement se condamner soi-même. Et les humains qui étaient en peine de voir ces fous si malheureux, partageaient parfois avec eux quelque plat, quelques baisers ou quelques mots, et certains étaient guéris de leur peur.
Au début donc, l’on considéra ces fous avec une certaine compassion : en privant toute autre personne qu’eux-mêmes de l’usage potentiel des ressources, ils se privaient eux aussi du monde en faisant la garde ridicule de leurs biens, passant jours et nuits à les contempler, et se désolant de les voir pourrir. Si l’on riait ou hausait les épaules en voyant ces fous glaner maladivement des champignons, du bois, du miel et des plantes, on faisait vite tomber ce qui dépassait de leur panier quand leur glanage empêchait les autres de pourvoir à leurs besoins. Et les fous rentraient chez eux en marmonnant des propos décousus.
Bref, on ne se méfiait pas d’eux, on était plutôt triste ou on passait son chemin. Si quelques fous l’étaient devenus au point de faire violence aux autres humains, en leur prenant des mains les fruits de leur glanage par exemple, on leur distribuait parfois quelques claques et coups de pieds aux fesses, et tout rentrait dans l’ordre, car la force d’une minorité de ces pauvres fous n’était rien face à la force du plus grand nombre pour faire tomber leurs paniers démesurés, trouver leurs cachettes et en faire sauter les scellés.
Mais force était de constater que la forêt était saccagée par de plus en plus de fous. C’était logique, car certains étaient plus discrets que d’autres, ne sortant plus que la nuit de leurs maisons de pierres. Et à force de les laisser faire, les ressources étaient devenues plus rares, et chacun commençait lui aussi à amasser et dissimuler dans quelque trou caché ou derrière quelque mur, par peur de manquer (sait-on jamais).
L’habitude créa l’habitude, et cacher les glanages devint dans certaines contrées comme un réflexe, qui déteignit jusque sur les relations entre les humains. On voyait même quelques fous enfermer leurs partenaires amicaux, affectifs et sexuels à double tour. Certes, beaucoup défonçaient les portes pour retrouver l’air libre mais quand les ressources devinrent rares, on vit certains de ces partenaires demeurer dans les grottes, où malgré la solitude où ils se retrouvaient plongés, ils étaient au moins sûr de pouvoir se sustenter en piochant dans les monceaux de richesses. A condition de ne pas trop prendre, car sinon les fous les battaient.
Au bout d’un moment, les fous devinrent vraiment nombreux. En privant les autres des ressources qu’ils avaient accumulées et qui pourrissaient dans leurs tanières obscures, ils s’interdisaient de fait eux aussi d’user des ressources privatisées des autres fous. Cela engendra des guerres absurdes, où l’on vit des fous commencer à attaquer les demeures d’autres fous, pour agrandir leur butin. Ils inventèrent des armes qui ne servaient plus seulement à se défendre contre les crocs et les griffes voire contre d’autres fous trop agressifs, mais à attaquer et à tuer tous ceux qui s’opposaient à leur prédation, à leur folie de l’exclusivité qui les excluait eux-mêmes des autres. Et à exterminer de plus en plus d’animaux en général, qui selon eux concurrençaient leur glanage.
La peur commença à se diffuser chez les humains, qui étaient pourtant si courageux et le coeur léger, autrefois. Cette peur était celle de manquer, car les ressources devenaient vraiment rares. Certains humains parmi les plus lâches se mirent au service de certains fous qui consentaient à concéder une infime partie de leur stock pour les nourrir, en échange de leur soumission inconditionnelle. Certains fous, devenus si peureux et si coupés du monde qu’ils n’osaient plus sortir du tout de leur tanière obscure, demandèrent à ces serviteurs de piller à leur place.
Les humains les plus faibles acceptèrent et se firent soldats. Ils se constituèrent en bandes armées et de par leur nombre, s’attaquèrent aux nombreux humains encore libres qui vagabondaient encore. Non seulement ils pillaient leurs ressources, mais ils les violaient et les mutilaient, et les obligeaient à devenir eux-mêmes des esclaves-soldats, sans quoi ils seraient tués. Il était difficile de ne pas accepter cette proposition injuste, et ce fut le début des contrats. Pour officialiser la chose, on fit écrire ces accords fumeux par les serviteurs qui ne savaient que tenir un crayon, et ce fut le début du droit.
Cela dit, beaucoup d’humains vivaient encore sous des cieux plus cléments où l’on n’avait pas encore entendu parler de toute cette étrange folie, et quand un voyageur consterné venait raconter cette histoire, on riait de ces fous, puis on les plaignait pour leur façon de vivre sans vivre. Mais une à une, ces riantes contrées furent envahies par des armées de fous qui n’avaient plus rien à glaner sur leur territoire, et plus assez à manger puisque tout pourrissait dans leurs sombres cachots. Les conquêtes furent sanglantes car les humains n’étaient pas préparés à se défendre.
Les plus fous d’entre les fous avaient ainsi tant accumulé grâce à leurs soldats partis en conquête, qu’ils ne parvenaient plus à s’empiffrer du centième de tout ce qu’ils possédaient, et bien que cela leur posât problème pour aller aux toilettes et que leur corps devint bouffi, ils exigeaient toujours plus. Certains étaient devenus si fous qu’ils décrétaient que toute la terre et les hommes étaient leur possession. Et ils se proclamaient rois, alors qu’ils étaient franchement laids et pitoyables à voir, du fait de leur mode de vie. Une fois les humains asservis, quand les territoires de ces rois en venaient à se toucher, cela engendrait des guerres entre les armées de ces rois des fous. Et de nombreux soldats mouraient à intervalles réguliers. Mais cela indifférait totalement les rois des fous, qui ne mettaient de toute façon plus le nez hors de leurs sombres grottes et de leurs froides citadelles. Et puis ainsi, il y avait moins de monde à qui distribuer des miettes, et ça faisait un peu le ménage.
