Les semences et les plantes, propriété exclusive de l’agro-industrie ?
Rien ne va plus pour les agriculteurs, les jardiniers et les artisans semenciers. Vendre ou échanger des semences de variétés anciennes, libres de droit de propriété et reproductibles est devenu quasi mission impossible. L’association Kokopelli en fait aujourd’hui les frais. Un récent arrêt de la Cour de justice européenne consacre le monopole de l’industrie semencière sur les plantes. La réforme en cours de la réglementation des semences n’augure rien de bon pour l’autonomie des paysans et la liberté de planter.
Elle a commis plus de 3 400 infractions. Et a été condamnée à payer une amende de 17 130 euros. Le nom de cette dangereuse contrevenante ? Kokopelli. Une association, dont le siège est à Alès (Gard), qui commercialise 1700 variétés de plantes potagères, céréalières, médicinales, condimentaires et ornementales. Toutes les semences de Kokopelli sont libres de droit de propriété et reproductibles. Ce qui donne la possibilité de conserver une partie des semences de sa récolte pour les ressemer l’année suivante. L’association contribue à faire vivre la biodiversité agricole. Elle est pourtant considérée aujourd’hui comme hors-la-loi par les juridictions française et européenne. Son délit ? Vendre des semences de variétés non inscrites au catalogue officiel. Et ne pas avoir indiqué clairement leur destination exclusivement non commerciale (usage amateur, conservation ou recherche).
Depuis 1949, pour pouvoir être commercialisées, toutes les espèces ou variétés végétales doivent obligatoirement être inscrites au « catalogue officiel des espèces ou variétés ». Pour y figurer, elles doivent remplir plusieurs critères, évalués par un comité composé de représentants du ministère de l’Agriculture, de l’Institut national de recherche agronomique (Inra) et de représentants des semenciers. Pour les espèces potagères, les conditions d’inscription sont au nombre de trois : la « distinction », l’« homogénéité », et la « stabilité ». La variété proposée au catalogue doit être distincte des variétés existantes, donc nouvelle. Elle doit être « homogène », c’est-à-dire que les plantes d’une même variété doivent toutes être identiques. Enfin, la variété doit être stable génétiquement, ne pas évoluer au gré de ses reproductions ou multiplications.
Des semences standardisées pour l’industrie
Pourquoi les variétés commercialisées par Kokopelli ne sont-elles pas inscrites au catalogue officiel ? Selon l’avocate de l’association Blanche Magarinos-Rey, « ce catalogue pose des conditions incompatibles avec les caractéristiques mêmes des variétés vendues par l’association ». C’est l’homogénéité qui pose le plus de problèmes à l’association. « La base génétique de ces variétés est très large, car elles sont le fruit de nombreux croisements entre individus, explique-t-elle. Cela leur confère une capacité d’adaptation et d’évolution au fil du temps et selon les terroirs. Cela signifie également que ces variétés ne sont pas définitivement « fixées ». » Leur stabilité, au sens de la réglementation, n’est donc pas assurée. Les plants et les fruits issus des reproductions et multiplications ne sont pas tous exactement les mêmes. Les tarifs d’inscription au catalogue sont également prohibitifs. « 500 euros en moyenne pour chaque variété, précise l’avocate de Kokopelli, sans compter les droits annuels à payer pour les différents types d’examens obligatoires. »
Alors que la diversité biologique est fondamentale pour affronter la crise alimentaire, le catalogue officiel se révèle être un facteur de réduction de la biodiversité. Entre 1954 et 2002, 80 % des variétés potagères auraient été radiées du catalogue selon le Réseau semences paysannes. Des 876 variétés inscrites en 1954, il n’en restait plus que 182 au catalogue officiel français en 2002. La raison de ces radiations ? Le poids de l’industrie semencière, qui, depuis cinquante ans, cherche « à standardiser les semences pour les adapter partout aux mêmes engrais et pesticides chimiques, estime le Réseau semences paysannes. « Il n’y a que dans les lois dictées par les lobbies industriels qu’on peut prétendre les rendre homogènes et stables ; dans la vraie vie, cela revient à les interdire. »
Rude bataille judiciaire
En 2005, Kokopelli est assignée devant les tribunaux par la société Graines Baumaux, près de Nancy, pour « concurrence déloyale ». L’entreprise prétend que l’activité de Kokopelli, dont les semences ne sont pas inscrites au catalogue officiel à la différence des siennes, lui causerait un préjudice. Le procès, favorable en première instance à Baumaux (janvier 2008), est actuellement en appel au tribunal de Nancy. En février 2011, Kokopelli obtient de la cour d’appel une saisine de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
La Cour de justice européenne doit répondre à une question : les directives européennes sur le commerce des semences potagères sont-elles bien compatibles avec les principes fondamentaux qui régissent le droit européen comme la préservation de la biodiversité, le libre-échange ou la liberté d’entreprise ? Le 19 janvier dernier, l’avocate générale, Juliane Kokott, rend publiques ses conclusions. Elle donne raison à Kokopelli (lire notre article). La disposition qui interdit de commercialiser des semences d’une variété dont il n’est pas établi qu’elle est distincte, stable et suffisamment homogène, est jugée invalide. « Pour bon nombre de « variétés anciennes », ces preuves ne peuvent pas être apportées », constate l’avocate générale. Elle demande donc aux juges européens de se positionner pour déterminer si cette restriction aux échanges de semences sont vraiment justifiés.
