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Le Monde Libertaire n° 1685 du 18 Octobre au 7 Novembre 2012

NdPN : le nouveau Monde Libertaire N°1685 sort aujourd’hui dans les kiosques, pour trois semaines. Vous pouvez aussi le consulter au Biblio-café, ou vous le procurer à prix libre ce samedi de 11H à 12H, devant le parvis de Notre-Dame (diffusion militante). Comme d’hab, trois articles sont déjà en ligne sur le site du Monde libertaire (liens ci-dessous). Bonne lecture !

Le Monde Libertaire # 1685 du 18 Octobre au 7 Novembre 2012

«La police est sur les dents, celles des autres, évidemment.» – Boris Vian

Sommaire

Actualité

Valls n’a pas mis l’temps, par G. Goutte, page 3

Encore des ouvriers chinois en colère, Par P. Sommermayer, page 4

Salariés sud-européens en colère, par R. Pino, page 5

La navrante météo syndicale, de J.-P. Germain, page 6

Valse des perdreaux de la bac de Marseille, par M. Rajsfus, page 7

La prison qui tue, page 9

La chronique néphrétique de Rodkol, page 10

Mort d’un gros épicier, par Stef@, page 11

Comment devenir riche, par J. Langlois, page 12

Arguments

Économie anarchiste II, par E. Vilain, page 14

Les ravages du pouvoir sur le cerveau, par J.-M. Traimond, page 15

Les antispécistes sur la sellette, par Le furet, page 18

Expressions

Un anarchiste à en mourir, par P. Schindler, page 19

Mouvement

La radio sans muselière, page 22

Programme des réjouissances, page 23

Illustrations

Aurelio, Jhano, Kalem, Krokaga, Lardon, Manolo Prolo, Riri, Valère

Editorial du Monde Libertaire # 1685 du 18 Octobre au 7 Novembre 2012

L’heure est aux oiseaux. Cette semaine, les perdreaux, les poulets et autres gallinacées sont à la peine et aussi à l’honneur. Les vilains d’abord, les trente ripoux suspendus (à l’heure de ce présent bouclage et sans jeu de mots) sur les 40 policiers de la bac de Marseille rapidement dissoute pour indélicatesse, celle entre autres de s’être fait prendre la main dans le pot de haschich. Les gentils, ensuite. La glorieuse police antiterroriste qui, telle le Chassepot de Badinguet, fait merveille, de Strasbourg à Paris, en éradiquant les terroristes et en démantelant les bandes de radicaux prêts à tout faire sauter.
On ne vous dit pas les titatas enflammés et vengeurs que ça déchaîne dans les feuilles de choux et les écrans extraplats. C’est la guerre sainte de la République, pas si laïque que ça, contre les fanatiques illuminés, les poseurs de bombe basanés, le genre à te sourire par devant et à te filer un coup de surin par derrière. Rien n’a changé depuis le président précédent, qui, lui-même, n’avait fait que peaufiner la bonne grosse astuce dont tous les pouvoirs, politiques ou autres, sont coutumiers. C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs brouets, à condition d’y mettre un gros bout de mauvaise foi, de racisme et de roulements de tambour cocardiers.
Valls, le nouveau Guéant socialiste, reprend avec bonheur les styles et les équipes de son prédécesseur. Notre confrère Le Nouvel Obs ne s’y trompe pas et placarde en une le portrait du « vice-président Valls ». Faut dire qu’il fait très fort le dauphin. Tel un rose commandeur de l’Occident menacé du racisme antiblancs, il congédie d’une main ces tire-laine de Roms , il pourfend de l’autre les dynamiteurs et les ripoux. Pas de jaloux. Incantation sécuritaire, chasse aux étrangers, apologie de la trouille, règne de l’ego contre le solidaire, tiroir-caisse en guise de cerveau. Coup double et chapeau l’artiste.
Tout ce pipeau cache mal l’impuissance et les peu glorieuses reculades de l’équipe au pouvoir devant les vrais terroristes, les lobbys et le gros capital, PSA, Arcellor Mittal, Sanofi et consorts. Nos arrogants perdreaux s’écrasent même devant d’inoffensifs « pigeons » – un peu capitaines de start up sur les bords – qui font plier le gouvernement et le contraignent, rien qu’en surfant sur la toile aux alouettes, à revoir sa copie de loi visant à surtaxer les plues values lors des reventes de société. Parisot se marre. Grandeur et décadence de la normalité réformiste. Au fait, où ça en est le gloubiboulga juridico-policier des terroristes épiciers d’ultra-gauche de Tarnac?