De ces guerres émergèrent bientôt des Etats, dominés tyranniquement par les rois des fous les plus fous. Les territoires où s’étendaient ces Etats n’étaient guère beaux à voir. Les arbres étaient coupés, les montagnes trouées, la terre épuisée, et bien entendu les humains étaient décimés, par la famine, les guerres et des maladies physiques et mentales nouvelles, liées à ces conditions sociales insupportables de privations et de brimades. Il était d’ailleurs ironique de voir les rois des fous appeler fous les gens en souffrance qui ne parvenaient pas à s’adapter à leurs caprices.
Il y eut alors des révoltes, car les humains n’avaient pas encore oublié le goût de la liberté, du partage et du jeu. Des entrepôts furent démolis et les gens se réapproprièrent les fruits de la terre, jonglant avec des pommes pas encore moisies qu’on croquait à pleines dents, allumant des feux avec des meubles poussiéreux pour se réchauffer et danser, et on faisait beaucoup l’amour. Les humains se réappropriaient les terres, resemaient ici, replantaient des arbres là, se remettant à jouer, à danser, et à chanter. Certains rois en furent si chagrins qu’ils en moururent de dépit, quand ils n’étaient pas dévorés par leurs propres soldats hagards – ceux qui avaient survécu aux joyeuses raclées que leur collaient les rebelles, ou qui ne les avaient pas rejoints dans la fête.
Les rois, voyant bien que la force ne suffisait pas, et horrifiés de voir mises à la lumière du jour leurs précieuses possessions pourrissantes, convoquèrent leurs soldats les plus peureux, les plus fous et les plus retors, qui étaient choisis parmi ceux qui cauchemardaient le plus pendant la nuit, en pleurant et en hurlant. Les rois des fous demandèrent à ces soldats malades de trouver une solution à ce problème inévitable des révoltes. Il s’agissait d’inventer un moyen de convaincre le plus grand nombre de renoncer à l’usage de la force, à l’appropriation et à l’affirmation de soi, et même à la parole et à la danse. Ces conseillers revêtirent leurs plus belles parures qu’ils avaient dérobées aux humains et, s’infiltrant partout dans les assemblées et les fêtes, propagèrent des idéologies monstrueuses issues de leur cerveau malade : culpabilité religieuse, peur de tourments infernaux ou moraux… ils affirmaient que la vraie vie n’était pas ici et maintenant, mais ailleurs et après, et qu’il fallait la mériter en acceptant de souffrir au quotidien, de prendre sur soi, de travailler, et toutes sortes de billevesées. Ils décrétaient pour finir que toute appropriation devrait désormais passer par une autorisation édictée et estampillée par les rois des fous, sous la forme de lois ou de morceaux de papiers ou de métal, sur lesquels figuraient les visages des rois. De nombreux humains, fascinés par leurs parures et aussi par ces jolis objets brillants, ces cachets et ces signes étranges, se firent prendre au piège et les admirèrent. Certains rois poussaient même le vice jusqu’à faire voter les humains pour tel ou tel de ces soldats ou conseillers de confiance qui gardaient leurs trésors, en faisant croire à tout le monde que c’était ça, la liberté. On appela ça la démocratie représentative, et cela marchait si bien que la plupart des rois des fous se convertirent à ces méthodes, tout en envoyant de temps à autre leurs soldats piller et massacrer quand les humains ne se laissaient plus prendre au piège.
C’est ainsi que toute cette absurdité arriva, et cela se passait il y a quelques millénaires seulement de cela, et cela continue toujours. C’est ainsi que certains humains se mirent à accumuler, s’approprier un peu tout et exercer une contrainte psychologique et physique, tout en parvenant à convaincre la plupart des humains à renoncer à exercer ces mêmes facultés, parce qu’ils seraient inférieurs et devaient révérer les rois des fous, parce que ceux-ci se prétendaient éclairés par les dieux, les lumières de la raison ou la science économique. De part et d’autre, la peur avait triomphé. Peur de manquer, peur de s’approprier, peur de se défendre. Peur de vivre. Les rois, leurs conseillers et leurs soldats, tous plus fous les uns que les autres, étaient devenus si nombreux que l’obéissance aveugle était devenue la règle de toute vie en société, si tant est que l’on puisse encore appeler cela une société.
Heureusement demeuraient toujours quelques personnes qui, plus ou moins ouvertement, se désolaient de tout cela (chose que l’on appelait désormais « l’outrage »), et tentaient de satisfaire directement leurs besoins (chose que l’on appelait désormais le « vol »), en brisant les murs, en n’obéissant pas aux lois des rois et en se défendant comme ils pouvaient contre les soldats (ce qu’on appelait la « violence »).
Ces personnes partageaient leurs maigres ressources. On les appela par mépris les « partageux », les « communistes » ou encore les « anarchistes », parce que partager, mettre en commun ou refuser l’autorité était devenu une chose inacceptable.
Mais ils parvenaient encore à rire, à lutter et à raconter des histoires.
Jean