Pour une histoire de l’anti-impérialisme anarchiste
La tradition de lutte contre l’impérialisme est ancienne parmi les anarchistes, elle remonte à l’aube du mouvement, dans les années 1860-1870, et se poursuit aujourd’hui encore. De Cuba à l’Égypte, à l’Irlande, de la Macédoine à la Corée, à l’Algérie et au Maroc, le mouvement anarchiste a payé de son sang son opposition à la domination et au contrôle colonial et impérialiste.
Des anarchistes ont participé à des luttes de libération nationale, mais ils ont toujours affirmé que la destruction de l’oppression nationale et de l’impérialisme doit inclure la destruction du capitalisme et du système étatique et mener à la création d’une communauté humaine sur des bases communistes ou collectivistes. Solidaires de toutes les luttes anti-impérialistes, les anarchistes s’efforcent d’en faire des luttes de libération sociale plutôt que nationale. Des sociétés anticapitalistes et anti-impérialistes qui se fondent sur l’internationalisme et non sur un chauvinisme étroit, où les luttes au centre des Empires soient liées étroitement aux luttes des régions colonisées ou opprimées, et où elles soient contrôlées par les ouvriers et les paysans et reflètent leurs intérêts de classe.
En d’autres termes, nous sommes solidaires des mouvements anti-impérialistes mais nous condamnons ceux qui veulent instrumentaliser ces mouvements pour propager des valeurs réactionnaires (tout comme ceux qui s’opposent à la lutte des femmes pour leurs droits au nom d’une prétendue culture) et nous nous battons contre toute tentative de capitalistes ou de petits bourgeois locaux pour s’approprier ces mouvements. Nous dénonçons la répression des mouvements anti-impérialistes par les États, mais nous dénonçons tout autant le droit des États de décider quelles protestations et quelles luttes sont légitimes. Il n’y a pas de libération si seuls changent le langage ou la couleur de la classe dominante.
Contre le nationalisme
Voilà en quoi nous nous distinguons du courant politique qui domine les mouvements de libération nationale depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’idéologie du nationalisme.
Selon cette idéologie, la tâche essentielle de la lutte anti-impérialiste consiste à créer des États-nations indépendants : c’est par l’État que la nation en tant que telle pourra exercer sa volonté générale. Kwame N’krumah, le fer de lance de l’indépendance du Ghana, disait : « « Recherchez premièrement le royaume politique » est devenu le principal slogan du Convention People’s Party, car sans l’indépendance politique, aucun de nos projets de développement social et économique ne pourrait être appliqué. » [1]
Pour atteindre cet objectif, les nationalistes prétendent qu’il faut unir toutes les classes au sein de la nation opprimée contre l’oppresseur impérialiste. Ils affirment que l’expérience commune de l’oppression nationale rend secondaires les différences de classes, ou encore que la notion de classe est un concept importé qui ne s’applique pas dans leur cas.
Les intérêts de classe dissimulés derrière l’idéologie nationaliste sont évidents. Historiquement, ce sont la bourgeoisie et la classe moyenne des nations opprimées qui ont inventé et propagé le nationalisme. C’est une forme d’anti-impérialisme qui souhaite se défaire de l’impérialisme mais conserver le capitalisme, un anti-impérialisme bourgeois qui veut donner à la bourgeoisie locale une nouvelle place, la possibilité d’exploiter la classe ouvrière locale et de développer un capitalisme local.
Notre rôle d’anarchistes face aux nationalistes est donc clair : nous pouvons lutter à leurs côtés pour des réformes et des victoires partielles contre l’impérialisme, mais nous luttons contre leur idéologie étatiste et capitaliste. Nous avons pour rôle de gagner le soutien des masses à notre critique de toute domination, d’éloigner les ouvriers et les paysans du nationalisme et de les gagner à notre programme anarchiste et internationaliste de classe.
Bakounine et la Première Internationale
Le soutien aux mouvements de libération procède directement de l’opposition des anarchistes à toute structure politique hiérarchique et aux inégalités économiques, et de leur projet de confédération internationale librement constituée de communes autonomes et d’associations libres de producteurs libres. Mais l’anarchisme rejette nécessairement les solutions étatiques à l’oppression nationale.