Quelques réflexions autour du massacre du 17 octobre 1961

Quelques réflexions autour du massacre du 17 octobre 1961

Le 17 octobre 1961, dans l’indifférence d’une France anesthésiée, c’est une véritable guerre de type colonial qui devait se dérouler à Paris. Le lendemain, la presse ne s’était pas trop étendue sur un massacre froidement organisé par la police parisienne. La répression conduite contre les Algériens paraissait être à cent lieues des préoccupations ordinaires de la France profonde. La police s’était simplement contentée de remettre au pas quelques trublions.

La France, pays des Droits de l’homme, ne s’est jamais contentée de conduire des guerres de conquêtes coloniales. Les ressortissants des pays qu’elle prétendait civiliser ont été considérés comme des indigènes à qui il était possible de « faire suer le burnous », ou de fournir de la chair à canon, comme cela avait été le cas au cours des deux guerres mondiales qui s’étaient déroulées durant la première partie du XXe siècle. Sans que cela puisse poser problème aux grands républicains qui gouvernaient la France, d’authentiques razzias étaient effectuées dans les pays de l’Afrique noire, comme dans le Maghreb. Ces troupes coloniales allaient constituer les régiments de zouaves, spahis, turcos, tirailleurs algériens, tabors marocains, aux uniformes rutilants. Tous étant placés sous la férule d’officiers impitoyables, et nul ne devait broncher dans les rangs.

La répression coloniale : une habitude bien ancrée

Après la défaite des puissances totalitaires en 1945, la France libérée, désormais dirigée par d’anciens résistants, allait faire montre de son savoir-faire. Dès le 8 mars 1945 (jour de la victoire sur l’Allemagne nazie), c’était la répression meurtrière en Algérie, et le Constantinois était mis à feu et à sang, avec des dizaines de milliers de morts ; les colons faisant le coup de feu aux côtés des militaires. Motif : la revendication d’une certaine autonomie interne jugée inacceptable. En mars 1947, c’était le soulèvement des Malgaches qui osaient revendiquer l’indépendance de Madagascar. Ces audacieux feront l’objet d’une répression faisant près de 100 000 morts. Le président de la République, Vincent Auriol (socialiste), confiera ingénument: « On a peut-être tiré à tort et à travers… » Dans le même temps, les communistes indochinois, qui avaient constitué le Viêt-minh et prétendaient se séparer de la France, étaient agressés dès 1946. Le Vietnam en formation allait subir une guerre sanglante qui se terminera par la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu, en avril 1954. Passons rapidement sur la fausse décolonisation des pays de l’Afrique subsaharienne dont les militants démocratiques seront matés par certains gouvernements pratiquement mis en place par l’ancien colonisateur, en 1959 et 1960: la Françafrique prenant le relais. C’est le gage au coeur que la caste militaire avait dû quitter le Vietnam sur une défaite cuisante. Se promettant bien de prendre sa revanche. Cette volonté de mettre au pas les peuples colonisés récalcitrants ne tarderait pas à se matérialiser après le 1er novembre 1954 qui marque le début de l’insurrection algérienne. Dès lors, ce qui était décrit comme des « opérations de maintien de l’ordre» allait bientôt se transformer en une véritable guerre, avec tout un peuple considéré tel un ennemi héréditaire. Ce n’était pas la première révolte contre le colonisateur et il serait dommage d’oublier le soulèvement des Kabyles, en 1871, qui verra de nombreux insurgés déportés en Nouvelle-Calédonie, bientôt rejoints dans cette île lointaine du Pacifique par Louise Michel et ses camarades rescapés de la répression qui avait suivi la Commune de Paris.

