L’antédémocrate
«I am an antichrist, I am an anarchist.» — Johnny Rotten
«Je suis antédémocrate, je suis anarchiste.» — Anne Archet
Le Directeur des élections du Québec nous apprend dans une ses pubs semi-hipster que le taux de participation aux élections ne cesse de diminuer. Il tente aussi de nous terroriser en nous disant que «notre démocratie est en danger».
À cela, j’ai envie de répondre:
1. Ce n’est pas «notre» démocratie, mais la vôtre; moi, je n’ai rien à faire là dedans, sinon à mon corps défendant.
2. Qu’elle soit en danger ne fait pas frissonner mes ovaires une seule seconde. Qu’elle crève, cette charogne.
3. Cessez de me charrier, elle n’est même pas vraiment en danger, alors cessez de bouffer du temps d’antenne et repassez-moi la pub rigolote avec le gars qui veut mettre ses moules à muffins sales directement dans le lave-vaisselle.
Ceci étant dit, il est bon de se rappeler (encore et encore et encore) que la démocratie, contrairement à ce que le DGE raconte, ce n’est pas permettre aux gens d’exercer le pouvoir : ce n’est rien d’autre que choisir ses maîtres – et encore, bien indirectement, parce que dans notre système uninominal à un tour, le zigoto pour qui vous votez, celui qui est élu dans votre comté et celui qui exercera le pouvoir à la fin de l’exercice sont la plupart du temps trois individus différents. Mais même si notre système devient parfaitement proportionnel (ce qui n’arrivera pas) la démocratie se résumera toujours à choisir ceux qui vont exercer le pouvoir de l’État en votre nom et pour l’essentiel contre vous. Je peux comprendre que la plupart de mes contemporains aiment avoir des maîtres. Je peux comprendre qu’ils se sentiraient désemparés sans patron, sans dirigeant, sans agent de police, sans curé, sans publicitaire, sans épigone du très saint René Lévesque pour leur dire quoi faire, quoi penser, quoi consommer et à quelle heure se laisser mourir. Ce que je comprends moins, c’est l’attitude de mes supposés camarades anarchistes (vous savez, les grands méchants loups dont votre mère, Jean Charest et Mathieu Bock Côté vous parlaient pour vous effrayer et ainsi que vous restiez tranquilles et finissiez votre soupe) qui ne cessent de se dire en faveur de la démocratie – pas celle qui existe en ce moment, non, mais la vraie de vraie, la directe, celles qu’ils et elles assimilent à l’anarchie. Quelle triste rigolade.
Je suis désolée d’avoir à leur apprendre, mais l’anarchie est radicalement antidémocratique. L’anarchie est la situation crée par la mise en marche et la confrontation active du désir, alors que la démocratie – quelque soit sa forme – est en est l’étouffement et la canalisation répressive dans le but de faciliter les activités du capitalisme et de la société industrialisée. Un aspect fondamental de la démocratie est d’empêcher les minorités de s’exprimer et d’agir à leur gré (c’est-à-dire, sans entraves, spontanément, sauvagement et immédiatement) en les confinant dans la position médiocre et inoffensive de «loyale opposition de sa majesté». Pour cette raison, la démocratie est un obstacle à l’émancipation du désir; elle agit comme une puissante idéologie de récupération et de contrôle, en plus d’être un excellent moyen de justifier et même de glorifier la répression des individus.
La démocratie carbure aux abstractions. La plus utilisée dernièrement est la fameuse «majorité silencieuse». À cela, il faut ajouter en vrac le «peuple», les «contribuables», les «citoyens honnêtes et respectueux des lois» et les «gens ordinaires qui se lèvent le matin et travaillent fort». Les indépendantistes aiment bien ajouter la «nation québécoise» à leurs envolées lyriques, les marxistes ne sortent jamais sans leur «prolétariat». Même les anars s’y mettent en lançant le «99%» à chaque détour de phrase. Toutes ces abstractions sont des agents de la répression, car ils établissent des critères d’inclusion et d’exclusion. Ceux qui ne sont pas inclus dans la catégorie, les exclus, les révoltés, les barbares, sont assimilés à des criminels, des asociaux indécents. C’est au nom de ces abstractions qu’est exercée «le gouvernement du peuple», qui n’est fondamentalement qu’une tyrannie violente et brutale de ceux qui se définissent comme l’incarnation du peuple authentique sur ceux qui en sont exclus.
Si la démocratie permet à la majorité de réprimer la minorité, qui fait partie de la majorité? La réponse est simple : personne.
La démocratie est un exercice visant à créer des minorités qui sont réduites au silence au nom de la volonté de la majorité. Or, ce n’est pas pour rien que la majorité est silencieuse, car est est constituée non pas d’individus, mais de normes. Majorité et normalité sont des phénomènes intimement liés. Selon Deleuze et Guattari, la majorité désigne un certain agencement de pouvoir qui sélectionne un étalon et dégage des constantes à partir de devenirs préexistants. Dans les faits, cet étalon est vide et que « la majorité, c’est toujours personne », puisqu’il s’agit d’un modèle abstrait, comme par exemple le fameux « homme-mâle-adulte-blanc-citadin-francophone-catholique-hétérosexuel-issu de la classe moyenne-qui aime les sapins de Noël ». Personne ne correspond jamais strictement à ce modèle; chacun dévie sur un point ou sur un autre — « un grain de beauté, une excroissance peuvent suffire » pour en diverger, comme le disaient non sans humour nos deux compères. C’est pourquoi Deleuze opposait « le fait majoritaire de personne» au « devenir-minoritaire de tout le monde ». Gouverner en s’appuyant sur la majorité ne correspond à rien d’autre que d’exercer le pouvoir à l’encontre de tous au nom d’une catégorie qui ne peut être que vide.