Si on peut désigner un fondateur de l’anarchisme, c’est bien Michel Bakounine (1818-1876). Sa théorie politique prend son origine dans les mouvements de libération nationale des peuples slaves, et toute sa vie il milita pour ce qu’on appelle aujourd’hui la décolonisation. Lorsqu’il évolua du nationalisme panslave à l’anarchisme, dans les années 1860-1870, suite au désastre de l’insurrection polonaise de 1863, il continua à militer en faveur des luttes pour l’autodétermination des peuples.
Bakounine ne pensait pas que l’Europe impérialiste « puisse maintenir dans l’asservissement » les pays colonisés : « L’Orient, ces huit cents millions d’hommes endormis et asservis qui constituent les deux tiers de l’humanité, sera bien forcé de se réveiller et de se mettre en mouvement. » Il proclame « hautement ses sympathies pour toute insurrection nationale contre toute oppression » : chaque peuple « a le droit d’être lui-même et personne n’a celui de lui imposer son costume, ses coutumes, ses opinions et ses lois ». Pour lui, la libération doit s’accomplir « dans l’intérêt tant politique qu’économique des masses populaires » : si la lutte anticolonialiste se mène « avec l’intention ambitieuse de fonder un puissant État » ou si elle se fait « en dehors du peuple et ne pouvant, par conséquent, triompher sans s’appuyer sur une classe privilégiée », elle sera forcément « un mouvement rétrograde, funeste, contre-révolutionnaire ». [2]
« Toute révolution exclusivement politique, soit nationale et dirigée exclusivement contre la domination de l’étranger, soit constitutionnelle intérieure, lors même qu’elle aurait la république pour but ; n’ayant point pour objet principal l’émancipation immédiate et réelle, politique et économique du peuple, serait une révolution illusoire, mensongère, impossible, funeste, rétrograde et contre-révolutionnaire. » [3] Si la libération nationale est entendue comme autre chose que le simple remplacement des oppresseurs étrangers par des oppresseurs locaux, le mouvement de libération doit donc fusionner avec le combat révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie contre le capitalisme et l’État. Sans objectifs révolutionnaires sociaux, la libération nationale ne sera qu’une révolution bourgeoise.
L’Europe de l’est
La lutte de libération nationale des ouvriers et des paysans doit être résolument antiétatique, car l’État est forcément la chasse gardée d’une classe privilégiée et le système étatique ne ferait que recréer l’oppression nationale : « Tout État qui veut être un État réel, souverain, indépendant, doit être nécessairement un État conquérant obligé de tenir en sujétion par la violence beaucoup de millions d’individus d’une nation étrangère. »
Cette lutte doit aussi revêtir un caractère internationaliste, remplaçant l’obsession de la différence culturelle par l’idéal universel de la liberté humaine ; elle participe de la lutte des classes internationale pour « l’émancipation totale et définitive du prolétariat de l’exploitation économique et du joug de l’État » et des classes qu’il représente. « La révolution sociale par nature est internationale » et les peuples « qui aspirent à leur liberté doivent, au nom de celle-ci, lier leurs aspirations et l’organisation de leurs forces nationales aux aspirations et à l’organisation des forces nationales de tous les autres pays. » La voie « exclusivement étatique » est « fatale pour les masses populaires », alors que l’Association internationale des travailleurs « libère chacun de nous de la patrie et de l’État. Le temps viendra où sur les ruines des États politiques sera fondée en toute liberté l’alliance libre et fraternelle, organisée de bas en haut, des associations libres de production, des communes et des fédérations régionales englobant sans distinction, parce que librement, les individus de toute langue et de toute nationalité ». [4]
Ces idées ont été mises en pratique en Europe de l’est depuis les années 1870 : on rappellera le rôle actif joué par les anarchistes dans les soulèvements de Bosnie-Herzégovine de 1873, contre l’impérialisme austro-hongrois, ou dans le Mouvement national-révolutionnaire de Macédoine contre l’empire ottoman. Dans cette région-là, des dizaines de personnes payèrent leur militantisme de leur vie, en particulier lors de la grande révolte de 1903.
