A l’heure où les luttes contre le productivisme connaissent un nouvel essor, certes fragile mais bien réel (nucléaire, No TAV/LGV, aéroport de Nantes-Notre Dame des Landes…), dans le contexte d’une crise capitaliste qui réinterroge intellectuellement et pratiquement le ‟modèle productif” dominant et semble faire surgir assez logiquement des besoins et envies d’une ‟autre économie” (autogestion, relocalisation, partage, ruptures plus ou moins prononcées avec le processus de la marchandisation, critiques sourdes ou plus virulentes de la production industrielle de masse et du consumérisme…) sans pour autant remettre en cause véritablement l’ensemble des formes et modalités par lesquelles s’exerce la domination capitaliste, ce texte a le mérite de remettre quelques points sur les ‟i”. Il invite aussi à réfléchir au-delà des bricolages idéologiques ou pratiques auxquels se livrent les promoteurs du changement dans la continuité, les partisans d’un ‟post-capitalisme” décroissant qui adviendrait sans heurts ni combats, par la vertu d’une ‟transition douce” et responsable s’appuyant sur une prise de conscience collective, sur la formation d’un mouvement d’opinion et la mobilisation des bonnes volontés et sur leur expression dans le cadre électoral de la « démocratie » représentative et étatique. Á moins qu’il s’agisse surtout d’un écran de fumée, un nouveau mirage ‟réformiste” derrière lequel s’activent les artisans de l’économie sociale, des sociétés coopératives, des banques éthiques, des fondations, associations et ONG, ce « troisième secteur » cher aux économistes libéraux et aux décideurs de la Banque mondiale et dans lequel semble vouloir s’engouffrer une gauche ‟alternative” sans repère et passablement déboussolée et même quelques ‟anticapitalistes” à la vue particulièrement basse.
‟Bien que par modestie tu ne le crois pas, les fleurs sur tes tempes paraissent laides.” Ramón de Campoamor
Le constat de la crise actuelle comme résultat de la phase finale du capitalisme, la globalisation, a généré une réaction contre les grandes entreprises et la haute finance qui s’est matérialisée dans deux types de réponses, l’une politique, l’autre économique. La première essaie de soustraire l’État des influences du marché mondial par une série de mesures qui lui rendraient son autonomie et lui faciliteraient le contrôle des mouvements financiers. Dans le même temps, grâce à une réforme du parlementarisme, elle vise à renforcer le système des partis. Cela est résumé dans le ‟citoyennisme”. La deuxième réponse tente de mettre en place un système alternatif cohabitant avec le capitalisme, fondé sur l’expansion de ce que les Américains appellent le ‟troisième secteur” et les Européens ‟l’économie sociale.” Le retour donc à un Etat-nation revitalisé et la promotion de l’économie informelle et solidaire immergée dans la société marchandisée.
La critique du moment capitaliste actuel a donné lieu à différentes théories, dont l’une est la ‟décroissance”. Dans l’ensemble, elles forment déjà une sous-culture, du fait que l’avancée de la crise a provoqué la formation d’un vaste ghetto. Elles recueillent toutes des fragments critiques antérieurs qui flottent dispersés à cause de l’absence d’un mouvement généralisé de protestation sociale qui pourraient les unifier, et qui alimentent de manières diverses et contradictoires l’‟imaginaire” des contestataires. En général, elles partent des limites du processus d’accumulation élargie (la ‟croissance”) et son impact sur l’environnement, comme l’avaient déjà indiqué dans les années soixante-dix du siècle dernier quelques économistes critiques et les premiers écologistes. Ensuite, elles ont intégré des éléments basés sur le fonctionnement économique des sociétés indigènes redécouvertes par l’anthropologie dans la décennie précédente, ou dans l’auto-organisation des banlieues périphériques des métropoles africaines, ou dans la critique des nouvelles technologies, ou dans certains postulats libertaires, etc.
De toutes les théories, celle de la décroissance serait celle qui prendrait en charge les conclusions qui s’imposent, c’est-à-dire celle qui ne recule pas devant le questionnement du ‟développement” et du ‟progrès”, poursuivant un ‟autre” développement et un ‟autre” progrès, qu’il s’appelle social, local ou durable. Contrairement à ce que son nom semble indiquer, une société de décroissance ne signifie pas, pour la plupart des auteurs, une société en récession ou en croissance négative, mais une société qui n’a pas besoin de croître ou se développer pour fonctionner, une société dans laquelle la croissance ou le développement ne sont pas une condition nécessaire à son existence, une société d’‟objecteurs de croissance”. En bref, une société non-capitaliste.
