Tordères : commune autogérée, mode d’emploi
Avec 180 habitants, le petit village de Tordères dans les Pyrénées Orientales s’est fait connaître pour son fonctionnement municipal inhabituel : le pouvoir y est aux villageois, et la démocratie, participative. Une expérience d’auto-gestion discrète mais bien rodée. Interview de la mairesse porte-voix, Maya Lesné.
Tordères est connu pour sa démocratie participative. Comment le projet et l’équipe municipale se sont-ils constitués ?
Aux dernières élections, le maire sortant en avait ras la casquette, et le précédent (qui était resté 14 ans à la mairie), plutôt procédurier et bétonneur, voulait y retourner. On a alors organisé une grande réunion publique, ouverte à tous, même aux enfants et aux ados. On n’a pas réfléchi à qui était de droite, qui était de gauche, même s’il faut bien avouer que la majorité du village vote à gauche. Nous voulions d’abord décider ensemble de ce que nous souhaitions défendre et ensuite déterminer qui serait candidat, disposé à défendre le bien commun et pas ses propres intérêts.
Très vite, des idées essentielles se sont imposées, quant à la constitution de la liste et au fonctionnement de l’équipe municipale : 1. Que la population soit toujours impliquée dans les décisions du conseil municipal. 2. Que la liste ne soit pas exclusivement composée de notables ni de retraités (qui ont souvent soit le temps, soit l’argent – voire les deux), mais de « gens normaux » : hommes et femmes à parts égales, de tous âges, sans exclure les chômeurs, les précaires ni les personnes arrivant de l’étranger.
Comment se sont déroulées les élections ?
Des 20 personnes retenues, seules 11 se sont finalement présentées, afin de pouvoir faire face à la liste adverse malgré le panachage électoral. Nous avons obtenu 86 voix contre 20. Au final, la moyenne d’âge se situe autour de la quarantaine, ce qui n’est pas sans poser problème : beaucoup ont des activités, une famille, alors que la participation au Conseil prend du temps et de l’énergie. J’ai été désignée comme mairesse, tout simplement parce que j’étais au chômage à l’époque et que j’avais donc plus de temps. Il faut aussi dire que je suis assez grande gueule… L’important étant que ça aurait pu être n’importe lequel d’entre nous.
Quelles priorités pour le village ?
« On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste… » C’est l’esprit de notre programme. Plus concrètement, nous avons défini quatre axes primordiaux : 1. Maintenir l’école coûte que coûte. C’est la condition sine qua non pour que le village vive (le quart de la population a moins de 18 ans !), même si ça représente la moitié du budget. 2. Maintenir les emplois municipaux, également coûte que coûte (secrétaire de mairie et employé polyvalent). 3. Entreprendre une grande réflexion sur l’urbanisme, pour réagir à la forte pression foncière venant de Perpignan. En incluant la protection des zones agricoles et naturelles. 4. Continuer à bien vivre ensemble.
Comment les habitants participent-ils à la prise de décision ?
Pour le premier conseil municipal, nous avons envoyé une lettre aux habitants : tous pouvaient s’inscrire dans les commissions municipales et extra-municipales de leur choix. Finalement, parce que c’était trop restrictif et figé, nous avons encore plus ouvert : tous les habitants du village, enfants et adultes confondus, peuvent à tout moment participer à n’importe quelle commission.
Il existe 5 commissions municipales : Travaux, Environnement et Agriculture, Finances, Affaires sociales, Urbanisme. Certaines d’entre elles sont extra-municipales, dont « Tordères en fête », tout à fait intergénérationnelle : de 4 à 90 ans…
Les commissions ont-elles un rôle réel ?
Oui, les trois quarts des décisions fondamentales se prennent là, dans les commissions, qui se tiennent plus ou moins fréquemment. Les décisions ne sont pas actées si la participation est trop faible (en deçà de 5). Dans ce cas, elles sont mises en attente. « Ça ne vous intéresse plus, alors on en reparlera quand nous serons à nouveau mobilisés. » Il n’est pas question de décider à la place de tous. Si l’on nous dit : « C’est aux élus de faire le boulot ! », je réponds : « C’est mieux qu’on s’y mette tous ! » Il est plus sain de prendre une décision à plusieurs, même si c’est plus long, même si le préfet nous engueule à cause des délais. Et puis, il faut bien avouer que cette façon de faire heurte les habitudes des habitants !
Comment s’articulent commissions et conseil municipal ?
Prenons l’exemple de la Commission Travaux, qui remporte un franc succès. Les habitants se réunissent par rue, ou par « quartier ». C’est à eux de lister les problèmes qu’ils rencontrent et d’envisager les solutions (par exemple, mettre du goudron ou de la terre battue…).
Nous, au conseil municipal, on se contente de chercher le pognon et de voir si c’est jouable, en faisant faire des devis, en recueillant des avis d’experts. Ensuite, on présente ce dossier aux habitants, et c’est eux qui décident. Après tout, c’est leurs impôts, c’est à eux de trancher, et tous sont bien conscients des limites financières.