Quinze ans plus tard, la tradition anti-impérialiste anarchiste reprenait en Ukraine, où le mouvement makhnoviste organisa une révolte paysanne gigantesque qui chassa l’occupant allemand, tint en respect les armées rouges et blanches qui voulaient envahir le pays, tout en redistribuant les terres, en établissant dans certaines régions l’autogestion ouvrière et paysanne et en créant une armée révolutionnaire insurrectionnelle contrôlée par les paysans et les ouvriers. [5]
Égypte et Algérie
Dans les années 1870, des anarchistes italiens commencèrent à organiser des groupes en Égypte et y publièrent des journaux ; un groupe anarchiste égyptien était représenté au congrès de 1877 de l’AIT antiautoritaire. Errico Malatesta représentait une Fédération égyptienne (avec des groupes à Constantinople et à Alexandrie) au Congrès socialiste révolutionnaire international de 1881 à Londres. Malatesta, qui vécut en exil en Égypte, y prit part à la révolte d’Arabi Pacha de 1882, suscitée par la mainmise sur les finances égyptienne par une commission franco-anglaise représentant les créanciers internationaux du pays. Il voulait y poursuivre un projet révolutionnaire lié à la révolte des indigènes et lutta avec les Égyptiens contre les colonialistes britanniques. [6]
En Algérie, le mouvement anarchiste commença à prendre pied au début du XXe siècle, avec la constitution d’un section de la Confédération générale du travail. Mais c’est surtout dans les années 1930 que la CGT-SR (socialiste révolutionnaire) s’opposa activement, tant en France qu’en Algérie, au colonialisme français. Lors du centenaire de l’occupation français en Algérie, en 1930, une déclaration commune de l’Union anarchiste, de la CGT-SR et de l’Association des fédéralistes anarchistes dénonçait « le colonialisme assassin, la mascarade sanglante » : « La civilisation ? Progrès ? Nous disons, nous : assassinat ! » [7]
Saïl Mohamed (1894-1953), un Algérien militant dans le mouvement anarchiste depuis sa jeunesse, fut un membre actif de la section algérienne de la CGT-SR ainsi que de l’Union anarchiste et du Groupe anarchiste des indigènes algériens, dont il fut un des fondateurs. En 1929, il était secrétaire du Comité de défense des Algériens contre les provocations du Centenaire. Il rédigeait l’édition nord-africaine du périodique de l’Alliance libre des anarchistes du Midi, Terre Libre, et écrivit régulièrement sur la question algérienne dans la presse anarchiste. [8]
Maroc, Espagne
Avant la Première Guerre mondiale, l’opposition à l’impérialisme était au cÏur des campagnes antimilitaristes anarchistes en Europe, qui soulignaient que les guerres coloniales ne servaient pas les intérêts des travailleurs, mais bien les objectifs du capitalisme.
La CGT française dénonçait par exemple dans sa presse le rôle des colons capitalistes français en Afrique du Nord. Le premier numéro de la Bataille Syndicaliste, publié le 27 avril 1911, citait le « Syndicat marocain », ces « hommes de l’ombre » qui dictaient leur loi aux ministres et aux diplomates et attendaient qu’une guerre gonfle la demande d’armes, de terres et de chemins de fer et permette d’introduire une taxe sur les indigènes. [9]
En Espagne, la « Semaine tragique » débuta le lundi 26 juillet 1909 lorsque le syndicat Solidaridad Obrera, dirigé par un comité composé d’anarchistes et de socialistes, appela à la grève générale contre le rappel de réservistes, ouvriers pour la plupart, pour la guerre coloniale au Maroc. Le mardi, les ouvriers contrôlaient Barcelone, la « fière rose de l’anarchisme », les convois militaires étaient stoppés, les trams renversés, les communications coupées, les rues coupées par des barricades. Le jeudi, les combats éclataient contre les forces gouvernementales et plus de 150 ouvriers furent tués lors de combats de rue.
Les réservistes étaient rendus amers par les campagnes coloniales désastreuses qui s’étaient déroulées peu avant aux Philippines et à Porto Rico. Mais la Semaine tragique doit être comprise comme une insurrection anti-impérialiste qui se situe dans la longue tradition de l’anti-impérialisme anarchiste en Espagne. Le « refus des réservistes catalans de servir dans une guerre contre les montagnards du Rif marocain », « un des événements les plus importants » des temps modernes, reflète le sentiment général que la guerre était menée dans le seul intérêt des propriétaires des mines du Rif et que la conscription était « un acte délibéré de guerre de classe et d’exploitation par la puissance centrale ».
