Une petite nouvelle pour égayer les « vacances »
Ca tourne pas rond
Mon cube radio-réveil s’enclenche. Ses lettres digitales, en carrés italiques, m’indiquent qu’il est sept heures et quart. Il me faut quitter les draps carrés de mon lit carré. Je sors de ma petite chambre cubique, appuie sur l’interrupteur carré du corridor, vais aux petits coins et m’essuie de quelques feuillets carrés (toujours pliés en deux, voire en quatre). J’ouvre la lucarne carrée de la cuisine, puis son volet carré. De gros nuages s’effilochent sur les tours modernes et carrées de mon quartier résidentiel. Je m’assieds à ma chaise à quatre pieds pour manger, sur ma table carrée, des toasts carrés et chauds, tout droit sortis du grille-pain carré. Je me désaltère d’un verre de lait frais, tout droit sorti de la brique laitière en provenance du cube réfrigérant. J’enduis la surface du toast de lamelles prélevées parallèles sur le beurrier.
L’écran carré de ma boîte à images m’apprend que de nouvelles charrettes structurelles sont opérées. Que dans une boîte, quatre syndicats représentatifs ont négocié 400 licenciements au lieu des 500 prévus, mais que des brutes ont malgré cela séquestré leur patron entre les quatre murs de son bureau, toute la nuit – le pauvre. Qu’un virus se répand, qu’il vaudrait mieux mettre des masques, et rester dans son clapier (appartement, maison, tour HLM). Que le nouveau pape (paix à l’âme du précédent, dont le cercueil cubique a eu les honneurs d’un carré d’hommes d’Etat) a reçu le président de la République, qui à l’occasion a fait le signe de croix. Que les élections sont dans quatre jours et que c’est un devoir qu’y participe tout citoyen bien éduqué entre les quatre murs de l’école républicaine, sur les bancs en rangs et en colonnes face au tableau noir et carré du savoir. Il sera bientôt temps d’aller placer un bulletin carré dans une urne cubique. Il semblerait à ce propos que quatre partis fassent de nouveau cartel pour trouver un créneau politique. Je m’en fous, je vote à droite.
A la prise carrée je branche mon rasoir électrique, qui vrombit pour débusquer les poils rétifs qui ça et là poussent, remettant jour après jour en cause mon visage d’homme civilisé. J’insiste bien sur le contour de mon menton carré et volontaire. Je suis plutôt beau gosse. Devant mon miroir carré, je brosse mes dents carrées, puis je vais à ma douche carrée m’asperger d’eau (l’eau ne ruisselle pas à l’extérieur, j’ai récemment installé une tringle à rideau à angle droit, avec le rideau carré qui va avec, très design avec ses motifs carrés). Je déplie une serviette carrée pour sécher mes épaules bien carrées – je fais quarante pompes tous les jours.
Des tiroirs carrés de mon armoire carrée, je sors un boxer (un slip carré, c’est plus à la mode que les vieux kangourous), des chaussettes bien pliées, un t-shirt plié au carré. A la tringle, un pantalon avec la petite couture bien faite, et l’ourlet bien carré.
Devant mon miroir… un coup de peigne – histoire de me remettre les cheveux bien droits. Je remets mon portefeuille carrée dans la pochette de ma veste, carre ma sacoche carrée sous le bras et hop, me voilà fin prêt pour me rendre à la boîte.
Clac, je referme ma porte carrée, un coup de clé dans la serrure. La cage de l’ascenseur est encore en panne. En négociant l’un des angles droits de la cage d’escaliers, j’allume mon portable. L’écran carré me demande quatre chiffres. Un seul message – publicitaire – m’annonce que j’ai le droit à 4% de réduction à la FNAC sur tous les produits à condition que je m’y rende sous quatre jours. Ca tombe bien, mon chef m’a parlé du coffret de l’intégrale de Johnny Halliday, je passerai lui prendre. Tiens, des vandales ont encore pété le grand miroir carré de l’entrée. Quels petits cons, ce quartier devient infréquentable. Malgré les portes blindées et le code à quatre chiffres du digicode qui change tous les mois, ces drogués sont encore capables de venir foutre la merde. Bientôt il nous faudra un vigile pour remplacer la gardienne dans son local à l’entrée de la résidence, sinon ce sera l’anarchie !
Dans le box qui m’est attribué par un panneau, mon 4×4 m’attend… Plus que quatre mois à rembourser. Un gros emprunt dont je viens à bout, mais il en valait bien le coup, quoique j’envisage sérieusement de prendre le modèle au-dessus. Je fais gronder son moteur à quatre cylindres. Le battant carré de la résidence s’ouvre en silence grâce au bouton supérieur droit de mon bip.