Bien avant le 17 octobre 1961, des cadavres flottaient sur la Seine

Après ce long préambule, il est temps d’en arriver à l’essentiel de ce rappel à l’histoire : en fait, la première répression de masse conduite dans les rues de Paris depuis l’écrasement des barricades en juin 1948 et la férocité mise en oeuvre par la soldatesque versaillaise pour assassiner les combattants de la Commune, en mai 1871. En cette année 1961, la guerre s’éternisant en Algérie et devant le refus du FLN de la moindre compromission, des pourparlers secrets commençaient à se multiplier en vue de cette indépendance tellement rejetée par les militaires et les colons. D’où ce putsch des généraux à Alger, conduit par le général Salan, le 28 avril 1961, et la création de l’OAS (Organisation armée secrète). En France, au fil des mois, l’influence des nationalistes algériens n’a fait que s’étendre dans les villes industrielles, dans le même temps que la police, alliée de fait à l’OAS, pourchasse les travailleurs venus d’Afrique du Nord. Bien avant la nuit sanglante du 17 octobre 1961, la communauté algérienne est déjà lourdement réprimée. C’est ainsi que, de janvier à la fin du mois d’août 1961, plus de 450 Algériens ont été abattus ou sont morts sous la torture du fait de la police ou dans diverses officines. Dans son livre, La Bataille de Paris (Le Seuil, 1991), Jean-Luc Einaudi rappelle que, tout au long du mois de septembre et dans les premiers jours d’octobre, il était possible de voir des cadavres d’Algériens flotter sur la Seine ou le canal Saint-Denis, certains d’entre eux ayant les mains liées dans le dos. Ce qui mettra le feu aux poudres, c’est l’instauration, le 5 octobre 1961, d’un couvre- feu, pour les Algériens, entre 20h30 et 5h30 du matin. Le préfet de police, Maurice Papon, couvert par le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, avait donc décidé de marginaliser des dizaines de milliers d’Algériens. Lesquels étaient toujours, formellement, des citoyens français à part entière. Dès lors, quiconque avait le mauvais profil, le teint basané ou les cheveux crépus, risquait de se faire embarquer par les policiers en chasse contre les «Bougnoules ». Nombreux seront aussi les Tunisiens et les Marocains victimes de cette traque conduite contre ceux que la préfecture de police décrit alors comme Français musulmans algériens (FMA). D’ordre de Maurice Papon, les débits de boisson « tenus et fréquentés » par des Français musulmans devaient être fermés à partir de 19 heures. Comme rien ne devait être laissé au hasard, tout Français musulman circulant en voiture, de jour comme de nuit, était interpellé et son véhicule susceptible d’être mis en fourrière. Cette note de service étant complétée par une circulaire datée du 7 octobre, où il était précisé que les Français musulmans interpellés durant les heures de couvre-feu devaient être dirigés sur le centre d’identification de Vincennes. Avec, bien entendu, les mauvaises manières policières en prime.

Manifester pacifiquement sans répondre aux provocations policières.

Ce couvre-feu, inacceptable, ne pouvait que provoquer une réaction forte de la part du Comité fédéral de la Fédération de France du FLN. Avec comme directive, outre le boycott de cette décision, de sortir en masse avec femmes et enfants, et même endimanchés si possible. Particulièrement dans les grandes artères de la capitale : sur les Grands Boulevards, le boulevard Saint-Michel et les Champs-Élysées. Les commerçants algériens étaient invités à baisser leur rideau durant vingtquatre heures, en signe de protestation contre le couvre-feu. Par la suite, indiquait cette directive des instances métropolitaines du FLN, « à partir du troisième jour, tous les hommes sortiront normalement comme par le passé. Comme si la mesure du couvre-feu n’existait pas 1 ». Si les autorités policières avaient envisagé de terroriser les Algériens, elles se trompaient lourdement et la réaction de Maurice Papon sera d’autant plus violente. Déjà, le 2 octobre 1961, dans la cour d’honneur de la préfecture de police, lors des obsèques d’un policier, il lançait cet avertissement : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ! » Proclamation aussitôt reçue comme une autorisation de tuer. Ce même jour, à Montrouge, il dit aux policiers du commissariat local :« Vous serez couverts. Je vous en donne ma parole 2. » Le terrain est préparé pour la répression annoncée. La grande soirée de manifestation va donc se dérouler le 17 octobre 1961. Les consignes des responsables du FLN sont claires : interdiction de porter sur soi ne serait-ce qu’un simple canif car la volonté est affirmée de manifester pacifiquement. Autre directive impérative : ne pas réagir à la brutalité policière. Le secret étant bien gardé, les services de Maurice Papon ne seront informés que dans la matinée du 17 octobre de l’ampleur de la manifestation qui se prépare. Aussitôt, le préfet de police se fait donner carte blanche par le Premier ministre, Michel Debré, pour réprimer lourdement si nécessaire.