En 1911, la naissance de la Confederación Nacional del Trabajo (CNT, qui succédait à Solidaridad Obrera) fut marquée par une grève générale le 16 septembre, en soutien avec les grévistes de Bilbao, et l’opposition à la guerre au Maroc. En 1922, après une bataille désastreuse en août contre les troupes d’Abd el-Krim, lors de laquelle au moins 10 000 soldats espagnols tombèrent, « le peuple espagnol laissa exploser sont indignation, exigeant non seulement la fin la guerre, mais aussi le jugement sévère des responsables du massacre et des politiciens favorables aux opérations en Afrique ». Leur colère prit la forme d’émeutes et de grèves dans les régions industrielles. [10]
Cuba
Au cours de la guerre coloniale à Cuba (1895-1904), les anarchistes cubains et leurs syndicats entrèrent dans les forces armées séparatistes et firent de la propagande auprès des troupes espagnoles. Pour leur part, les anarchistes espagnols faisaient campagne contre la guerre à Cuba auprès des paysans, des ouvriers et des soldats en Espagne. Tous les anarchistes espagnols désapprouvaient la guerre et appelèrent les ouvriers à désobéir aux autorités militaires et à refuser d’aller se battre à Cuba ; les mutineries parmi les recrues furent nombreuses. Les anarchistes cherchèrent aussi, dans leur opposition au nationalisme bourgeois, à donner un caractère de révolution sociale à la révolte coloniale. Lors de son congrès de 1892, l’Alliance ouvrière cubaine recommanda aux ouvriers cubains de rejoindre les rangs du socialisme révolutionnaire, et de prendre le chemin de l’indépendance : « il serait absurde que ceux qui aspirent à la liberté individuelle s’opposent à la liberté collective du peuple, même si la liberté à laquelle ce peuple aspire est la liberté relative qui consiste à s’émanciper de la tutelle d’un autre peuple ». [11]
Lorsque l’anarchiste Michele Angiolillo assassina le président espagnol Canovas en 1897, il déclara avoir agi tant pour venger la répression contre les anarchistes en Espagne que pour répliquer aux atrocités commises par l’Espagne dans les guerres coloniales.
Le mouvement ouvrier cubain, où les anarchistes tenaient les devants, ne se borna pas à s’opposer à la domination coloniale mais il joua un rôle important pour surmonter les divisions entre Cubains noirs, blancs, et ouvriers immigrés. Les anarchistes cubains « réussirent à incorporer au mouvement ouvrier un grand nombre de gens de couleur, et à mêler Cubains et EspagnolsÉ faisant ainsi avancer la conscience de classe et contribuant à éradiquer les clivages de races ou d’ethnies parmi les ouvriers ».
L’Alliance ouvrière parvint à « éroder les barrières raciales comme aucun syndicat ne l’avait fait auparavant », à mobiliser « toutes les masses populaires dans le soutien aux grèves et aux manifestations ». Non seulement les Noirs furent nombreux à entrer dans l’organisation, mais celle-ci lutta aussi contre les discriminations raciales au travail. La première grève, en 1889, réclamait par exemple que « les personnes de couleur puissent travailler ici ». Cette revendication réapparut les années suivantes, de même que celle réclamant que Noirs et Blancs aient le droit « d’être assis dans les mêmes cafés », exprimée lors de la manifestation du Premier Mai 1890 à la Havane.
