La Tunisie révolutionnaire et anarchiste.
En décembre dernier, nous avons rencontré des militants anarchistes tunisiens. L’objectif de cette rencontre était triple :
– présenter la Fédération anarchiste,
– aider à l’émergence d’un mouvement anarchiste organisé en Tunisie
– tisser des liens et organiser la solidarité concrète avec les militants anarchistes tunisiens.
Nous en avons profité pour leur poser quelques questions. Voici donc une première livraison.
ML) Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Azyz Amami, 28 ans, activiste tunisien, semi-écrivain et ingénieur en informatique.
ML) Comment as-tu participé à la révolution ? Qu’est-ce qui te semble le plus intéressant aujourd’hui ?
Depuis l’âge de 17 ans, je me suis trouvé en support continu aux luttes sociales, depuis que j’avais organisé une grève au lycée qui m’a value une arrestation et trois jours de torture brutale. Depuis, j’ai essayé d’être dans toutes les grèves, sauvages ou encadrées, ouvrières et estudiantines, ce qui m’a permis de bâtir une certaine expérience et d’avoir un large réseau de connaissances. Lorsque les événements ont commencé à Sidi Bouzid (étant originaire d’un village de Sidi Bouzid) je me suis chargé un premier moment de relayer l’info sur Internet, infos recueillies de personnes que je connais, dont plusieurs syndicalistes. Le fait que je suis actif sur Internet (j’ai co-organisé les protestations contre la censure du web avec d’autres blogueurs et cyberactivistes, étant basé sur l’approche du modèle TAZ, ce qui m’a permis une certaine notoriéé) a permis à plusieurs de suivre le cours des événements, et m’a permis en un premier temps de faire de la propagande anti-gouvernementale, et un second temps d’organiser les manifs à Tunis, du 25/12/2010 et celle du 27/12/2010, ou j’ai dû balancer de faux documents de l’UGTT (syndicat) appelant à manifester et à la grève. Puis avec Slim Amamou, on a eu l’idée de faire un « harcélement » sur les channels de Anonymous pour les inciter à faire une opération spéciale en Tunisie, ce qui a marché. Arrêté le 06/01/2011 au ministère de l’Intérieur, emprisonné le 10/01/2011 pour 5 ans, j’ai été relaché par Ben Ali le soir du 13/01/2011, où j’ai directement participé à l’appel de la grève générale du 14/01/2011 et puis à la manif le lendemain. Aprés, j’ai changé de discours affichant mon soutien au mouvement libertaire et à l’autogestion en tant que mode sociétal souhaité. Depuis je continue le même travail. Ce qui me semble le plus important et intéressant aujourd’hui, c’est de connaître au détail près les conditions sociales du peuple tunisien, de faire un travail de base sur les ouvriers et marginalisés pour commencer à appliquer des expériences d’autogestion et attaquer le capitalisme naissant, de faire des études socio-politiques, anthropologiques et culturelles révolutionnaires, et de penser de nouvelles solutions plus liées à la réalité. Et aussi il me semble important de travailler avec tous les révolutionnaires de tout bord, s’échanger des conseils, aller refaire une même forme de travail réusi ailleurs.
ML) Quelle est la situation économique et politique en Tunisie, un an après la fuite de Ben Ali ?
La situation économique reste fondamentalement la même, un Etat fiscal, une semi-féodalité dans le secteur de l’agriculture, des oligarchies nationales se partageant les grands secteurs de l’artisanat et de l’entrepreunariat (centralisé sur les côtes car toute production est évidemment destinée à se vendre ailleurs), le secteur indistruel étant « loué » ou délaissé pour les capitalistes occidentaux. La situation politique tend vers une partitocratie qui cherche une formulation de la démocratie bourgeoise représentative.
ML) Quelles sont tes craintes par rapport à l’évolution de la société et de l’élection du gouvernement Nahdha ?
Je crains juste que l’ignorance s’installe de manière fondamentale. La politique est appliquée selon le modèle comportemental des hooligans de foot, tandisque les rapports de production ne sont toujours pas en train de bouger. Le « mendicisme » qui devient de plus en plus la base de protestation (solution facile pour les partis n’ayant pu accéder au pouvoir) réconforte l’attachement à l’Etat grand et suprême fournisseur de solutions de vie. Il est important d’impliquer les gens pour qu’ils récupèrent leurs droits au lieu de les mendier. Quant au gouvernement Nahdha, il ne suscite rien de vraiment spécial pour moi, vu que d’ores et déjà tous les partis sont économiquement libéraux et fondamentalement autoritaires. La Nahdha, par sa continuation de la politique des « colonisés par intérim » ne pourra pas toucher aux « privilèges bourgeois », bien au contraire elle les protégera pour avoir sa bonne note, et des états occidentaux, et des oligarchies monétaires tunisiennes.
ML) Y a-t-il encore des luttes sociales, syndicales en Tunisie ? Quelles sont les perspectives pour un mouvement anarchiste ou syndicaliste révolutionnaire ?
Les luttes sociales n’ont pas cessé, elles sont juste en train de se répéter sans but précis, mis à part protester en soi et l’utilisation par des partis de ces protestations pour des fins politiques, et par d’autres pour des fins de « show du misérisme ». Cependant il y a des lieux où la lutte est encore plus pensée et radicale, comme à Gafsa ou Manzel Bouazyene, ou Jebeniana. Pour ce qui est du syndical, le problème est dans la rupture organique entre « syndicalistes de base » et « syndicalistes officiels », rupture qui a un peu disparu du 08/01/2011 jusqu’au 27/02/2011 et qui a repris aprés. Les syndicalistes de base n’ont aucune influence sur leurs supérieurs, le contraire n’est pas vrai cependant. Il y en a pleins qui font du bon travail, mais le mouvement ouvrier actuellement sombre dans des petites demandes sans toucher aux fonds des problèmes. A mon avis, il est temps de se joindre aux ouvriers , de travailler avec eux, de former un réseau de syndicalistes de base capables de lever le véritable problème de l’exploitation.
ML) Quels sont tes projets militants ?
Ce que je compte effectuer, c’est trois projets : l’un de caractère intellectuel qui comporte un journal humouristique anti-autoritaire, le travail avec de nouveaux musiciens jeunes pour créer une musique contestataire populaire (au vrai sens du terme), le travail de recherche et d’études via un centre d’études sociales. Le second projet étant de participer à instaurer la première expérience autogestionnaire réfléchie dans des usines et des champs. Le troisième est la mise en place d’un groupe « anti-salaf » qui aura pour première tâche de se manifester et faire le « show d’existence » à chaque fois que les salafs se manifestent pour faire leur show d’existence. Ce sont mes projets pour l’année 2012 et je compte bien y avancer.
Propos recueuillis par les relations internationales de la Fédération Anarchiste, décembre 2011