[Poitiers] Traque aux faux mineurs : par delà la banalité du mal

Traque aux faux mineurs : par delà la banalité du mal

Dans l’article « Traque aux faux mineurs : cinq arrestations à l’hôtel » nous apprenons que « cinq des sept jeunes accueillis dans un hôtel présentaient un âge estimé entre 18 et 19 ans. Ils ont été interpellés, placés en garde à vue puis en centre de rétention en région parisienne avant leur expulsion. » Nouvelle République 17 janvier 2013.  Or nous pouvons lire dans le CODE DE L’ACTION SOCIALE ET DES FAMILLES (Partie Législative) Chapitre Ier : Service de l’aide sociale à l’enfance ; Article L221-1

(Loi nº 2002-2 du 2 janvier 2002 art. 75 I 2º, art. 82 Journal Officiel du 3 janvier 2002)

Le service de l’aide sociale à l’enfance est un service non personnalisé du département chargé des missions suivantes  :    1° Apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout détenteur de l’autorité parentale, confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social, qu’aux mineurs émancipés et majeurs de moins de vingt et un ans confrontés à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre gravement leur équilibre ». [souligné par nous]

Que le le procureur de la République fasse « interpeller, placer en garde à vue puis en centre de rétention en région parisienne avant leur expulsion » des jeunes gens tout juste majeurs (si tant est qu’ils le sont vraiment) uniquement parce qu’ils sont en situation irrégulière, dénote l’inhumanité de notre administration et montre la banalité du mal au sens qu’Hannah Arendt a donné à cette expression(1). Le procureur de la République, monsieur Nicolas Jacquet, peut dire qu’il ne fait qu’« appliquer la loi » et ainsi se donner un semblant de bonne conscience en faisant son « petit homme », comme le nomme la philosophe dans son livre Eichmann à J

Jérusalem, essai sur la banalité du mal. Et encore, les procureurs, l’Etat en général, ne communiquent pas, et pour cause, sur des actes pour lesquels ils risquent d’être condamnés par la cour européenne des droits de l’homme, tels que les expulsions des personnes en situation irrégulière, surtout lorsqu’ils s’agit de familles et d’enfants. Pour info, deux des interpellés sur les cinq (ou six) sont libres: pour l’un le Juge des Libertés et de la Détention a estimé que le test de l’âge osseux n’était pas probant… Nouvelle République 18 janvier 2013. Notre bon procureur peut-il vraiment encore garder sa bonne conscience après avoir essayé d’expulser un enfant ? Pour l’autre le Tribunal Administratif de Versailles a annulé son renvoi parce qu’il était… malien. Expulser un jeune, peut-être mineur, vers son pays en guerre : il fallait oser ! Ou alors n’est-ce pas plutôt de la bêtise ? Rappelons qu’Hannah Arendt a proposé son concept de « banalité du mal » pour dénoncer le fait qu’Eichmann en disant qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres, ne pensait pas. Il n’exerçait pas son jugement critique. Ce n’est donc pas la méchanceté qui est pernicieuse et qui conduit à faire le mal mais la bêtise !

Mais que le conseil général, chargé par la loi de leur « apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique » se concerte avec le procureur de la République pour mettre au point cette riposte policière qui pourrait conduire à leur expulsion du territoire français, a de quoi laisser songeur sur, pour être gentil, la rigueur morale de cette institution qui semble plus préoccupée par les économies qu’elle pourrait faire que par la loi, en particulier son propre Code, leCode de l’action sociale et des Familles, et par le Droit, en particulier le droit à avoir une vie décente. Car, rappelons-le, l’Aide Sociale à l’Enfance constitue une des modalités de la mise en œuvre du « droit à une vie décente » ou «droit à la protection sociale et à la sécurité matérielle », lequel constitue « un principe de valeur constitutionnelle » selon le Conseil Constitutionnel. Ainsi le tribunal administratif relève-t-il dans l’affaire Pschenychnyak c./ Dpt. des BdR, que « le droit à une vie décente constitue une liberté fondamentale dont l’aide sociale à l’enfance et l’aide à domicile sont des manifestations » (Ordo. réf. TA Marseille, 4 octobre 2002, req. N° 024716/0).

Bruno Belin se place alors irrémédiablement au delà de la banalité du mal. En effet, le « petit homme » Eichmann se défendait et cherchait à se donner bonne conscience en disant qu’il n’avait que fait son devoir par devoir, qu’il n’avait qu’obéit aux ordres et respecté les lois. Bruno Belin ne peut se prévaloir d’une telle chose puisqu’il ne respecte pas les lois. Nous sommes en présence non pas, comme dans le cas de notre bon procureur, d’un système totalitaire, mais d’un système hétéronome absurde dans lequel, l’Etat ne respecte même pas les lois qu’il a énoncées lui-même. Ce système, dans lequel le pouvoir l’emporte toujours sur la loi, c’est le capitalisme. En clair, les agents du capitalisme, étant dans une contradiction insoluble entre le droit et la force, n’ont aucun moyen de se donner bonne conscience. Même le : il n’y a pas assez d’argent, ne tient pas une seconde. Car, par exemple, l’Etat français en a trouvé très facilement pour aller faire la guerre au Mali. Tout comme il en avait trouvé aussi très facilement pour intervenir en Libye.