La démocratie est aussi (et surtout, puisque c’est ce qui fait son originalité par rapport aux autres modes de gestion de l’État) un mécanisme qui permet l’intériorisation par l’individu de la norme – l’intériorisation du contrôle et de la répression sans lesquels le capitalisme et l’industrialisme ne sauraient exister. Le peuple aime ses chaînes, s’identifie au système qui l’opprime et adhère à sa domination; ce n’est en soi guère surprenant puisque le «peuple» ne peut être défini indépendamment de cette société, mais est plutôt construit par elle. En intériorisant les normes de comportement promues par le système (celles de la majorité, qui je le répète est constituée non pas d’individus, mais de normes), l’individu accpete la répression de son propre désir (une opération nécessaire si on veut se plier à la volonté majoritaire et démocratique) en la transformant en une hostilité envers l’expression des désir des autres. Quand la psychologie du plus grand nombre porte ce caractère, la démocratie n’est rien d’autre que la dictature des aigres, des bigots, des rancuniers, des peureux et des mesquins – bref, des faibles dans le sens nietzschéen du terme, des êtres du ressentiment. Le jour, s’il arrive, où ça ne sera plus le cas, la démocratie devient instable, minée par les désirs qu’elle n’arrive plus à contenir, elle implosera littéralement et perdra son utilité pour le capitalisme
Sans un rejet des abstractions, des identités et des catégories sociales qui sont au cœur du concept de majorité démocratique et qui agissent comme des flics dans notre tête, il ne peut y avoir de destruction de l’État. Il ne peut y avoir au mieux que sa transformation, sa fragmentation et éventuellement sa renaissance dans une nouvelle – et possiblement plus puissante – forme. Et ça, c’est par définition le contraire absolu de l’anarchie.
Il faut refuser le chantage puéril de ceux qui déclarent que la seule alternative à la démocratie est le despotisme. Il s’agit d’un sophisme qui est inlassablement répété par les socialistes de tout poil, les libéraux, les conservateurs – bref, l’ensemble de tous les politiciens et de tous les militants. Il ne s’agit que d’une autre de ces propositions binaires, qu’un des multiples «faux choix» de la société du spectacle qui servent à maintenir le système en place. Jamais l’anarchie fera partie des choix offerts, jamais aurez-vous la possibilité de cocher une case pour la faire advenir, car l’anarchie est un refus de se faire gouverner tant par la majorité que par la minorité; c’est un refus de se faire gouverner, point barre. Il faut aussi refuser cette blague éculée que la démocratie permet, à défaut de nous permettre de nous réapproprier pleinement notre vie, de réaliser des progrès en ce sens. Ce n’est pas en étant de mieux en mieux domestiqués et en intériorisant de mieux en mieux notre oppression qu’on finira un jour, miraculeusement, par vivre en accord avec nos désirs.
Au lieu d’aller voter, au lieu de vous soumettre à la volonté démocratique qui par définition ne sera jamais la vôtre, au lieu d’attendre un éventuel messie qui se chargera de régler tous vos problèmes, pourquoi ne pas commencer à affirmer vos propres désirs? Se réapproprier sa vie, se laisser traverser par le désir et affirmer la souveraineté de sa volonté n’implique pas nécessairement la réduction des autres en esclavage. Il est possible de concevoir des espaces et des moments où se nouent et se dénouent des relations intersubjectives dénuées de répression. Il est possible de concevoir et surtout de vivre immédiatement, activement, dans le réel, des arrangements collectifs, des assemblages dans lesquels le désir s’articule pour fuir sans discontinuer d’un individu à l’autre et devient ainsi magnifié, productif, transfiguré. La démocratie ne permet, ni n’encourage la création d’espaces où ce genre de relations non-oppressives peuvent advenir et se multiplier. Elle ne s’intéresse qu’à créer des minorités exclues qu’elle soumettra à la volonté fictive d’une majorité constituée de personne. Mais vous, vous avez déjà fait l’expérience de cet état collectif à quelques reprises dans votre vie, envers et malgré le gouvernement, la police, le marché, la morale et le civisme, alors ne venez pas me dire que c’est impossible; ce fut bref, fugace, mais vous l’avez bel et bien vécu, ne serait-ce qu’une seule fois dans votre vie. Imaginez le bonheur, l’extase, même, de vivre perpétuellement dans cet état. Imaginez ce que ce serait de pouvoir vous réapproprier votre vie.
Si vous êtes capable de le faire, c’est que vous commencez déjà à devenir anarchiste, parce que ce que vous désirez, c’est l’anarchie.
Anne Archet sur son Blog flegmatique, le 24 août 2012
NdPN : sur le lien, un certain nombre de commentaires critiques intéressants pour le débat !