Valeurs et réalité présente
Les « valeurs » anarchistes, c’est quoi ? Liberté, égalité, solidarité… ah oui ? Qu’on les prenne un à un ou ensemble, ces mots ne veulent rien dire si nous les abstrayons de nos situations réelles.
Un patron pourra se sentir tout à fait partisan de ces notions, s’il se targue de la liberté… d’entreprise et du libre marché, de l’égalité… des chances, et de la solidarité… nationale via les cotisations sociales versées par « lui » à l’Etat – ou de cette solidarité… caritative quand il « donne aux pauvres ». Or la libre entreprise et le libre marché n’existent pas, parce qu’il n’y a de contractualité qu’entre égaux, et que le capital n’est pas réparti également puisque c’est sa raison d’être même que d’être monopolisé. Donc pas d’égalité des chances, d’autant plus que l’inégalité intrinsèque au capitalisme s’applique tout aussi bien à ce fameux « capital culturel » délimité par le cadre étriqué de normes sociales. Et pas de solidarité non plus, puisqu’elle n’est ici que la rustine sur la jambe de bois de la guerre totale au vivant, ne faisant que cautionner, avec une auto-légitimation bien misérable, la concurrence féroce qu’implique le système actuel de domination sociale.
On le voit bien ici, ces termes abstraits ne sont donc que des slogans, qui s’avèrent même de véritables alibis pour l’ordre établi – s’ils ne sont questionnés, affinés, contextualisés.
Mais retournons un peu la critique contre nos réflexes confortables, et voyons un peu le fond de nos « valeurs » : un libertaire qui se déclarerait « libre », « égal » aux autres, et « solidaire », s’abstrait aussi de sa situation réelle. De quoi est-il réellement et présentement « libre », lui qui de fait se trouve enfermé, tout comme quiconque, dans des rapports sociaux de dépendance économique, politique et sociale, que n’éclipseront jamais de simples résolutions théoriques et pratiques ? « Egal »… aux plus pauvres que lui, aux femmes, aux individus racialisés, psychiatrisés, etc., ah oui vraiment ? Et « solidaire » de qui, sinon de qui se rapproche de son idéologie, et encore, en fonction de ses moyens réels ?… de toute évidence limités à des queues de cerise. En quoi peut-il par ailleurs se flatter d’échapper à tout dogme, d’être « libre dans sa tête » ? Vanité de l’éducationnisme.
Nous ne pouvons nous affirmer comme libres, égaux et solidaires qu’autant que nous nions désespérément nos dépendances à des dispositifs oppresseurs, que nous éludons nos positions respectives dans le cadre d’une société hiérarchisée et donc inégalitaire, que nous nous dissimulons nos difficultés à nous organiser de façon à bouleverser réellement l’ordre établi avec les autres opprimés et exploités.
Il n’y a pas d’anarchie ni d’anarchistes, il n’y a que de l’anarchisme, comme dynamique vers moins d’aliénation et de répression, moins d’inégalité et d’exploitation, moins de concurrence et de narcissisme. Certes, encore faudrait-il saisir ce qui nous motive réellement, dans toutes nos participations « actives » à des « dynamiques » anarchistes et à des « mouvements ». A bien y regarder, à bien gratter… pourquoi ce besoin de nous manifester comme anti-autoritaires/anarchistes/libertaires/communistes/etc. ? Pourquoi mettons-nous tant en avant des valeurs, des slogans et des images, des actions, pourquoi mobiliser, afficher, apparaître, dire ? Pourquoi cet impératif convenu et tacite de nous « organiser » ? Nous répondons souvent que c’est ce que nous désirons vraiment, face à l’ordre établi, à la domination, à la société du spectacle, etc.
Vraiment ? Désirons-nous réellement la fin du patriarcat, de l’Etat et du capitalisme, ou désirons-nous nous rattacher à une identité et des valeurs qui nous distingueraient de la routine morne, comme individus originaux, exceptionnels, à part, voire au-dessus ? Par la surabondance de nos expressions et il faut bien l’avouer, de nos gesticulations, désirons-nous réellement participer à, voire susciter, des mouvements sociaux amenant à un seuil révolutionnaire, ou nous convaincre nous-mêmes qu’un autre monde est possible, à la mesure de notre nullité à questionner et modifier, en profondeur, nos situations présentes ? Désirons-nous réellement nous organiser, ou nous sentir au chaud avec des potes dans un entre-soi autosatisfaisant, avec l’occasion de se faire des plans cul de temps à autre, entre deux séances de biture ou d’écran numérique ?
A bien y regarder, nous ne « valons » évidemment pas moins ni mieux que les autres. Valeurs ou réalité présente ?
Mes sensations, ici et maintenant, du monde qui m’entoure, mes sentiments, mes peurs et mes désirs, qui m’agitent ici même, tels quels ; les gestes et les paroles des gens que je rencontre ; mes pensées confrontant tout cela avec les expériences passées et les projets de celles à venir… En-dehors de la présence à cette réalité présente, à toutes ces réalités présentes, il n’y a que de l’idéologie, de l’illusionnisme, de la prestidigitation. Du divertissement. L’idéologie ne nous rend pas plus heureux, conscients, vivants. Elle ne fait que dévier l’attention à nous-mêmes, aux autres et au monde, disperser nos consciences, paralyser nos capacités d’analyse et d’action. L’idéologie obère et occulte, ce qui se trouve là, ici, maintenant.
Or ici, maintenant, ce sont toujours le lieu et le temps exactement adéquats pour cesser de nous projeter sur les écrans du spectacle social et intime. Le lieu et le temps d’en finir avec l’absence, la routine et ces habitudes qui nous étouffent. Le lieu et le temps d’observer en nous et autour de nous, en silence, la réalité présente, au lieu de regarder ailleurs avec nos lunettes palliatives. Ici et maintenant, la réalité dans tout ce qu’elle a de misérable, d’automatique, de mortifère, de révoltante. Mais aussi la réalité infiniment multiple, aventureuse, poétique et vivante, quand nous prenons le temps de l’observer en silence, quand nous reconstituons nos forces, pour vivre au lieu de mourir à petit feu.
A nous de jouer. Un peu de silence, s’il-nous-plaît.
J., Pavillon Noir