Le journal anarchiste El Productor, fondé en 1887, dénonçait « la discrimination exercée contre les Afro-Cubains par les employeurs, les commerçants et toute l’administration ». Par leurs campagnes et les grèves, les ouvriers anarchistes cubains parvinrent à éliminer « la plupart des méthodes disciplinaires héritées de l’esclavage », comme « la discrimination raciale contre les non Blancs et le châtiment corporel des apprentis et des dependientes ». [12]
Mexique, Nicaragua
Au Mexique, les soulèvements paysans indiens comme la révolte de Chavez Lopez en 1869 et celle de Francisco Zalacosta dans la décennie suivante furent d’inspiration anarchiste. Par la suite, les anarchistes s’exprimèrent dans diverses organisations, le Parti libéral mexicain des frères Magón, la Casa del Obrero Mundial syndicaliste révolutionnaire, la section mexicaine des Industrial Workers of the World (IWW). L’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire mexicains ne cessèrent de résister à la domination politique et économique des États-Unis et de s’opposer à toute discrimination raciale à l’égard des ouvriers mexicains d’entreprises étrangères, comme aux États-Unis. [13]
Depuis 1910, les IWW se concentrèrent sur des luttes matérielles qu’ils combinaient avec la perspective du contrôle ouvrier ; les travailleurs furent nombreux à les suivre, abandonnant l’idée d’une révolution nationale réclamant la reprise par la nation du contrôle étranger sur les ressources naturelles, la production et les infrastructures.
Au Nicaragua, Augustino Cesar Sandino (1895-1934), leader de la guérilla nicaraguayenne contre l’occupation états-unienne de 1927 à 33, reste un mythe national. Le drapeau noir et rouge de l’armée de Sandino « avait une origine anarcho-syndicaliste, car il avait été introduit au Mexique par des immigrants espagnols ».
La politique éclectique de Sandino était teintée d’anarcho-communisme, « assimilé au Mexique au cours de la révolution mexicaine » où il fit ses classes en syndicalisme révolutionnaire. [14]
Malgré ses faiblesses, le mouvement sandiniste fut de plus en plus marqué à gauche, au fur et à mesure que Sandino réalisait que « seuls les ouvriers et les paysans iront jusqu’au bout » du combat. Des coopératives paysannes furent organisées dans les territoires libérés. Les forces américaines durent se retirer en 1933, et les soldats révolutionnaires furent peu à peu démobilisés. Sandino fut assassiné en 1934 et les collectivités détruites sur ordre du général Somoza, le nouveau chef de gouvernement pro-américain.
Libye, Erythrée
Dans les années 1880 et 1890, « anarchistes et ex-anarchistesÉ furent parmi les opposants les plus déclarés contre les aventures militaires de l’Italie en Erythrée et en Abyssinie ». Le mouvement anarchiste italien poursuivit cette lutte avec de grandes campagnes antimilitaristes au début du XXe siècle, qui culminèrent lors de l’invasion italienne en Libye le 19 septembre 1911.
Augusto Masetti, un soldat anarchiste qui tira sur un colonel s’adressant à ses troupes en partance pour la Libye, en criant : « A bas la guerre, vive l’anarchie ! », devint le symbole de ces campagnes. Le journal L’Agitatore publia un numéro spécial en sa faveur, qui proclamait : « La révolte anarchiste éclate dans la violence de la guerre. » Cela provoqua des arrestations en masse. Dans leur majorité, les députés socialistes votèrent en faveur de l’annexion, tandis que les anarchistes organisaient des manifestations contre la guerre et une grève générale partielle, et essayaient de bloquer les trains emmenant les soldats des Marches et de Ligurie vers les ports.
La campagne eut un énorme écho auprès des paysans et des ouvriers et en 1914 la coalition antimilitariste, dirigée par les anarchistes mais ouverte à tous les révolutionnaires, comptait 20 000 membres et travaillait en étroite collaboration avec la Jeunesse socialiste.