Une rafle organisée avec l’aide des bus de la RATP

Avant même que les manifestations se mettent en place, sur les lieux prévus, des milliers de policiers sont déjà présents, ainsi qu’aux portes de Paris. C’est ainsi que les Algériens qui sortent du métro ou descendent des autobus sont interpellés. Comment ne pas rappeler que la véritable rafle opérée ce soir-là avait pu se dérouler avec l’aide massive des moyens roulants de la RATP. Cela sans que les syndicats aient opposé le moindre refus, émis quelques protestations. Il en avait été de même lors de la rafle du Vél’d’Hiv, le 16 juillet 1942, sauf que le 17 octobre 1961 nous n’étions plus sous la botte nazie. Il n’en reste pas moins que plusieurs milliers de manifestants ont pu se rassembler, tandis que dans les rangs policiers commence à circuler la rumeur: « On a eu des collègues tués. Il faut bouffer du Bougnoule ! Pas de cadeaux 3 ! » Ce sera le cas. La férocité policière pourra s’exprimer dans toute son horreur. Au-delà des matraquages sauvages, des Algériens serons jetés à la Seine, après avoir été blessés : ceux qu’on appellera les « noyés par balles ». Seul parmi les photojournalistes, Élie Kagan sera en mesure de prendre de nombreux clichés de cette répression sanglante mise en oeuvre dans un pays se revendiquant de la démocratie. Le 17 octobre 1961, des milliers d’Algériens ont été « ramassés » par les policiers et chargés à bord des autobus de la RATP pour être conduits au palais des sports de la porte de Versailles ou au centre d’application de la police de Vincennes où il seront lourdement malmenés selon les témoignages de quelques rares policiers indignés. Au-delà des chiffres approximativement révélés, il y aura des milliers de blessés et peut-être deux cents morts. Sans oublier les nombreux manifestants expulsés vers l’Algérie. Au lendemain de cette soirée répressive, comme si la démonstration raciste n’avait pas été suffisante, des équipes de policiers haineux viendront se livrer à des « ratonnades» dans les bidonvilles de Nanterre. Surtout ne pas se laisser aller au moindre amalgame mais, très récemment, le 31 août 2011, la police parisienne s’est crue autorisée à utiliser les tramways de la banlieue parisienne pour expulser une centaine de Roms de leur campement de Saint-Denis. Sans véritable réaction de la direction de la RATP et pas d’avantage des syndicats. Certes on ne déportait pas, on se contentait « d’évacuer » des indésirables après, très souvent, avoir séparé les enfants de leurs parents. Au soir de cette opération nauséabonde, on expliquait dans les instances policières : « Il n’y a pas eu de contrôle d’identité, ni d’interpellations… Tout s’est très bien passé ! » La guerre d’Algérie se poursuit en banlieue Cinquante ans après le 17 octobre 1961, on ne massacre plus, on expulse. 30 000 sanspapiers « non souhaités » par Nicolas Sarkozy seront « reconduits à la frontière », en 2011, par les soins des sbires de Claude Guéant. Ceux des « indésirable » qu’il n’est pas possible d’expulser immédiatement sont enfermés dans des centres de rétention administrative et traités tels des criminels par les fonctionnaires de la police de l’air et des frontières à qui l’on s’est bien gardé d’enseigner le respect des droits de l’homme. Cinquante ans après le 17 octobre 1961, la guerre d’Algérie se poursuit dans les banlieues du pays de la liberté. Avec pour victimes des jeunes que les différents gouvernements se sont appliqués à marginaliser, après avoir exploité et ghettoïsé leurs parents. Unique remède pédagogique aux conflits nés de cette volonté : la matraque, quand ce n’est pas le flash-ball, le täser, quand ce n’est pas la balle meurtrière. Encore une fois, il ne peut être question de se livrer au moindre amalgame mais, à moins de vingt ans de distance, de nombreux policiers avaient pu participer au rafles visant des juifs étrangers affolés, et celles ayant pour cible des Algériens revendiquant leur indépendance. En effet, le policier âgé de 25 ans le 16 juillet 1942 n’avait que 44 ans le 17 octobre 1961. Ce fonctionnaire, prêt pour toutes les missions, aurait pu participer à ces deux actions répressives. Ce policier ordinaire n’était peut-être pas raciste, mais le sort des Juifs en 1942 comme celui des Algériens ne le concernait pas. Dans les deux situations, il lui suffisait d’obéir à des ordres dont il n’avait pas à discuter le bien-fondé.