Il est souvent difficile de comprendre le fonctionnement d’un budget municipal…
Il faut reconnaître que la Commission Finances n’a aucun succès. Les gens ne se sentent pas compétents. Pourtant, comprendre le budget de la commune, et son fonctionnement, est primordial. Cette transmission de la gestion administrative et comptable de la commune à la nouvelle équipe est assurée à 80% par le ou la secrétaire de mairie, bien plus que par l’ancien maire. Sans leur compétence, nous serions démunis.
Trop souvent, à l’échelle de la commune, de la ComCom, du département, les budgets et les questions « délicates » font l’objet de réunions officieuses, où l’on débat, questionne, se met d’accord. Puis, au conseil, dans les réunions ouvertes au public, les décisions sont votées en deux minutes. Elles demeurent incompréhensibles pour les non-initiés, ce qui est à mon sens dramatique.
Il n’y a pas d’essoufflement de la participation, sur la longueur ?
Le problème de ce système est lié à l’usure de l’engagement. Une fois passée l’euphorie des débuts, la participation baisse. Il faut aller tous les jours chercher les habitants pour qu’ils participent, ce qui est plus fatigant que flatteur (même si cela témoigne aussi de la confiance faite aux membres du conseil).
Au début, certains ont également redouté « l’attaque des balançoires », c’est-à-dire la participation des plus jeunes aux décisions municipales. Ce qui a poussé ces adultes à s’engager davantage… Et c’est un sacré exercice de transmettre l’information à la fois aux adultes et aux jeunes. Mais cette transmission nous semble primordiale : il faut que les mômes s’emparent de l’histoire de leur village. Même s’ils sont, par nature, un peu conservateurs…
Est-ce compliqué d’être mairesse dans ces conditions ?
En fait, ce fonctionnement est trois fois plus fastoche pour le maire, et gratifiant. C’est vrai que tu es parfois amené à soutenir le projet des autres. Mais tu peux démissionner si ces derniers vont vraiment à l’encontre de ta façon de voir. C’est ce que je ferais si j’étais confrontée à cette situation. Un maire peut se sentir un peu seul ; il doit (ré)apprendre la discussion, la confiance, la discrétion, parce qu’il y a des moments que tu ne partages ni avec le conseil ni avec les commissions, des moments qui te plongent dans l’intimité des familles. Le premier à être appelé, en cas d’événements graves, ce n’est plus le curé, c’est le maire. On pénètre parfois un espace secret, qui doit le rester. Mais cet isolement n’est pas problématique si l’on aime le dialogue et son village.
Votre village fonctionne de façon très collective. Ce qui n’est pas d’usage à l’extérieur…
C’est là que les choses se corsent, à la préfecture, à la ComCom, dans des réunions qui prennent beaucoup de temps et d’énergie. Tu es alors vraiment seul : le fonctionnement n’est plus collectif, comme au village, mais individuel, fait de rapports de force. Quand, en plus, tu es une nana, et jeune, tu t’en ramasses plein la tronche. Dans ce cas, savoir que le village est derrière toi, que tu défends ses décisions, ça donne des forces.
Peux-tu nous donner un exemple d’un combat mené par Tordères ?
Nous avons eu un sacré bras de fer avec le préfet quant au plan de prévention des risques incendies. Tordères est en zone rouge : les assurances sont très élevées (ce qui entraîne une injuste « sélection » sociale) et, si ta maison brûle, tu ne peux pas la reconstruire ! Sans compter que la commune était censée réaliser des travaux délirants vu son budget. À un moment, si l’État prescrit, l’État paye – ou devrait le faire ! Le préfet pensait nous mettre la pression village par village. Mais nous avons monté un collectif, d’abord au sein de la Comcom des Aspres, qui a hérité avec la Résistance d’une forte solidarité. Le collectif compte maintenant 50 mairies et fait tache d’huile dans tout le Midi. Face à ce plan décidé par un technocrate à deux balles, nous demandons une réflexion nationale.
Et qu’en est-il du projet d’éoliennes sur votre territoire ?
C’était un projet de la ComCom. Les grosses communes étaient pour… mais lorsqu’il a été question des petites communes, ça a été une autre histoire ! Nous ne sommes pas contre l’éolien ou le solaire, au contraire. Nous aurions même pu faire abstraction de la dégradation visuelle. Mais nous ne voulions pas d’un projet qui nous était imposé, en toute opacité, avec en lice des grosses boîtes comme Suez et Areva, où l’énergie produite n’était pas réinjectée dans la commune. Le bras de fer a duré deux ans, mais nous avons fini par gagner : le projet a été abandonné.
Un dernier mot ?
Il est fondamental de se donner d’autres idées, d’autres envies, d’autres manières de faire, en regardant notamment ce qui se passe à Marinaleda, un village d’Andalousie1.
1Site du village, en castillan /Page Wikipedia, en français.
Article 11, 14 septembre 2012
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