NdPN : témoignage très intéressant d’Orestis, qui évoque le mouvement des assemblées de quartier en Grèce. Du grain à moudre !
En Grèce, l’État s’effondre, les quartiers s’organisent
Depuis 2008, de nouvelles formes d’organisation fleurissent au cœur des villes. Des habitants se réunissent à partir de leur lieu de vie pour tenter de reprendre en main la question de leurs conditions d’existence.
Orestis, Athénien francophone installé en France depuis peu, revient sur l’émergence du mouvement des assemblées de quartier.
D’où vient le mouvement des assemblées de quartier ?
Orestis : Je dois préciser que ce mouvement est très varié, qu’il est passé par plusieurs étapes et qu’il pourrait être raconté de mille façons différentes. L’idée des assemblées de quartier s’est répandue massivement après décembre 2008. La mort d’Alexis [1], ainsi que les semaines de révolte, d’affrontements et d’occupations qui ont suivi, puis l’agression à l’acide de la travailleuse du métro Konstantina Kuneva [2] sont des événements qui ont vraiment secoué la société.
Les grandes caractéristiques de cette révolte sont d’une part l’absence de revendications et de demande de réformes, et, d’autre part, son caractère décentralisé dans tous les quartiers d’Athènes d’abord, puis à travers tout le pays ensuite. Après décembre 2008, la dynamique des actions et des affrontements dans les centres-villes est arrivée à une limite et s’est déplacée dans les quartiers. Avec les assemblées, l’idée de départ était de se doter d’espaces pour se retrouver, sans avoir en tête quelque chose de très concret, mais avec plutôt l’envie de chercher collectivement. C’était une façon de prolonger les liens qui se sont créés pendant la révolte. Beaucoup d’assemblées se sont formées à ce moment-là, mais depuis seules quatre d’entre elles fonctionnent encore en continu. Les autres réapparaissent quand le mouvement social se réveille, comme aujourd’hui ou en 2011 — il y en avait alors une quarantaine à Athènes.
Est-ce que tu peux nous présenter l’assemblée à laquelle tu participes ?
L’assemblée des habitants de Vyronas, Kasariani, Pagrati (VKP) est implantée dans des quartiers historiquement très populaires : l’un d’entre eux était même le quartier rouge d’Athènes pendant la Résistance, le quartier que les nazis n’ont jamais pu conquérir. Cette tradition a été cassée au fil des années du fait de l’embourgeoisement des habitants, mais aussi parce que l’État y a implanté une caserne de CRS. Aujourd’hui, ces trois quartiers sont assez mixtes, mais en général ce sont des coins plutôt aisés.
À VKP, il y avait déjà des assemblées avant 2008, formées autour de luttes concernant les espaces publics. La première s’était tenue en opposition au projet de construction d’un théâtre en plein milieu d’un parc. En plus du bétonnage que ça impliquait, alors qu’Athènes est une des villes qui compte le moins d’espaces verts en Europe, les habitants savaient que le théâtre serait loué à des privés et que le prix des places y serait exorbitant. Grâce à leur mobilisation, le projet ne s’est pas fait et l’assemblée continue, aujourd’hui encore, à organiser des activités pour des enfants, des tournois de basket et un café à prix libre dans le parc tous les premiers dimanches du mois. Ils interviennent également de manière très active dans la vie du quartier, avec la distribution de textes militants notamment dans les écoles, des fêtes populaires avec des migrants, ou encore avec des actions de solidarité envers les personnes détenues après les manifestations pendant les grèves générales. Une autre lutte a rassemblé beaucoup de monde : l’opposition au projet de tunnel et de carrefours autoroutiers qui allait détruire une partie de la montagne Ymyttos, un des derniers grands espaces verts de la ville situé à l’est du centre-ville. Il y a eu beaucoup de manifestations autour de la montagne, des blocages du périphérique et des actions aux péages, qui ont encore une fois permis l’abandon du projet. À VKP, les gens avaient donc déjà des connexions entre eux sur ces bases-là.
Puis, lors des révoltes de décembre 2008, ils ont occupé un centre municipal pour les jeunes pendant quelques jours et ont rapidement appelé à une assemblée. Après avoir organisé des assemblées toutes les semaines dans les trois quartiers, ils ont décidé de louer un local. Aujourd’hui, on est une trentaine à participer, ce chiffre est à peu près stable depuis le début.
Quel genre d’actions organisez-vous aujourd’hui ?