La quatre-voies est quadrillée de véhicules… sauf la voie de bus, désespérément vide. Quelle connerie, tout ça pour quelques clampins qui attendent dans un abribus cubique au bout de la rue au carrefour ! Au final le bus qu’ils prennent va plus vite que mon 4×4. C’est le monde à l’envers…
Vivement que je m’arrache de ce quartier de tours bétonnées… Des publicités sur grands panneaux carrés égaient un peu la morosité du paysage monolithique. L’une vante les mérites du dernier téléviseur à écran plat, disponible chez Carrefour – il faudra que j’y fasse un crochet l’un de ces quatre. L’autre l’abonnement à la quatrième chaîne (la boîte du décodeur est gratuite pendant les quatre semaines de l’offre). Ca je m’en fous, je l’ai déjà, et je vais sans doute le résilier : avec les quarante chaînes du câble c’est foot et porno tous les jours.
J’arrive à la boîte, gare ma quatre roues motrices sur la grande place carrée qui lui est réservée. Je passe au carré détente, histoire de prendre un café à la machine cubique, et monte par l’ascenseur au quatrième étage, deuxième bureau à droite. Mon chef m’attend, son rubik’s cube à la main (à la boîte tout le monde appelle mon boss le Kube). Il me remet la chemise carrée du jour mais me demande d’attaquer les choses sous un autre angle pour ce client, avec un clin d’œil bien appuyé. On va pas couper les cheveux en quatre, message bien reçu ! En partant je lui annonce que j’ai fait deux minutes au rubik’s cube hier soir. Il salue l’effort, d’un sourire paternel, un peu condescendant. Mais il peut se le permettre, c’est un pro du cube, il le fait en quarante secondes – je l’ai déjà vu faire, il faut le voir pour y croire.
Dans l’open space, je vais coincer la bise à mes collaboratrices, quatre jolies stagiaires qui se mettent en quatre pour moi. Je rejoins mon box et place le dossier dans mon étagère. J’ouvre ma boîte mail perso, j’ai deux options pour ce soir. Une cliente, la quarantaine jolie, me propose une soirée restau-ciné-boîte. Ca tombe bien, j’ai un certain carnet d’adresses et je sais comment parler aux femmes :
dîner quatre étoiles en carré VIP ? j’ai ça en magasin
Un collègue, la quarantaine bedaine, me propose aussi un tennis en salle ou un squash. Mon choix est déjà fait : une partie de boules vaudra toujours mieux que de taper une balle dans des petits carrés. Et puis à la réflexion, le collègue est peut-être un peu pédé. Oui, il a sans doute de mauvaises intentions derrière la tête… il s’imagine quoi, ce mec ?
Cette conne de femme de ménage le fait exprès… la photo de ma gamine est encore posée à plat sur le bureau. Comme si c’était difficile de remettre droit un cadre photo après l’avoir dépoussiéré… Je le remets comme il faut à l’angle de mon bureau. Cette fainéante a aussi oublié de déposer mes enveloppes dans la boîte du courrier urgent du lendemain. Pourtant je les avais disposées, bien en évidence, en une pile carrée, bien nette. Elle n’y a pas touché. Ah ça, ça pousse des chariots mais quand il s’agit de mettre quelque chose dans une boîte aux lettres, y’a plus personne. On se demande à quoi on les paye, ces Africaines. Je me demande si elle a ses papiers d’ailleurs. J’en parlerai au Kube un de ces quatre, qu’il en touche deux mots à ses amis de la préfecture.
Ma gamine elle, par contre, c’est une bosseuse. Hypokhâgne khâgne. Elle a même khubé. Puis droit des affaires. Mais pas qu’une lettreuse : c’est aussi une as en sudoku, comme son père. Le gamin de ma femme de ménage, lui c’est sûr, casse des miroirs dans les carrés résidentiels de braves gens qui travaillent, et vend du shit plutôt que de travailler dignement… pauvre hexagone. Allez, il est déjà et quart. Un rail, au travail.
Je suis expert fiscaliste. Je carre des chiffres dans des colonnes et des lignes en tapant sur les touches carrées de mon clavier. Sur mon écran carré, je fais en sorte que tous ces chiffres trouvent leur petite place. Et j’adore ça. Je remplis des déclarations fiscales en mettant ce qu’il faut dans des cases pour l’Etat, en remplissant d’autres cases pour que l’Etat déduise l’équivalent ; je place ce qu’il faut dans des niches. C’est un métier qui exige de la rigueur, un esprit carré. Tout le monde n’en est pas capable mais ça tombe bien, c’est mon profil et je suis l’un des meilleurs, dans le coin ; ça remplit le coffre de mon compte en banque et ça me fait des relations humaines, bien utiles pour ma carrière.
Alors pourquoi ces crises d’angoisse ? J’ai beau gober mes quatre comprimés par tranche de vingt-quatre heures…
quelque chose ne tourne pas rond.
John Rackham, 2008