Mais ne nous précipitons pas à travers sa vie, et prenons plutôt le temps d’une rencontre avec notre Libertad, par-delà les frontières du temps et de l’espace. Ne fût-ce que parce qu’il est des fils parcourant l’histoire qui nous donnent le sentiment de nous y reconnaître, qui renouent avec le passé, avec lesquels on peut dialoguer et, comme c’est sans aucun doute le cas avec Libertad, qui peuvent encore donner un beau coup de pied dans ce qui s’est encroûté ou pétrifié.
« Je ne veux pas échanger une partie d’aujourd’hui pour une partie fictive de demain, je ne veux rien lâcher du présent pour le vent du futur. »
La résignation va presque toujours de pair avec une sorte de promesse d’avenir. Demain ça ira mieux, demain quelque chose changera, demain sera différent. Entre temps, la machine continue de tourner, dévore la vie, et demain reste toujours demain. Chaque compromis au quotidien, chaque petite concession, chaque suicide partiel broie, comme le décrit Libertad, une partie de notre confiance en nous, de notre individualité, de notre volonté de vivre en cohérence avec nos idées. Libertad réduit en miettes tous ceux qui s’emploient à inventer des raisons pour justifier le sursis de la vie ; et il s’acharne plus durement encore contre ceux qui enrobent leur retraite de phrases révolutionnaires.
Le défi qu’il lance à la vie, son exigence, c’est celle de l’immédiat, du tout ici et maintenant. Et pas juste à propos de quelques aspects de la vie, mais bien de chaque expérience, de chaque sentiment, de toute joie et plaisir. Il ne s’agit pas de subsister en attendant le règne de l’abondance, mais de manger, ici et maintenant, manger ce qu’il y a de meilleur. Il ne s’agit pas de s’entasser dans un taudis, mais d’habiter dans une maison, et dans la plus belle qui soit. Il ne s’agit pas de refréner ses désirs sexuels et de les limiter au mariage ou à un seul partenaire pour toujours, mais d’engager, quitte à ce qu’elles se rompent, des relations amoureuses de réciprocité, non pas pour assouvir quelque besoin naturel, mais pour jouir abondamment de tout baiser, de toute caresse, de toute câlinerie.
Irréaliste ! Utopique ! Rêverie ! crie le troupeau en chœur. Certes. Exagérés, excessifs, exigeants, passionnels, voilà les désirs de Libertad. De là part sa révolte. Il ne se satisfait d’aucun placebo – quand la société d’aujourd’hui repose sur leur distribution –, et se confronte ainsi directement aux murs des institutions, aux chaînes de l’exploitation, à la résignation de ses semblables, aux habitudes et aux traditions. L’exigence de l’immédiat fait de chaque aspect de la vie un champ de bataille où il faut en découdre ; où seule la révolte permet d’ouvrir une brèche. Et qu’apporte une telle révolte, demanderont de manière accusatoire les réalistes ? « La joie du résultat est déjà dans la joie de l’effort. Celui qui fait les premiers pas dans un sens qu’il a toute raison de croire bon, arrive déjà au but, c’est-à-dire qu’il a la récompense immédiate de ce labeur. » Le but de la révolte n’est pas séparé des moyens qu’elle se donne, ils sont étroitement imbriqués.
Alors, quoi de surprenant à ce que la révolte de Libertad se serve de toutes les armes et jette par-dessus bord tout légalisme ? Quoi d’étonnant si ceux qui veulent manger ici et maintenant à leur goût, l’arrachent au commerçant qui en a fait une marchandise ? De même, la diffusion du journal l’anarchie, dont Libertad était une des forces motrices, allait de pair avec la diffusion de différents illégalismes (du vol à l’escroquerie en passant par le faux-monnayage) chez les anarchistes ; tandis que s’opérait d’autre part un rapprochement entre la canaille dont grouillait Paris et des cercles anarchistes. Après la mort de Libertad, ce sont de cercles autour de l’anarchie que surgiront « les illégalistes », qui se consacreront à aller piller, les armes à la main, les coffres-forts des banques.
« Qu’importent les gestes mauvais, les gestes inutiles, les gestes empoisonneurs ? Il faut vivre. Or travailler, c’est empoisonner, piller, voler, mentir aux autres hommes. Travailler, c’est mélanger de la fuscine aux boissons, fabriquer des canons, abattre et débiter en tranches de la viande empoisonnée. Travailler, c’est cela pour la viande veule qui nous entoure, cette viande qu’il faudrait abattre et pousser à l’égout. »
Combien de révolutionnaires n’ont-ils pas opposé à l’exploitation une exaltation du travail, dessinant un avenir qui ressemblait plutôt à un grand camp de travail volontaire ? Pas surprenant alors que le mouvement ouvrier -socialistes et syndicalistes inclus- en soit généralement resté à une remise en cause partielle de l’économie, à une critique de ses formes (les conditions de travail, le rapport entre travail et capital) plutôt que de son essence même. La critique du capitalisme doit s’accompagner de celle du travail, si elle veut toucher les fondations de cette société. Libertad ne fustige pas uniquement la propriété, mais aussi le travail en tant qu’activité nocive, non seulement pour soi, sa santé et son esprit, mais aussi pour les autres et l’environnement. Or de nos jours, sans doute encore plus qu’hier, l’économie produit surtout des objets inutiles et toxiques (des appareils cancérigènes à la nourriture industrielle,…).
Evidemment, le refus du travail ne signifie pas le refus de toute activité, comme ont essayé de nous le faire croire les marxistes et leurs cousins pendant plus de 150 ans. Ce refus signifie par contre le choix de l’activité qui a du sens, de l’activité qui satisfait, aussi bien nos besoins matériels que nos passions et désirs les plus fous. Voilà pourquoi Libertad parle tellement de joie et de plaisir. Face aux funèbres sirènes de l’usine, il joue la mélodie de la vie.