Nous menons deux grands types d’action : d’un côté, nous défendre contre les attaques du système et, de l’autre, élaborer des pistes et des formes de vie qui nous semblent désirables. Par exemple, en 2010, il y a eu un premier effort de coordination avec d’autres assemblées et collectifs libertaires qui interviennent dans la vie de leurs quartiers autour de la lutte contre l’augmentation du prix du ticket dans les transports publics. On se coordonnait de manière à ce que, le même jour, chaque assemblée organise des rassemblements dans les stations de métro et de bus. On distribuait des tracts, on sabotait des machines à composter et on proposait des autoréductions pour remettre en cause le discours consistant à dire que le transport public est une marchandise qui doit être rentable. On a essayé d’entrer en contact avec les travailleurs des transports publics, mais c’était difficile. Les gens d’Aube dorée — le parti néonazi — sont assez influents dans les syndicats de conducteurs de bus.
Puis on a participé à toutes les grèves générales depuis 2010, qui ont été sévèrement réprimées. Pendant l’une d’entre elles en particulier, les flics ont attaqué le cortège des assemblées de quartier. Une personne a été envoyée aux urgences dans le coma et a failli mourir ; d’autres ont été très grièvement blessées. Ce sont des moments qui nous ont beaucoup rassemblés, ça a aussi consolidé notre détermination. On bloquait les supermarchés et les centres commerciaux de notre quartier pour faire de cette grève une vraie grève, pour que personne ne consomme. On a aussi essayé d’encercler le Parlement pendant que les députés votaient le deuxième cycle des mesures d’austérité. Les assemblées de quartier ont joué un rôle important dans cette mobilisation.
Par ailleurs, on essaie d’avoir une présence permanente dans le quartier, en organisant des manifestations, mais aussi une cuisine collective et la culture d’un jardin squatté pour viser à une autosuffisance alimentaire. On tient aussi un marché au troc une fois par mois sur différentes places. Nous avons également un local où nous organisons diverses activités, des projections, des discussions et mettons à disposition une bibliothèque du quartier.
Toutes ces actions et ces pratiques cherchent à casser l’individualisme et le pessimisme qui sont présents partout en Grèce avec la crise, de lutter contre le cannibalisme social que l’État promeut indirectement comme une solution à la crise. À travers ces pratiques, on cherche à favoriser le développement de relations reposant sur l’égalité et la solidarité. Le quartier est un espace très fertile pour ça, d’autant plus qu’à Athènes il y a encore des endroits assez mixtes socialement, ce qui permet de créer des liens improbables.
Comment pensez-vous la question de la subsistance alimentaire ?
Cette question s’est posée dès qu’on a commencé à organiser des cuisines collectives. On est entré en contact avec d’autres assemblées qui avaient des préoccupations similaires, puis, dans le même temps, un très grand espace a été squatté dans un quartier voisin : une villa avec de la terre cultivable. On a décidé d’appeler à la création d’une nouvelle assemblée qui se concentrerait sur cette question. C’est elle qui cultive maintenant une partie de ce terrain dans l’idée d’alimenter les cuisines collectives des quatre quartiers réunis autour de ce projet. On est loin d’avoir une autonomie alimentaire, mais c’est une première réponse. Cela dit, le squat où se trouve notre potager risque l’expulsion. Les expulsions de lieux occupés comme à Villa Amalias et à Skaramaga se multiplient à Athènes depuis début 2013.
On nous a beaucoup parlé de la polarisation de la société grecque, est-ce que vous la ressentez dans votre assemblée ?
Certaines personnes viennent avec l’idée qu’il y a trop d’immigrés dans nos quartiers et qu’il faut faire quelque chose. C’est le risque à prendre quand tu participes à des mouvements ouverts. Parfois aussi, tu peux tomber sur des réactions sexistes pendant les actions. Le seul moyen de contrer ça, c’est d’en parler de manière collective. La plupart du temps les gens comprennent ou, s’ils ne comprennent pas, ils se sentent vite mis à l’écart et partent. Par contre, dans une autre assemblée de quartier qui lutte contre les antennes téléphoniques, deux fascistes sont venus sans déclarer leur appartenance à Aube dorée. On l’a su parce que c’est un petit quartier où tout le monde se connaît. La seule chose à faire a été de leur dire qu’ils n’étaient pas les bienvenus.
Avez-vous souvent affaire à Aube dorée ?
