Comment l’Afrique brade ses terres
Les terres du continent noir constituent un enjeu essentiel pour l’avenir.Comment moraliser et réguler cette course effrénée à l’acquisition facile de terres dans les pays pauvres?
Avec les très violents heurts en octobre dernier dans une commune rurale du nord du Sénégal à la suite d’un projet privé de biocarburant, ressurgit le problème controversé de la concession, de la location ou de la vente des terres à de gros investisseurs dans les pays pauvres. Retour sur un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur en Afrique.
La cession de 20.000 hectares de terres à des investisseurs privés italiens à Fanaye dans la vallée du fleuve Sénégal (région de Podor) a déchaîné la colère d’une partie des villageois et des conseillers ruraux. Partisans et adversaires de la transaction se sont très violemment affrontés à coups de bâtons, machettes, gourdins et armes à feu artisanales. Bilan de ces échauffourées, deux morts et une vingtaine de blessés. Les Italiens projetaient de produire du biocarburant.
«20.000 ha, c’est le tiers de toutes les terres cultivables de la communauté rurale», s’était insurgé sur RFI le 26 octobre Ahmadou Thiaw, du collectif de défense des terres de Fanaye.
Appuyés par des ONG, ses amis et lui ont menacé d’organiser une grande marche de protestation le 28 octobre à Dakar. Probablement encore sous le choc de l’énorme succès de la manifestation du 23 juin dernier contre la tentative de modification de la constitution par le président Abdoulaye Wade, les autorités nationales ont décidé de suspendre le projet.
Iront-elles jusqu’à remettre en cause le partenariat signé à Dakar le 13 septembre dernier entre Sen Huile et l’ISRA (institut sénégalais de recherches agricoles) pour lancer un projet de plantation et d’exploitation de tournesol, dont une partie serait utilisée dans la fabrication du biocarburant? Partenariat à l’origine du projet de Fanaye. Rien n’est moins sûr. La société Senhuile est détenue à 51% par le groupe italien Tampieri Financial Group et à 49% par des privés sénégalais.
«Des milliers d’hectares attribués»
Amadou Kanouté est le directeur exécutif du CICODEV (Institut de recherche, de formation et d’action pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement). Le constat qu’il dresse dans les media sénégalais est accablant. Selon lui, la cession des terres est en train de prendre une ampleur extraordinaire dans le pays. A l’entendre, durant les dix dernières années, des milliers et des milliers d’hectares ont été attribués sans consultation des populations locales, à des autorités politiques ou religieuses ainsi qu’à des entreprises étrangères.
Et de citer des exemples à Diokoul au centre-ouest du Sénégal où quelques 3000 hectares de terres ont été pris à 99 paysans de quatre villages par une autorité politique du pays. Même chose en Casamance, où des milliers d’hectares ont été attribués à une société pour produire du jatropha destiné à l’exportation.
Des accusations corroborées par le nouveau rapport d’Oxfam au nom évocateur «main basse sur les terres agricoles et déni des droits», rendu public le 22 septembre dernier.
«Une partie non négligeable de ces transactions sont en fait des accaparements de terres qui bafouent les droits et besoins des populations locales concernées. Sans consultation préalable, dédommagement ni voie de recours, ces dernières se voient ainsi privées de logement et de terre (…)», peut-on y lire.
Administrateur principal du Club du Sahel et de l’Afrique de l’ouest- OCDE, Jean Zoundi Sibiri tempère la situation:
«Ce qui s’est passé dans le nord du Sénégal est la conséquence d’un manque de transparence et de communication».
«Il faut se garder de diaboliser le phénomène et bien faire le distinguo entre des porteurs de projets venus uniquement en Afrique produire pour l’exportation et faire du profit et les pays africains qui ont mis au point des politiques agricoles à même de répondre à leurs demandes locales», confie-t-il à Slateafrique.
«Ne pas le diaboliser»
Pour lui, produire du biocarburant n’est pas forcément infamant.
«On peut le faire sans confisquer des terres aux paysans. Au Mali par exemple, les choses se font de façon tout à fait harmonieuse avec les populations paysannes. Certaines sont même actionnaires dans la société de production d’agro carburant».