Jusque-là, nous ne devrions rien avoir à objecter. Le problème apparaît lorsque la théorie essaie de descendre de l’imaginaire susmentionné à la pratique quotidienne. Comme ses disciples viennent de secteurs très divers, naturellement les méthodes appliquées diffèrent, mais tous oscillent entre l’action politique citoyenniste et la construction d’un modèle économique ‟équitable” et bien sûr ‟durable” fait ‟à la mesure des personnes et des écosystèmes”. Révolution et lutte des classes sont exclus du vocabulaire de la décroissance ‟reconceptualisée”. Rien à propos de grèves, d’occupations, de sabotages, d’autodéfense, de boycotts et autres formes classiques de résistance. Tous les décroissants désirent une ‟transition” tranquille et ‟sereine” vers une société ‟conviviale”, ‟de la loi à la loi” comme disaient les auteurs de la réforme démocratique du franquisme, ou mieux, d’une formule à l’autre, par le biais de dispositions administratives progressives.
Le changement vers un ‟post-développement” serait donc évolutif, non traumatique et en rien rupturiste. Par une action combinée entre les institutions démocratisées et la ‟citoyenneté” [l’ensemble des citoyen/es] organisée en réseaux de production et de consommation, s’établiraient des règles de frugalité et de simplicité pour que tout le monde vive mieux avec moins, en pratiquant volontairement les ‟huit R” vertueux : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser et recycler. Grâce à la démocratie participative, au revenu de base garanti, au microcrédit, au coopérativisme, aux banques de temps et à l’agro-écologie, la sortie du capitalisme serait garantie sans conflits ou révoltes, sans avoir recours ni à l’expropriation des moyens de production et de distribution ni à la socialisation des transports, de la culture et de la santé, ni évidemment à l’abolition de l’argent, du salariat et du marché. Au bout du compte, selon les mots de son principal théoricien, Serge Latouche, la décroissance est « un mouvement politique de gauche » soutenu par un « programme de transition réformiste », et, en tant que telle, elle s’inscrit dans les paramètres de l’action politique classique, qui en la circonstance ne va pas au-delà « d’imprimer un changement de direction aux États. » Au moyen de manifestations régulières, de multiples caceroladas [concerts de casseroles] et de l’exercice du vote, les gouvernements intégreront dans leurs agendas les questions liées aux droits humains, à l’environnement et à la répartition des richesses : alors, la croissance s’arrêtera, la déglobalisation deviendra réalité et avec elle la « déconstruction du pouvoir transnational. »
En ce qui concerne l’alternative économique, avant de nous demander si des alternatives au capitalisme au sein du capitalisme sont possibles, et donc, si un modèle de transition est réalisable entouré par la société industrielle de masse, il convient d’apporter quelques précisions au sujet de l’économie sociale. Bien que soient recherchés de nobles précédents dans le XIXème siècle, le fait est qu’il s’agit d’un phénomène récent. L’effondrement du modèle fordiste dans les années soixante-dix et quatre-vingt, à cause du chômage structurel provoqué par les innovations technologiques et les restructurations dans les processus de production et dans les services, a laissé tout un espace aux coopératives, aux sociedades laborales [entreprises non coopératives mais où la majorité ou totalité du capital est détenu par les travailleurs] et aux fondations que le marché ne pouvait pas remplir parce que non rentables, ni l’Etat s’en charger car trop chères.
Ce troisième secteur, ni privé, ni public, objet de législation comme ‟régime spécial de propriété et de répartition des bénéfices” ne vise pas à être une alternative totale, mais un complément de l’existant. Sa nécessité était indéniable : elle gérait l’exclusion de manière collective, l’« armée de réserve » de la force de travail inutile, et créait de nouveaux emplois. L’idée d’un revenu de base ou « salaire social », loin de venir de la subversion, appartient aux économistes néo-libéraux, qui voyaient en lui la récupération pour la consommation de la masse expulsée du marché et proposaient de le financer par la liquidation de l’assistance publique. Comme le poids de l’économie sociale a augmenté, des conseillers des gouvernants comme J. Rifkin l’ont imaginé comme une arme contre le « chômage technologique », car elle pouvait devenir un formidable mécanisme de contention de l’exclusion, à condition que l’Etat transfère par des taxes une partie des bénéfices des entreprises privées. Plus qu’une sortie du capitalisme, c’était une façon de le réalimenter. Toutefois, dans les années quatre-vingt-dix, alors que la globalisation progressait, la relation de l’économie sociale avec les contractions du marché du travail va se tendre, en assumant certaines de ses stimulantes mesures anti-marché et un engagement dans la défense du territoire. C’est alors seulement que ce secteur a pu être considéré comme une pratique de dissidence et une expérience d’autogestion, pourtant fortement limitées.
La plupart des groupes coopératifs, qu’ils soient ou non partisans de la décroissance, ne dédaignent pas la commercialisation, en reproduisant les méthodes mercantiles que les critères éthiques et environnementaux n’arrêtent pas de justifier. Certains se financent grâce à des dons et des subventions et se servent de l’argent pour acheter des propriétés, embaucher des travailleurs et payer des salaires. Mais par contre, d’autres pratiquent le troc et le recyclage, mettent en place la rotation des tâches, recourent à des monnaies sociales et diversifient leurs activités afin d’atteindre une certaine autosuffisance, ce qui ne les libère pas des contradictions que provoquent le degré d’implication inégal de leurs membres ou les difficultés de type économique et organisationnel, que ce soit pour ce qui se rapporte à l’accès à la terre, aux relations avec l’administration ou dans la mise en place de réseaux de distribution. Est-il donc correct de parler de transition vers la société autogérée comme le font par exemple les coopératives ‟intégrales” catalanes ?