Après son entrée au Parlement, et grâce aux financements qui vont avec, Aube dorée a ouvert des bureaux dans tout le pays. À chaque fois qu’ils inaugurent une nouvelle antenne, il y a des contre-rassemblements qui débouchent souvent sur des affrontements avec la police. Sans la protection de celle-ci, ils ne pourraient jamais affirmer leur présence dans les quartiers. Heureusement, pour le moment, ils n’ont que deux commissions de quartier vraiment actives à Athènes. Dans des quartiers populaires comme ceux de l’ouest, près du port du Pirée, ils exercent une certaine influence. Là-bas, des assemblées de quartier les ont affrontés ouvertement. Dans notre quartier, il n’y a ni présence fasciste ni chasse aux migrants, mais c’est en partie grâce à notre implantation et notre présence en continu. D’après moi, la lutte antifasciste consiste plus à mettre en avant tes propres structures et le monde que tu proposes — qui est dans son essence foncièrement antifasciste — qu’à les dénoncer par des discours et à les combattre dans la rue.
Tu nous as parlé de la première vague d’assemblées nées après décembre 2008. Quelles ont été les autres initiatives de regroupement dans les quartiers ?
En mai 2011, dans le sillage du mouvement des indignés et de l’occupation de la place Syntagma, à Athènes, il y a eu une autre grande vague d’assemblées. Dans notre quartier, des militants d’une partie de la gauche radicale ont appelé à former une autre assemblée à laquelle nous avons voulu participer. Mais il y a vite eu des contradictions fortes entre eux et nous. Quand, de ton côté, tu veux créer un espace de dialogue et qu’en face de toi tu as quelqu’un qui y entre de manière dirigiste et paternaliste, forcément ça provoque des conflits. À cette période, ils ont chapeauté plusieurs assemblées de quartier avec des revendications comme la nationalisation des banques. Les gens qui cherchaient un espace ouvert au débat se sont désintéressés et la dynamique de cette deuxième vague n’a pas duré. Ces assemblées n’ont pas pu ou n’ont pas voulu aller vers des revendications concrètes liées à la santé, à l’éducation ou à la subsistance alimentaire. Bref, ils n’ont pas cherché à promouvoir une autre manière de vivre, loin du système capitaliste qui s’effondre autour de nous. « Faut-il nationaliser les banques ? » n’est pas la bonne question à se poser d’après moi. Une troisième vague d’assemblées a commencé depuis que l’État a couplé le paiement d’une taxe foncière exceptionnelle à la facture d’électricité : les habitants qui n’ont pas de quoi payer cette taxe se voient couper l’électricité. Cette taxe et les tentatives d’y faire face ont pas mal accentué les différences entre les assemblées. Certaines ont accueilli de nombreuses personnes surtout venues pour qu’on ne leur coupe pas l’électricité et qui disaient « On veut que vous nous régliez ce problème-là », le « vous » s’adressant aux gens de l’assemblée qui sont les plus actifs politiquement. Une partie d’entre eux a accepté d’endosser ce rôle. Pour moi, ça revient à abandonner l’organisation horizontale au profit d’une logique de délégation.
Notre assemblée a elle aussi lancé un appel pour s’organiser sur cette question des taxes. Elle est très dynamique et agit de manière assez radicale : il n’y aura pas de coupures dans nos quartiers, que ce soit pour des raisons de taxe impayée ou autre. Pour nous, l’électricité est un bien vital.
L’assemblée est allée faire des interventions dans les bureaux fiscaux. Nous avons contraint l’entreprise de sous-traitance chargée de couper l’électricité à déménager du quartier. Puis, nous sommes aussi allés à l’antenne locale de la compagnie d’électricité pour leur couper le courant. Maintenant, on a mis en place des patrouilles dans le quartier pour empêcher les techniciens de couper l’électricité. En ce moment, c’est une des luttes principales menées par les assemblées avec la lutte antifasciste.
Peux-tu nous parler des mouvements qui vous influencent ?
Le mouvement des assemblées de quartier doit beaucoup à ce qui s’est passé en Argentine. Même s’il n’y a pas de référence directe, l’influence est là. Pendant les premières grèves générales, l’Argentine était très présente dans les esprits, comme par la suite la Tunisie et l’Égypte. Une autre influence importante est celle des mouvements d’autoréduction en Italie dans les années 1970 : les groupes qui s’organisaient pour ne pas payer les loyers, l’électricité ou les transports. Dans notre assemblée en particulier, de nombreuses personnes ont été inspirées par la lutte zapatiste au Mexique et sa quête de l’autonomie. Nous avons participé à des actions de solidarité avec ces luttes dans notre quartier.