1. Ces précisions nous ont été fournies par Jean- Luc Einaudi dans son livre La Bataille de Paris. On peut se reporter utilement à l’ouvrage de Michel Levine, Les Ratonnades d’Octobre, Ramsay 1985. 2. Id. 3. Id.

Maurice Rajsfus, Le Monde Libertaire (13 au 19 octobre 2011)

[Rennes] Meeting de rue FA : intervention de Jean-Pierre Tertrais

Intervention du 10 octobre 2012

On reproche souvent aux anarchistes d’être anticapitalistes, anti-étatistes, anti-religieux, antimilitaristes… ; bref, anti-tout. En fait, c’est normal, vu qu’il n’y a rien de bien. Ce que l’on sait moins, c’est qu’ils sont capables de construire, l’histoire le montre : des Bourses du Travail, des athénées (c’est-à-dire des universités populaires), des bibliothèques, des cours du soir, des formations, des structures autogérées…). Une « obscure besogne » que les médias ne relaieront pas… sauf s’il y a de la violence.

L’expérience la plus significative reste la révolution espagnole, commencée en juillet 36, et au cours de laquelle 20 000 entreprises industrielles ou commerciales ont été expropriées et gérées directement par les travailleurs, dans tous les secteurs (transports, métallurgie, textile, eau, gaz, électricité…). C’est dans le domaine agraire que la collectivisation a été la plus achevée : abolition de la monnaie, remaniement des limites communales, entraide entre collectivités riches et pauvres, égalisation des rémunérations, mise en commun des outils et des récoltes. Le peuple espagnol résistera jusqu’en mars 39 à la coalition de la réaction et du fascisme européen.

Parce qu’effectivement, les anarchistes ont un projet de société, non pas une société clés en main, non pas une doctrine rigide, ce qui serait vite taxé de totalitarisme, mais au moins dans les grandes lignes. Or cette société n’aurait rien à voir avec celle que l’on connaît – ou plutôt que l’on subit – aujourd’hui. Un autre monde est possible, mais pas celui véhiculé par le réformisme. Si l’anarchisme est une utopie, c’est seulement parce que l’homme n’a pas encore su jusqu’à présent mettre en œuvre cette société. Comme disait Théodore Monod, l’utopie n’est pas l’irréalisable mais l’irréalisé.

Le capitalisme se caractérisant principalement par deux aspects, il y aura deux points.

1 – La première caractéristique est la propriété privée des moyens de production et de distribution qui permet l’exploitation de la force de travail des salariés. Par le biais du syndicalisme, les anarchistes s’inscrivent dans les luttes pour préserver ou améliorer les salaires et les conditions de travail. Mais par définition, la justice sociale et l’égalité économique sont rigoureusement impossibles dans un système où la minorité possédante impose sa loi par la force. Et tant qu’il n’y a pas d’égalité économique, l’égalité politique n’est qu’un leurre.

C’est pourquoi nous proposons la gestion directe de l’économie,  la prise en mains par la population de ses propres affaires. A partir d’expérimentations sociales en rupture avec les structures autoritaires et hiérarchiques : coopératives, mutuelles, communautés, milieux libres… C’est-à-dire une organisation sociale qui s’appuie sur l’entraide au lieu de la charité, la solidarité à la place de l’exclusion, l’autogestion contre l’exploitation,  le fédéralisme contre le centralisme étatique.

Mais si on devait se contenter de socialiser les moyens de production sans remettre en cause la finalité de cette production, sa nature, son volume, l’avenir ne serait guère plus enthousiasmant. Fabriquer des produits de luxe, des gadgets, du jetable ou gérer des usines d’armements ne devrait pas fasciner grand-monde. Ce qui pose le problème de la défense de l’emploi dans une autre perspective, sortant du cadre strictement économique, ce qu’on peut appeler globalement « qualité de vie ». Or moins d’un Français sur quatre serait heureux dans son travail.