Encore une fois, la question devrait être reconsidérée, en se rappelant qu’il s’agit de pratiques très minoritaires, souvent précaires et instables, presque toujours circonscrites au milieu rural, dont la portée est minime, et qui ne dépassent jamais les niveaux de la simple survie alimentaire. Ce sont des formules de cohabitation ; elles fonctionnent parce qu’elles existent à côté d’un système omniprésent, avec son offre d’emploi et de crédit, ses loisirs et sa culture, son appareil de santé et de recyclage des déchets, avec lequel elles interagissent plus ou moins. Elles ne peuvent pas être des solutions immédiates pour la majorité de la population qui sont pris au piège dans les espaces urbains. Les autorités administratives ne sont pas gênées si ces pratiques se limitent à ‟refonder la démocratie”, à organiser des petits marchés ou à distribuer le « panier » et n’incitent pas au sabotage antidéveloppementiste. Les autorités économiques sont encore moins gênées parce que ces pratiques ne sont pas en concurrence avec elles et sont, de plus, des sources d’inspiration : les entreprises font aussi des échanges directs sans argent et tous les supermarchés ont leur section de produits agroécologiques correctement labellisés.
Ces pratiques ont une grande valeur de démonstration de la ségrégation volontaire du capitalisme, parce qu’elles questionnent ses valeurs et ses règles, elles sont des laboratoires pédagogiques, des écoles d’autogestion. Mais elles ne sont pas des alternatives anticapitalistes, mêmes dans leurs formes les plus radicales ; la plupart sont des îlots inoffensifs et, pour cela même, des enclaves tolérées. Il est nécessaire d’être clair sur le fait que l’on ne peut pas abandonner le capitalisme sans l’abolir dans tous ses aspects, en visant à la fois ses formations économiques, les marchés, et politiques, les États. On ne peut pas ruraliser une société sans la désurbaniser préalablement, ni la démarchandiser sans éliminer les relations de marché dans l’ensemble de l’espace social. Mais cela ne peut pas commencer à se réaliser autrement qu’en partant d’une série d’actes de souveraineté populaire, et une société civile souveraine ne parviendra pas à se constituer sans abolir préalablement l’Etat. Il convient de se demander : comment se forme ce peuple souverain, en renforçant les institutions ou en les liquidant ? Pour fonder une collectivité, il suffit de quelques personnes, mais pour construire une société équilibrée avec son environnement, le grand nombre est nécessaire, et ce grand nombre est incapable de se former autrement que dans la lutte pour survivre dans les conditions extrêmes imposées par un régime en faillite. Au cours de la lutte, les institutions s’écroulent, brisées en mille morceaux. L’économie sociale comme d’autres peut jouer un rôle logistique, d’arrière-garde, mais la société libre et autogérée sera le résultat d’un combat social violent, et non pas d’expérimentations conviviales plus ou moins répétées.
C’est la lutte intense entre les deux camps antagonistes qui changera les mentalités de la partie opprimée et pas le contraire : la décolonisation de l’‟imaginaire” ou pour le dire crûment, la conscience de classe, ne sera pas le fruit d’une préparation sereine menée dans des cercles pacifiques d’initiés, mais le résultat d’innombrables turbulences. Le retour de la lutte des classes – éminemment nouvelle car les adversaires, le contexte et les armes ne sont pas les mêmes qu’à l’époque des pactes sociaux – rencontrera l’alternative. Les objectifs à court terme seraient de viser le dépeçage du système productif et consumériste, sans oublier sa couverture politique, juridique et répressive, mais il faut encore une fois dire clairement que ce qui doit être réalisé est une œuvre collective de grande magnitude par un essaim majoritaire de marginalisés sociaux ou, en d’autres termes, d’objecteurs du capitalisme et de la partitocratie.
Miguel Amorós
Journées Anticapitalistes, Castellón, le 31 mai 2012.
[ Traduction : XYZ/OCLibertaire ]
Publié sur le site de l’OCL, 1er juillet 2012
Votre analyse est très intéressante quoique ne prenant pas en compte la pénurie prévisible de matières premières et énergétiques. Quand vous écrivez qu’ « il s’agit de pratiques très minoritaires, souvent précaires et instables, presque toujours circonscrites au milieu rural, dont la portée est minime, et qui ne dépassent jamais les niveaux de la simple survie alimentaire. » avez-vous oublié les mouvements zapatistes et les organisations sociales traditionnelles existantes comme celles des Ayllus Quechua, par exemple?