Une chose commune à toutes ces sources d’inspiration et qui se retrouve dans les assemblées, c’est la volonté de s’organiser de manière horizontale, sans partis politiques : même s’il y a des militants de partis, ils participent aux assemblées en tant qu’individus, sans leur étiquette. Les bases politiques sont l’autonomie et la volonté de créer des structures en dehors du capitalisme, fondées sur le partage et la solidarité. Dans notre assemblée, il y a des fondements qui se sont mis en place après de très longues discussions. On a cherché à créer un consensus pour trouver une manière d’avancer ensemble.
En Grèce, il y a moins cette croyance dans les institutions, l’idée du contrat social et la représentation politique qu’en France. C’est un terrain fertile pour les idéaux antiautoritaires, tout comme pour les idéaux hyperautoritaires. C’est plus facile ici qu’en France de se retrouver sur des bases communes avec des personnes aux parcours politiques variés. En revanche, le risque de devenir un groupe politique fermé, affinitaire, existe toujours : trouver les moyens d’être toujours ouverts à de nouveaux arrivants, c’est une lutte à mener.
Quel est le bilan que tu tires des quatre années d’existence de ton assemblée ? Et, plus généralement, des assemblées de quartier ?
Pas facile à dire. Depuis la fin de la révolte de 2008-2009, on se retrouve constamment à courir derrière l’actualité. Ce que les assemblées de quartier apportaient de nouveau comme possibilités, c’était justement d’arrêter de se borner à revendiquer les choses qu’on te vole et de mettre en avant le monde auquel on aspire. Mais les obstacles sont nombreux et la répression envers les militants politiques, la montée d’Aube dorée, l’explosion du chômage et les violences répétées contre les immigrés font que tu ne peux pas juste suivre ton programme comme si de rien.
Un des points faibles du mouvement, c’est que les moments de montée en puissance n’ont jamais pu aboutir à des résultats plus concrets. L’assemblée des assemblées de quartier a été un de ces moments. En novembre 2011, toutes les assemblées qui existaient à l’époque se sont réunies : une quarantaine à Athènes, avec quatre cents représentants et une bonne dynamique. Mais elle s’est essoufflée. On n’arrive pas à aboutir à des victoires concrètes et ça crée des déceptions, une sensation de défaite qui est en ce moment très présente en Grèce. Cette sensation vient aussi du fait que les assemblées de quartier ne se présentent pas encore aux gens comme une solution viable pour organiser le quotidien.
La volonté de créer des structures fondées sur l’auto-organisation et l’autonomie pose beaucoup de questions : comment les construire en dépassant les logiques de charité et de philanthropie ? Comment créer ton autonomie dans un environnement où on t’a tout volé, où tu n’es plus capable de produire quoi que ce soit par toi-même, surtout en situation urbaine ? Comment faire pour que les gens participent vraiment ? Quand on organise des cuisines collectives ou du troc, on doit constamment expliquer le fait qu’on n’est pas simplement un service de distribution. Je crois qu’il n’y a pas de réponse satisfaisante par rapport à ça, il faut surtout avoir de la patience. Ce que je vois, c’est que dans les assemblées qui deviennent très massives, les gens ont tendance à déléguer les tâches et à se faire représenter par un petit nombre ; alors que plus il y a des relations personnelles et des contacts entre les gens, plus le partage est égal. C’est une question de relations. Mais rares sont ceux qui pensent qu’on peut vivre par nous-mêmes, sur la base du consensus et du dialogue, qu’on peut prendre nos vies en main.
J’ai pourtant l’impression que plus l’État et le système économique s’effondrent, plus ce genre de « zones grises » se développent et plus d’autres modes d’organisation et de relations deviennent possibles. C’est en cela que le rôle des assemblées va être crucial. Il ne faut pas seulement garder la braise chaude, il faut aussi faire en sorte que le feu dure longtemps. De nouvelles structures se mettent en place tous les mois en Grèce. De ce point de vue, ce mouvement est sur la bonne voie.
Propos recueillis par Laure Köylü et Juliette Bulbari.
Entretien extrait du n° 7 de Z, revue itinérante d’enquête et de critique sociale, printemps 2013.
Vu sur La voie du jaguar, 4 décembre 2013