C’est pourquoi le Conseil Général ne s’est pas vanté qu’il s’est complu dans la délation. Les arrestations ont eu lieu jeudi 10 janvier. La Cimade l’a su samedi 12 et a prévenu la presse dès lundi 14. L’article a été publié huit jours après les arrestations. Ce n’est donc qu’après coup que le Conseil général cherche à se donner bonne conscience en désignant ces cinq « faux mineurs » à la vindicte populaire. Mais nous voyons bien que c’est pour détourner l’attention de l’essentiel en se focalisant sur des boucs émissaires. Et l’essentiel c’est que, non seulement les services de l’ASE collaborent avec la police pour expulser des jeunes majeurs qu’ils devraient protéger, mais ils refusent régulièrement de protéger des enfants « confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social » comme le prescrivent les lois qu’ils se sont fixés eux-mêmes.

D’autres exemples ? Dans la Nouvelle République et Centre presse de lundi dernier (14 janvier)  suite à l’arrivée au gymnase de l’accueil supplémentaire du 115, de cette « famille entière qui se présente, complètement perdue. Un couple d’Arméniens ou d’Azéris, on ne sait pas trop, avec deux jeunes enfants de moins de dix ans, une dame âgée et une adolescente de 18 ans à peine » Tout le monde : mairie, préfecture, Croix rouge… s’accordait dimanche “pour reconnaître qu’il n’est pas acceptable que des enfants couchent dehors sans bien savoir quelle solution on pourrait apporter à ce drame humain”. » A la lumière de la loi nous pouvons dire que la fin de cette phrase est inexacte. Nous savons très bien qu’il y a des solutions et que la loi précise que, s’il y a des enfants, c’est de la responsabilité de l’Aide Sociale à l’Enfance.

Or, cette dernière rechigne régulièrement à se charger de ses responsabilités. Un autre exemple, cette famille de Roumains qui a contacté le DAL86 samedi 22 décembre. Une mère de famille, en France depuis deux ans et sur Poitiers depuis un an, avec sa fille de 13 ans, et une autre de ses filles de 20 ans qui a une petite fille de 9 mois et qui est là avec le père de son enfant. et enfin une de ses nièces de 18 ans enceinte de 3 mois et en France avec le père de son enfant. Ils vivaient dehors et dormaient pour les uns dans une voiture garée sur les parkings, pour les autres, nous l’avons appris plus tard, à la gare.

Vu l’urgence de la situation, – et comme nous l’avait conseillé ce même Bruno Belin qui traque avec le procureur les vrais faux mineurs étrangers, si nous trouvions des enfants à la rue -, dès lundi 24 décembre nous avons accompagné cette famille à l’ASE. Mais malheureusement c’était fermé pour les fêtes et faisait le pont. Donc le 26 décembre, nous sommes de nouveau allés à l’ASE. Et là, quelle ne fut pas notre déconvenue : selon l’ASE, la situation de cette famille et de ces enfants de 9 mois et de 13 ans n’était pas « préoccupante » puisqu’ils couchaient dans une voiture !

Il faut se rendre à l’évidence, l’ASE de la Vienne, en fait de protection de l’enfance, se préoccupe seulement de la déficience des parents et donc, afin d’éviter d’assumer ses responsabilités et se plaignant qu’elle n’a pas les moyens, cherche à se cantonner dans ce qui est nommé pudiquement le « placement » des enfants.

Ces ressortissants roumains sont suivis par une assistante sociale et donc sont connus de l’ASE. Cette jeune fille de 13 ans parlant assez bien le français, mais le l’écrivant pas et ne le lisant pas aussi bien, n’a suivi pour scolarité qu’un an en Roumanie (elle parle, lit et écrit le roumain) et que 8 mois en Italie (elle parle, lit et écrit l’italien). Ce ne sont pas les services de l’ASE mais le DAL86 qui a fait les démarches pour l’inscrire dans un collège. Et nous ne vous racontons pas les démarches qu’il faut faire pour simplement qu’elle ait une carte de bus pour aller dans son établissement…

Nous pouvons donner beaucoup d’autres exemples de mères de familles hébergées au 115 avec leurs enfants alors que les pères sont à la rue, et ce parfois durant longtemps (2 ans). Mères et enfants qui vivent dans des dortoirs qu’il doivent quitter à 9h du matin et ne peuvent y revenir avant 16 h sans y rentrer après 21 h. Quelle éducation ces parents-là, séparés comme du bétail, pourront-ils donner à leurs enfants et quel sera le « développement physique, affectif, intellectuel et social » de ces derniers ?

Tout ceci nous inspire un profond dégoût. Nous ne laisserons pas faire. Déjà que les lois sont très peu en faveur mal-logés et sans-logis, et très largement dédiées à la défense des intérêts des propriétaires, déjà que les plus riches et les plus puissants sont beaucoup mieux armés pour faire marcher la justice dans le sens de leurs intérêts, les quelques lois en faveurs des mal-logés et sans-logis et des plus précaires en général ne sont même pas appliquées par les institutions qui en sont chargées. Nous le dénonçons.

Il faut que les autorités, préfecture, Conseil général, mairie… se donnent les moyens de respecter les lois qu’elles se sont données à elles-mêmes. C’est-à-dire, au lieu d’être au service des propriétaires immobiliers, de mettre en place un véritable service d’hébergement et de logement comme la loi le stipule.

Un toit pour tous, avec ou sans papiers.

(1) http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/hannah-arendt-et-la-banalite-du.html

DAL 86, 20 janvier 2012