Lorsque le Premier ministre Antonio Salandra envoya ses troupes réprimer les manifestations largement anarchistes contre le militarisme, contre les bataillons punitifs et pour la libération de Masetti, le 7 juin 1914, cette mesure marqua le déclenchement de la Semaine Rouge de 1914, un soulèvement de masse qui suivait la grève générale lancée par l’Unione sindacale italiane (USI) anarcho-syndicaliste. Ancona fut tenue pendant dix jours par les rebelles, des barricades furent érigées dans toutes les grandes villes, de petites villes des Marches déclarèrent leur autonomie, et partout où passait la révolte « les drapeaux rouges étaient levés, les églises attaquées, les voies de chemin de fer arrachées, les villas mises à sac, les impôts abolis et les prix abaissés ». Le mouvement s’éteignit quand les syndicats socialistes appelèrent à la fin de la grève, mais il fallut dix mille hommes de troupe pour reprendre le contrôle d’Ancona. Après l’entrée en guerre de l’Italie, en mai 1915, l’USI et les groupes anarchistes continuèrent de s’opposer à la guerre et à l’impérialisme ; en 1920, ils lancèrent une vaste campagne contre l’invasion de l’Albanie par l’Italie et l’intervention impérialiste contre la Révolution russe. [15]
L’Irlande et James Connolly
En Irlande, pour prendre un autre exemple, les syndicalistes révolutionnaires James Connolly et Jim Larkin s’efforcèrent dans les années 1910 de réunifier les travailleurs par delà les divisions religieuses sectaires et de transformer le grand syndicat qu’ils dirigeaient, Irish Transport and General Workers’ Union, en une organisation syndicaliste révolutionnaire, One Big Union. [16] Selon eux, le socialisme serait amené par la grève générale révolutionnaire : « Ceux qui mettent en place des organisations syndicales pour répondre aux besoins actuels préparent en même temps la société de l’avenirÉ le principe du contrôle démocratique fonctionnera grâce aux ouvriers organisés dans des fédérations d’industrieÉ et l’État politique et territorial du capitalisme n’aura plus ni place ni fonction ». [17]
Connolly, en anti-impérialiste cohérent, s’opposait à la ligne nationaliste selon laquelle « les travailleurs doivent attendre » et l’Irlande indépendante être capitaliste. Quelle différence, écrivait-il, si les chômeurs étaient réunis au son de l’hymne national irlandais, que les huissiers portent un uniforme vert frappé de la harpe celtique au lieu de la couronne d’Angleterre, et que les mandats d’arrêt soient aux armes de la République d’Irlande ? En fait, « la question irlandaise est une question sociale, et toute la longue lutte des Irlandais contre leurs oppresseurs se résout en dernière analyse en une lutte pour la maîtrise des moyens de production et de vie en Irlande ». [18]
Connolly ne se fiait pas aux capacités de la bourgeoisie nationale de lutter vraiment contre l’impérialisme, car il la considérait comme un bloc sentimental, lâche et anti-ouvrier, et il s’opposait à toute alliance avec la classe moyenne naguère radicale qui « s’est agenouillée devant Baal et que des milliers de liens économiques lient au capitalisme anglais, tandis que seuls des liens sentimentaux ou historiques en font des patriotes irlandais », de sorte que « seule la classe ouvrière irlandaise est l’héritière incorruptible des luttes pour la liberté en Irlande ». Connolly fut exécuté en 1916, après avoir tenté un soulèvement qui échoua mais qui fut le véritable déclencheur de la guerre d’indépendance de l’Irlande de 1919-1922, une des premières sécessions de l’Empire britannique à avoir réussi.
Une révolution anarchiste en Corée
Un dernier exemple. En Asie orientale, le mouvement anarchiste apparaît au début du XXe siècle et exerce une certaine influence en Chine, au Japon et en Corée. Lorsque le Japon annexe la Corée en 1910, des oppositions se font jour dans les deux pays et jusqu’en Chine. L’exécution de Kotoku Shusui et de ses compagnons au Japon, en juillet 1910, fut notamment justifiée par la campagne qu’ils menaient contre l’expansionnisme japonais. [19]
Pour les anarchistes coréens, la lutte contre le colonialisme a été une activité centrale : ils jouèrent un rôle clef dans le soulèvement de 1919 contre l’occupation japonaise, et formèrent en 1924 la Fédération anarchiste coréenne dont le Manifeste déclarait que « la politique de brigand du Japon met en danger l’existence de notre nation, et c’est notre droit le plus strict de renverser le Japon impérialiste par des moyens révolutionnaires ».
Selon le Manifeste, la question ne se résoudrait pas par la création d’un État national souverain, mais seulement par une révolution sociale des paysans et des pauvres, tant contre le gouvernement colonial que contre la bourgeoisie locale.
La Fédération anarchiste coréenne donna aussi une dimension internationale à la lutte, en créant en 1928 une Fédération anarchiste d’Orient s’étendant à la Chine, au Japon, à Taiwan, au Vietnam et à d’autres pays. Elle appelait « le prolétariat du monde entier, en particulier celui des colonies d’Asie », à s’unir contre « l’impérialisme capitaliste international ». En Corée même, les anarchistes s’organisèrent dans la clandestinité pour mener une lutte de guérilla, des activités de propagande et d’organisation syndicale.