«En Afrique de l’ouest», poursuit l’économiste agricole burkinabé, « le Mali, le Sénégal et le Nigeria se sont fixés des objectifs ambitieux dans le domaine énergétique. Le Mali prévoit de diminuer sa consommation de gasoil et de DDO, -un combustible issu du processus de raffinage du pétrole- d’au moins 15% entre 2014 et 2018 et de les remplacer par du biocarburant».
Et de narrer «une expérience fort intéressante en cours au Nigeria» :
«Le Kassav tiré du manioc y est utilisé en agro-industrie. Une production induite et financée par des investisseurs nationaux, pour fournir de l’énergie de cuisine aux populations locales. L’initiative est couplée avec un projet de fabrication de cuisinières et de foyers susceptibles d’utiliser ce nouveau carburant vert».
«Des contrats ont même été signés avec l’association des producteurs de manioc pour augmenter la quantité de ce tubercule aussi utilisé pour fabriquer du gari, farine de manioc tant prisée en Afrique de l’ouest», précise Jean Zoundi Sibiri. Non sans reconnaître qu’en Afrique, les exemples positifs comme en cours Nigeria et au Mali ne sont pas légion.
«Un phénomène en forte croissance»
Inquiétant d’autant que les transactions foncières à grande échelle se sont accélérées ces dernières années.
«Même s’il est difficile à quantifier vu l’absence totale de transparence qui le caractérise, il est incontestablement en forte croissance» souligne pour Slateafrique, Jean-Cyril Dagorn d’Oxfam France.
Depuis 2001 dit-il, 227 millions d’hectares ont été vendus, loués ou concédés dans le cadre de transactions foncières à grande échelle :
«Malgré le manque de transparence entourant ces transactions foncières, des recoupements ont à ce jour, permis d’établir que 1100 portent sur un total de 67 millions d’hectares, dont la moitié en Afrique, pour une superficie quasi équivalente à celle de l’Allemagne».
Pour lui, trois raisons principales expliquent cette croissance exponentielle: la concurrence effrénée pour l’acquisition des terres agricoles surtout depuis la dernière crise alimentaire mondiale qui a eu pour conséquence, une forme de financiarisation des produits agricoles; la recherche d’autres sources de profit par des investisseurs échaudés par la crise immobilière; et la volonté politique de l’Union européenne d’incorporer 10% d’agro carburant dans sa consommation énergétique.
Si le phénomène touche aussi le Honduras et le Guatemala en Amérique centrale, l’Indonésie en Asie, il est beaucoup plus répandu en Afrique pour trois raisons: le continent africain dispose encore suffisamment de terres disponibles, le prix du foncier est peu élevé et selon Jean-Cyril Dagorn, les investisseurs ont plus de marge manœuvre pour contourner le droit local, généralement peu appliqué.
«Les principaux acquéreurs, de gros investisseurs étrangers»
En Afrique de l’ouest, en plus du Sénégal, du Mali et du Nigeria, il a gagné le Burkina Faso; l’Ethiopie, le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda et le Soudan du Sud fraîchement indépendant en Afrique de l’est; le Cameroun en Afrique centrale.
Les principaux acquéreurs sont de gros investisseurs privés étrangers, essentiellement européens comme dans le nord du Sénégal, de grandes multinationales, telle que la New Forest Company en Ouganda. Mais aussi des états très riches, notamment les pays du golfe arabique ou d’autres.
La Libye par exemple a investi au Mali dans la zone de l’office du Niger dans un projet de production de riz appelé Malibya, avec pour objectif affiché, d’assurer sa sécurité alimentaire. Les élites locales qui profitent du laxisme et des largesses que leur accordent les autorités nationales, ne sont pas en reste.
Comment moraliser et réguler cette course effrénée à l’acquisition facile de terres dans les pays pauvres? La communauté internationale doit «adopter au plus vite des standards internationaux contraignants sur la gestion des ressources naturelles» recommande Oxfam.
SlateAfrique, Valentin Hodonou, 16 novembre 2011