Peut-on en effet défendre l’emploi, ou même sauvegarder un groupe industriel, sans une réflexion autour des conséquences de la production sur l’environnement (pollution, gaspillage des ressources) et sur la santé des populations (accidents du travail, maladies professionnelles) ? Par exemple dans l’agroalimentaire, les industries chimique et automobile, le nucléaire.

Peut-on être hostile aux quotas de pêche quand on sait que 75% des zones de pêche sur la planète sont soit exploitées à leur maximum soit surexploitées, c’est-à-dire quand les pêcheurs détruisent leur outil de travail ?

Peut-on ignorer que si des emplois sont créés dans les pays industrialisés, c’est parce que d’autres sont détruits dans les pays pauvres à cause des exportations qui ruinent leurs économies vivrières ? Peut-on continuer à fermer les yeux sur les conditions d’extraction du pétrole et autres matières premières au prétexte que nous avons des réservoirs à remplir ? Peut-on sans cesse remettre à demain un débat de fond qui aurait dû avoir lieu il y a déjà un demi-siècle ? Et si, au contraire, on s’attachait à mener une lutte pour un travail socialement utile, c’est-à-dire s’interroger sur le sens de la production, dans la solidarité internationale, dans la convergence des luttes écologiques et sociales. Ce qui aboutira nécessairement à de nombreuses reconversions. Parce qu’on ne peut plus continuer à produire n’importe quoi n’importe où n’importe comment. Et avec un ministère du redressement productif, c’est mal barré.

2 – On arrive ainsi à la deuxième caractéristique du capitalisme : le type de société qu’il a construit, c’est-à-dire une production et une consommation de masse, fondées sur une fuite en avant technologique, avec les conséquences humaines, sociales, écologiques que l’on connaît : les atteintes à la santé physique et mentale des populations, le mal-être généralisé, le désastre écologique dû à la croissance économique dont le capitalisme a besoin pour survivre, croissance qu’il n’est pourtant plus possible de soutenir puisque nous prélevons déjà les ressources naturelles plus rapidement qu’elles ne se reconstituent. Nous sommes la première génération dans l’Histoire à transmettre à ses descendants un héritage moins favorable que celui qu’elle a reçu (ce n’est pas sombrer dans le jeunisme que de l’affirmer). Nous vivons au-dessus de nos moyens ; ça ne saurait durer très longtemps.

En Mai 68, sur les murs de Paris, on pouvait lire de nombreuses inscriptions (slogans, pensées, poèmes…). Et parmi celles-ci, deux phrases : ° « Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui » ; ° « L’ensemble des travailleurs doit choisir ce qu’il veut consommer pour savoir ce qu’il doit produire ».

Or Mai 68 préfigure la société telle que la conçoivent les anarchistes. Intervenant dans une économie en expansion, mais où se fait cruellement sentir l’absence de projet, d’idéal, Mai 68 n’est pas seulement la défense de l’emploi ou du bulletin de paie, mais aussi une critique de la vie quotidienne, une invitation à reconquérir l’espace et le temps, à ne plus vivre par procuration. Ce n’est pas une répétition de 1789, 1848 ou même 1936. C’est une gigantesque aspiration à la liberté qui va mettre, en vrac, sur la scène publique des thèmes, des revendications chères aux libertaires : le sentiment d’impuissance à maîtriser les conditions de sa propre vie, la bureaucratie qui réclame contrôle de soi, discipline, obéissance et soumission, le mal de vivre d’une génération à qui l’hyperconsommation matérielle n’apporte pas le bonheur, l’atomisation et la mécanisation de la vie urbaine, l’absurdité d’une vie consacrée au travail (métro-boulot-télé-dodo),  les multiples méfaits du capitalisme, la corruption de la classe politique, l’illégitimité d’un pouvoir confisqué par un ensemble de spécialistes auto-proclamés, la division dirigeants-exécutants…

Ce qui est vivement ressenti, c’est que le développement économique produit du sous-développement humain, affectif, intellectuel, éthique, et que le progrès scientifique porte en lui des possibilités d’asservissement et de mort. Après des années de pseudo-certitudes, le doute s’est installé. Si le portable se généralise aussi rapidement, c’est parce qu’il permet en partie d’atténuer un sentiment de solitude (ne vaudrait-il pas mieux faciliter de vraies relations sociales?). Et si la société place le bonheur sous le signe de l’évasion (notamment par l’omniprésence de la voiture), c’est bien parce qu’elle est devenue invivable. L’homme pourra-t-il ne vivre qu’avec des prothèses ?