En 1929, les anarchistes coréens formèrent une zone libérée armée en Mandchourie, où deux millions de paysans et de guérilleros vivaient en coopératives paysannes librement associées. La Korean People’s Association in Manchuria résista pendant plusieurs années aux attaques des forces armées japonaises et des staliniens coréens soutenus par l’Union soviétique, avant d’être réduite à la clandestinité. Mais la résistance se poursuivit malgré l’intensification de la répression, et plusieurs opérations armées furent organisées après l’invasion de la Chine par le Japon en 1937.
L’abolition de l’impérialisme
Les anarchistes ne peuvent par rester « neutres » dans les luttes anti-impérialistes. Qu’il s’agisse des luttes contre l’endettement du tiers monde, contre l’occupation israélienne en Palestine, de l’opposition aux interventions militaires américaines au Moyen Orient, nous ne sommes pas neutres, nous ne pouvons pas être neutres si nous sommes contre l’impérialisme.
Mais nous ne sommes pas nationalistes. Nous reconnaissons que l’impérialisme tire son origine du capitalisme, et que remplacer des élites étrangères par des élites locales ne servira en rien les intérêts de la classe ouvrière et paysanne.
La création de nouveaux États-nations revient à créer de nouveaux États capitalistes au service des élites locales, aux dépens de la classe ouvrière et paysanne. La plupart des mouvements nationalistes qui ont « réussi » se sont tournés contre les ouvriers ; une fois qu’ils ont accédé au pouvoir, ils ont réprimé violemment la gauche et les syndicats. En d’autres termes, l’oppression se poursuit sous d’autres formes à l’intérieur du pays.
Et cela ne détruit pas l’impérialisme. Les États indépendants font partie du système international des États et du système capitaliste international, où ce sont les États impérialistes qui ont le pouvoir d’imposer les règles du jeu. En d’autres termes, l’oppression extérieure se poursuit sous d’autres formes.
Cela signifie que tous les États et les capitalistes qui les contrôlent sont bien incapables de remettre en question sérieusement le contrôle impérialiste, qu’ils cherchent plutôt à faire progresser leurs intérêts dans le cadre général de l’impérialisme. Les nouveaux États conservent des liens économiques étroits avec les pays occidentaux du Centre, tout en utilisant leur pouvoir d’État pour construire une force à eux, dans l’espoir d’accéder eux-mêmes au statut d’États impérialistes. La manière la plus efficace pour la classe dominante locale de développer le capitalisme local, c’est de briser les mouvements des ouvriers et des petits paysans pour pouvoir vendre bon marché les matières premières et des produits manufacturés sur le marché mondial.
Ce n’est évidemment pas une solution. Il faut abolir l’impérialisme pour créer les conditions de l’autogestion de tous les gens dans le monde entier. Mais cela exige la destruction du système capitaliste et du système étatique. En même temps, notre lutte est une lutte contre les classes dirigeantes du tiers monde : l’oppression locale n’est pas non plus une solution. Les élites indigènes sont nos ennemis tant au sein des mouvements de libération nationale qu’après la formation de nouveaux États-nations. Seule la classe ouvrière et paysanne peut détruite l’impérialisme et le capitalisme, et remplacer la domination par les élites locales et étrangères par l’autogestion, l’égalité économique et sociale.
Voilà pourquoi nous sommes favorables à l’autonomie de la classe ouvrière, à l’unité et à la solidarité internationales, entre les pays et les continents, et pour la création d’un système international anarcho-communiste par l’activité autonome de tous les ouvriers et paysans.
Comme le disait Sandino, « dans cette lutte, seuls les ouvriers et les paysans iront jusqu’au bout. »
Notes
[1] N’krumah, Kwame, L’Afrique doit s’unir, Paris 1964.
[2] Cité par Daniel Guérin, L’Anarchisme, Paris, 1965, p. 81-82.
[3] Michel Bakounine [1866], « Points essentiels des catéchismes nationaux », in Guérin, D., éd., Ni Dieu ni maître, Paris 1969 p. 202.