La biodiversité sacrifiée sur l’autel de la productivité
Malheureusement pour Kokopelli, le 12 juillet 2012, les juges européens décident de ne pas suivre les conclusions de l’avocate générale. Pour la Cour de justice, l’établissement de règles unifiées est la garantie « d’assurer une productivité accrue (…) conformément aux objectifs de la politique agricole commune ». [1]
Extrait de l’arrêt page 14
Par cet arrêt, la cour consacre « le paradigme productiviste », dénonce Kokopelli, au détriment de la commercialisation des semences de variétés anciennes. « Ces semences [standardisées] sont incapables de s’adapter à l’amplification des changements climatiques, pointe le Réseau semences paysannes dans un communiqué. Elles imposent toujours plus d’engrais et de pesticides chimiques qui nous empoisonnent, détruisent l’environnement et la biodiversité sauvage et font apparaître des pathogènes toujours plus virulents. »
Une cour de justice sous influence des lobbies semenciers ?
Dans les 20 pages de son arrêt, la cour qualifie à deux reprises les semences anciennes de « potentiellement nuisibles ». Rien n’est dit en revanche sur les semences enrobées de pesticides Cruiser ou Gaucho, inscrites au catalogue. Faut-il y voir le résultat des pressions de certains lobbies semenciers ? Ceux-ci ont pris soin, durant la procédure, de faire connaître à la cour leur désaccord avec l’avis de l’avocate générale.
C’est le cas notamment d’European Seed Association (ESA), très active dans les couloirs de Bruxelles pour affaiblir la directive européenne sur l’étiquetage des semences OGM. Elle a fait parvenir un courrier aux juges en février 2012 pour exprimer « ses préoccupations socio-économiques » [2]. L’ESA s’est également empressée de publier un communiqué suite à l’arrêt pour marquer sa totale convergence de vues avec la Cour européenne de justice…
Un autre catalogue pour les variétés anciennes ?
Autre possibilité, expliquent les juges européens dans l’arrêt : Kokopelli pourrait inscrire ses semences anciennes dans un catalogue annexe, pour les variétés dites « de conservation ». Une proposition qui n’est pas jugée satisfaisante : ce registre reste limité aux variétés anciennes produites à de très faibles volumes et obéissant là encore aux critères d’homogénéité et de stabilité. « Il faut également faire la démonstration que la variété est menacée d’érosion génétique, ce qui n’est pas une mince affaire », ajoute l’avocate de Kokopelli. « En deux ans et demi d’existence de ce nouveau catalogue, moins de dix variétés françaises y ont été enregistrées : n’est-ce pas la preuve de son échec ? », interroge le Réseau semences paysannes.
Le dossier revient maintenant devant la cour d’appel de Nancy. L’appréciation des juges européens n’augure rien de bon pour Kokopelli. La société Graines Baumaux demande à ce que l’association soit condamnée à lui payer 100 000 euros de dommages-intérêts, ainsi que la cessation de toutes ses activités. « L’étau se resserre, s’inquiète l’avocate de Kokopelli. Cette jurisprudence européenne qui vous dit que l’objectif d’une productivité accrue justifie tout y compris la dégradation de la biodiversité, est un mauvais signe pour les développements futurs de la législation. »
« Celui qui détient les graines contrôle les peuples »
Bruxelles travaille actuellement sur une réforme générale de la législation sur le commerce des semences. Un cycle de consultation des opérateurs concernés est ouvert, mais les associations de sauvegarde de la biodiversité n’ont pas été invitées à la table des négociations. « Dans la nouvelle proposition de la Commission, c’est l’Office européen des brevets qui sera chargé d’inscrire les variétés. Avant, cela relevait des organismes nationaux rattachés au ministère de l’Agriculture, pointe l’avocate de Kokopelli. En clair, la législation organise le monopole des variétés protégées par des droits de propriété. » La concentration des pouvoirs entre les mains de la commission européenne et de l’Office européen des brevets confirme la perte de compétence des États et la disparition de toute gestion locale des semences au profit des détenteurs de titres de propriété industrielle. « Celui qui détient les graines contrôle les peuples », dénonce Dominique Guillet, président de Kokopelli.
Aujourd’hui, dix firmes contrôlent les deux tiers du marché mondial de la semence [3]. Face à une industrie semencière toute-puissante, la résistance s’organise aux côtés de Kokopelli. Des associations comme les Croqueurs de carottes promettent de continuer de vendre des semences de variétés traditionnelles refusées ou non inscrites au catalogue. « D’abord parce qu’elles donnent entière satisfaction aux jardiniers, aux maraîchers et à leurs clients, précisent les Croqueurs. En outre, parce que les directives européennes autorisent encore cette commercialisation tant qu’elle ne vise « qu’une exploitation non commerciale » comme le jardinage pour l’autoconsommation. » Mais les projets de réforme en cours menacent de supprimer ce dernier espace de liberté. Au sein du collectif Semons la biodiversité, plusieurs associations mènent campagne pour une loi de reconnaissance des droits des paysans, des jardiniers et des artisans semenciers à utiliser, échanger, vendre et protéger leurs semences. L’autonomie des paysans et le maintien de la biodiversité sont en jeu.
Sophie Chapelle, Bastamag, 4 septembre 2012