Avec tous ses excès inévitables, Mai 68 aura permis des questionnements salutaires et des remises en cause du système et de ses valeurs dominantes, désacralisé l’autorité, mis l’imagination au pouvoir contre un avenir sans surprise, la créativité contre la société du spectacle. Soumettant tous les thèmes à la critique (épanouissement de l’individu, loisirs, sexualité, consommation, cadre de vie…), ce séisme va faire naître, ou réapparaître, ce qu’on appelle les « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, antimilitarisme, écologisme, luttes urbaines, contre-culture, pédagogie antiautoritaire, antipsychiatrie, immigrés, mouvements des « sans » : logis, emploi, papiers…).

Cette période féconde aura aussi permis d’expérimenter de nombreuses pratiques libertaires : la démocratie directe, les débats, les assemblées générales, les rapports, les rédactions et distributions de tracts, les actions illégales, et surtout peut-être d’entrevoir que l’on peut inverser un rapport de forces : dix millions de grévistes ont fait vaciller le pouvoir. Il a fallu des élections pour que tout rentre dans l’ordre.

Alors quand on observe la réalité du plus grand nombre aujourd’hui, dans un contexte économique désastreux, avec une rigueur, une austérité qualifiées d’historiques, on ne peut que s’interroger : comment a-t-on pu passer de l’enthousiasme au désenchantement, de la passion de vivre à la résignation, de la parole libérée au silence des pantoufles, de la contestation au conformisme,  du combat social au « réalisme économique », de l’engagement à la démission ?

De nombreux facteurs interviennent dans ce changement : les désillusions de beaucoup après la terreur stalinienne ou le règne de Mao, le brusque retournement du climat intellectuel de la fin des années 70 et des années 80 avec l’idéologie libérale, la brutalité de la mondialisation qui transforme la planète en un immense marché livré à la concurrence, l’abrutissement médiatique et consumériste qui anéantit tout désir d’autonomie, la trahison des gouvernements « socialistes » ou encore  l’accompagnement des bureaucraties syndicales.

Mais ces facteurs n’expliquent pas tout. Les dirigeants tirent leur pouvoir de l’adhésion des populations à la société capitaliste moderne, à la course à la consommation, par peur de la liberté, de la responsabilité, de l’initiative.

Le premier remède est donc l’énergie, la détermination. Tempérer le pessimisme de la lucidité par l’optimisme de la volonté. Si Mai 68 a été une révolution seulement ébauchée, il nous appartient aujourd’hui de la terminer. Or la seule façon de détruire radicalement un type d’organisation, c’est de la remplacer immédiatement par des structures différentes. D’où l’intérêt de développer ce qu’on appelle des « alternatives en actes », du type AMAP, groupements d’achats, coopératives, structures autogérées…

Le deuxième remède, c’est l’organisation : si le capitalisme est triomphant (au moins jusqu’à présent), c’est parce qu’il est hyper-organisé. La transformation radicale de la société exige qu’on définisse d’abord des objectifs, et ensuite des moyens :

° l’élection et la révocabilité de tout délégué à toute responsabilité particulière ;

° le mandat impératif ;

° la coordination des activités ;

° la circulation permanente de l’information et des idées ;

° la pluralité et la diversité des opinions et des tendances.

Ce sont les conditions indispensables à l’émancipation de l’homme. Si on n’y parvient pas, l’alternative s’appellera barbarie.

Intervention de Jean-Pierre Tertrais au meeting de rue proposé par le groupe La Sociale (Fédération Anarchiste – Rennes), le 10 octobre 2012

Les moissons du futur, le nouveau documentaire de M.-M. Robin

Après « Le monde selon Monsanto » et « Du poison dans nos assiettes », voici le nouveau documentaire de Marie-Monique Robin.

Tour du monde de cette agro-écologie, porteuse d’autonomie locale, de respect de la biodiversité, et même d’efficacité en termes de rendements.

Pour en finir avec l’agro-chimie et les OGM !

Pour visionner le documentaire en intégralité, cliquer sur le lien ici :

http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=-qX0KHYBum8

Arte diffusera ce documentaire ce mardi 16 octobre, à 20H50.

Pavillon Noir, 15 octobre 2012