« Ce n’est pas avec la quantité de la foule qu’on fait un mouvement, c’est avec sa qualité. Et si c’est presque impossible d’avoir cette qualité de la foule, disons que ce sera avec la qualité de ceux qui jetteront les foules sur les voies de la révolte. »
Libertad ne s’est jamais efforcé de séduire ou de charmer les masses. Au contraire, il maniait le fouet pour fustiger leur résignation, leur collaboration avec la domination. On ne trouvera chez Libertad pas un mot en faveur de ce qui est ou veut faire « masse » : du « peuple » au « prolétariat », des partis aux syndicats. Il fulmine contre les foules qui vont à la caserne pour accomplir le service militaire, qui se traînent vers les usines pour aller se crever au travail, qui sont prêtes à lyncher quiconque offense leur morale (à base de monogamie, d’honneur, de patrie et de religion). Mais il ne voulait rien avoir à faire non plus avec les tours d’ivoire, ce mépris bourgeois pour la plèbe qui n’est pas alimenté par l’orgueil individuel, mais par le dégoût. Il savait saisir chaque occasion pour discuter et aussi éliminer les obstacles qui parsèment le chemin vers le libre développement de l’individualité. Quant à ceux qui n’en voulaient rien savoir, ils ont tâté de ses béquilles.
Le parcours de sa vie est traversé par le fil du quantitatif et du qualitatif. Loin de pousser des cris d’allégresse quand des milliers de gens descendent dans la rue, il dirige immédiatement son regard vers le contenu de cette protestation, vers les moyens dont elle ose se doter, au-delà de la légalité, vers les obstacles qu’une révolte arrive à détruire d’emblée. A plusieurs reprises, il suggérera qu’une œuvre de chirurgien est indispensable, affirmant en même temps la force « purificatrice » du feu anonyme qui consume les usines et les institutions. Selon Libertad, il ne faut pas chercher la qualité chez la masse amorphe, elle suivra toujours les bergers de service. La diffusion d’idées anarchistes ne sert pas à entraîner les gens dans un éternel combat pour quelque Paradis, mais doit les encourager à vivre ici et maintenant en hommes libres, débarrassés de tout préjugé moral et religieux. Libertad tenait beaucoup à cette diffusion, à cette propagande comme on l’appelait à l’époque. Il avait presque toujours des brochures et des journaux anarchistes dans sa poche ; il organisa inlassablement avec d’autres compagnons les fameuses Causeries Populaires, des soirées où étaient discutés tous les thèmes imaginables. Ces causeries avaient lieu toutes les semaine en divers endroits, dans les faubourgs de Paris comme dans d’autres villes, et connaissaient un grand succès. Elles attiraient tant de personnes et étaient si passionnées qu’elles se terminaient souvent en bagarre – contre les flics… ou entre soi.
« Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers. Si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des proportions inimaginables. »
Libertad n’était pas le premier à le dire, ni le dernier : cette société aime la mort et refoule la vie. Partout, ses habitudes et ses coutumes, son travail et ses structures, sa morale et ses valeurs sèment la mort, empoisonnent et écrasent. Et quand la mort n’est pas au rendez-vous, la vie elle-même est dénuée de sa plénitude, de sa multiplicité infinie d’expériences et de sentiments, pour se voir réduite à une espèce d’ersatz qui suffit pour tenir le coup, qui nous fait survivre. Et tandis qu’on rend hommage aux morts, tout en méprisant les vivants, on se suicide à petit feu, et jour après jour nous détruisons une partie de nous-mêmes.
Le misérabilisme régnant dans les cercles révolutionnaires est une vraie plaie. Non seulement l’attitude qui consiste à attendre tel ou tel moment conduit souvent à l’abandon et à la dépression, mais elle nous bouffe aussi peu à peu la vie. En attendant des temps meilleurs, on se contente de nourriture insipide, de logements insalubres, on se perd en petits compromis avec des propriétaires, des fonctionnaires, des patrons. Et au fur et à mesure, ces petits compromis en deviennent des grands, une espèce d’attitude face à la vie. On s’efforce de se convaincre que les « années folles de notre jeunesse » étaient une rébellion sans contenu ; on s’adapte ; la pression du milieu est trop grande et la révolte paraît trop exigeante. Les désirs indomptables, la joie de la révolte laisse la place à la logique de gains et de pertes, de résultats et de rapports de force réalistes, de calculs. Les idées se transforment en politique ; les désirs deviennent des analyses et, pas à pas, on oublie que la joie est dans l’agir même, dans le fait même de parcourir notre propre chemin. Que la subversion commence dans nos propres vies, en ce moment même – et qu’aucun mirage, pas plus qu’un quelconque réalisme, ne nous fera renoncer à la joie que nous procure notre œuvre destructive.
Libertad aspire sans trêve à la vie pleine, il refuse toute séparation entre ses différents aspects. Sa révolte est indivisible, ne supporte pas d’ajournement et s’exprime à tous les moments – opportuns ou pas, souhaités ou pas, petits ou grands. Pour lui, pas de fossé entre les grandes batailles et les petits combats, il entremêle tout à tort et à travers, parce que partout c’est son individualité, c’est lui qui est en jeu et se met en jeu.
[Traduit du néerlandais. Paru comme introduction dans Albert Libertad, Niet morgen, vandaag !, Tumult Editions, Bruxelles, avril 2011.]
Des textes de Libertad.
Vu sur Non Fides, 8 août 2013