[4] M. Bakounine [1873], Étatisme et anarchie, Leiden 1967, p. 235, 240, 242, 274.
[5] Voir Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le cosaque libertaire, Paris 1999.
[6] G. Woodcock, Anarchism : a History of Libertarian Ideas and Movements. Penguin 1975, pp. 236-8. H. Oliver, The International Anarchist Movement in Late Victorian London, London 1983, p. 15. V. Richards, Malatesta : Life and Ideas, London, p. 229. P. Marshall, Demanding the Impossible : a history of anarchism, Fontana 1994, p. 347. D. Poole, « Appendix : About Malatesta », in E. Malatesta, Fra Contadini : a Dialogue on Anarchy, London, 1981, p. 42
[7] Saïl Mohamed, Appel aux travailleurs algériens (textes réunis et présentés par Sylvain Boulouque), Volonté anarchiste, 1994.
[8] Sylvain Boulouque, « Saïl Mohamed, ou la vie et la révolte d’un anarchiste algérien », in Mohamed, op cit.
[9] F.D., « Le Syndicat Marocain, » in La Bataille Syndicaliste, n° 1, 27 avril 1911.
[10] R. Kedward, Les Anarchistes, Lausanne 1970. P. Trewhela, « George Padmore : a critique », in Searchlight South Africa, vol 1, n° 1,1988, p. 50. M. Bookchin, 1977, The Spanish Anarchists : the heroic years 1868-1936, New York, London, 1977, p. 163. A. Paz, Un anarchiste espagnol, Durruti, Paris 1993 p. 46.
[11] Frank Fernandez, El Anarquismo en Cuba, Madrid 2000, p. 36.
[12] J. Casanovas, Labour and Colonialism in Cuba in the Second Half of the Nineteenth Century, Ph.D. thesis, State University of New York 1994 ; et « Slavery, the Labour Movement and Spanish Colonialism in Cuba, 1850-1890 », International Review of Social History, 40, 1995, pp. 381-2.
[13] Voir N. Caulfield, « Wobblies and Mexican Workers in Petroleum, 1905-1924 », International Review of Social History, 40, 1995, p. 52, et du même, « Syndicalism and the Trade Union Culture of Mexico » (paper presented at Syndicalism : Swedish and International Historical Experiences, Stockholm University : March 13-14, 1998) ; J. Hart, Anarchism and the Mexican Working Class, 1860-1931, Texas University Press 1978.
[14] D.C. Hodges, The Intellectual Foundations of the Nicaraguan Revolution, cited in The Anarchist FAQ, http://flag.blackened.net/i. Navarro-Genie, Sin Sandino No Hay Sandinismo : lo que Bendana pretende (ms : n.d.). A. Bendana, A Sandinista Commemoration of the Sandino Centennial (speech given on the 61 anniversary of the death of General Sandino, Managua, 1995).
[15] Carl Levy, « Italian Anarchism, 1870-1926 », in D. Goodway (ed), For Anarchism : history, theory and practice, London 1989, p. 56. G. Williams, A Proletarian Order : Antonio Gramsci, factory councils and the origins of Italian communism 1911-21, London 1975, pp. 36-7
[16] Sur Connolly et Larkin, voir E. O’Connor, Syndicalism in Ireland, 1917-23, Cork University Press, 1988. Sans entrer dans un débat sur Connolly, je signalerai juste que les tentatives récurrentes de faire de lui un stalinien, un trotskiste ou autre marxiste, ou encore un nationaliste irlandais pro-catholique, ne tiennent pas au regard des positions propres de Connolly sur le syndicalisme révolutionnaire après 1904 : voir notamment les textes réunis par O. B. Edwards et B. Ransom, James Connolly : selected political writings, London 1973
[17] J. Connolly [1909], « Socialism Made Easy, » Edwards et Ransom, op cit., pp. 271, 274, 262.
[18] J. Connolly, Labour in Irish History (Corpus of Electronic Texts : University College, Cork, Ireland [1903-1910]), p. 183, 25.
[19] Ha Ki-Rak, A History of Korean Anarchist Movement, Daegu (Korea) 1986.
Rebellyon, 24 février 2012