Derrick Jensen – prémisses
Paul Signac, Au temps d’anarchie, 1895
Prémisse 1: la civilisation n’est pas et ne pourra jamais être soutenable (ndlt: durable). Et c’est spécialement vrai pour la civilisation industrielle.
Prémisse 2: la plupart du temps, les communautés traditionnelles ne donnent pas leurs ressources dont elles dépendent de leur propre volonté, à moins qu’elles en soient réduites à ça parce qu’elles ont été détruites. Elles n’accepteront pas non plus que leurs terres soient détériorées pour que d’autres ressources, comme le pétrole, l’or, etc, puissent être extraites. Ceux qui convoitent ces ressources vont donc faire en sorte de détruire ces communautés pour arriver à leurs fins.
Prémisse 3: notre train de vie, celui induit par la civilisation industrielle, requiert, parce que c’est son fondement, une violence persistante et très répandue sans laquelle elle s’effondrerait rapidement.
Prémisse 4: la civilisation est basée sur hiérarchie clairement définie et largement acceptée, mais dont les rouages restent cependant confus. La violence perpétrée par ceux en haut de la hiérarchie sur ceux qui sont en bas est souvent presque invisible, ce qui fait qu’on ne la remarque pas. Si elle est remarquée, elle est très rationalisée. La violence provenant de ceux qui sont en bas de la hiérarchie vers ceux qui sont en haut est impensable, et quand elle arrive on se montre choqués, horrifiés, et les victimes sont fétichisées.
Prémisse 5: la propriété de ceux qui sont en haut de la hiérarchie a plus de valeur que la vie de ceux qui sont en bas. Il est accepté que ceux qui sont au-dessus agrandissent les propriétés qu’ils contrôlent, autrement dit qu’ils fassent de l’argent, en prenant possession, en détruisant la vie de ceux qui sont en dessous. C’est que l’on appelle la production. Si ceux qui sont en dessous attaquent la propriété de ceux au-dessus, ces derniers peuvent tuer ou détruire de quelle que manière que ce soit la vie de ces premiers. C’est ce que l’on appelle la justice.
Prémisse 6: de la civilisation, il n’y a rien à tirer. Cette culture n’assumera pas de transformation volontaire, quelle qu’elle soit, vers un train de vie sensé et durable/viable. Si nous ne faisons rien pour stopper ça, la civilisation continuera de maintenir la majeure partie des humains dans la pauvreté et de détruire la planète jusqu’à l’effondrement et de la civilisation et probablement de la planète. Les effets de cette destruction affecteront les humains et les autres créatures vivantes sur un très long terme.
Prémisse 7: plus nous attendons la chute de la civilisation, ou plus nous attendons avant de le faire nous-mêmes, plus cette chute sera erratique, et ceux qui auront à l’affronter et qui lui succéderont en souffriront le plus.
Prémisse 8: les besoins du monde naturel sont plus importants que les besoins économiques. Une autre façon de formuler ce prémisse: tout système économique ou social qui ne bénéficie pas aux communautés naturelles sur lesquelles il repose n’est pas viable, qui plus est, il est immoral et stupide. La viabilité, la moralité et l’intelligence (ou justice) requièrent le démantèlement de tels systèmes, ou au moins l’interdiction de détruire votre territoire.
Prémisse 9: bien qu’il soit clair qu’un jour il y aura bien moins d’humains qu’à présent, cette réduction peut se passer de bien différentes façons (ou être atteinte, tout dépend du point de vue, si c’est un objectif ou une fatalité). Cela peut se passer extrêmement violemment: une catastrophe nucléaire, par exemple, réduirait et la population et la consommation, dans l’horreur, c’est sûr; ce serait la même chose si on persiste dans un plantage pour bien s’écraser. D’autres façons peuvent être moins violentes. Vu le degré de violence actuelle perpétré sur les humains et le monde naturel par cette culture, on ne peut pas parler de réduction de la population et de la consommation qui ne soit pas violente et n’entraîne pas de privation, non parce que les réductions en elles-mêmes entraîneraient de la violence, mais parce que la violence et la privation sont les défauts de cette culture. Cependant certaines façons de réduire la population et la consommation, bien que toujours violentes, consisteraient à faire baisser les niveaux actuels de violence, causés par les extractions (souvent forcées), de ressources du pauvre vers le riche, et seraient bien sûr marquées par une réduction de la violence actuelle contre le monde naturel. Il est possible pour nous, à un degré personnel et collectif, de réduire la violence de ce genre de réductions, ce qui induirait un glissement continu et à long terme. Ou cela ne nous est peut-être pas possible. Mais ce qui est plus que certain, c’est que si nous ne nous y mettons pas activement, ou si nous n’en parlons pas, ni ne décidons quoi faire pour régler cette situation problématique, la violence en sera d’autant plus sévère et la privation bien plus radicale.
Prémisse 10: la culture dans son ensemble ainsi que tous ces membres sont insensés. La culture est guidée par une pulsion de mort, une pulsion de destruction du vivant.
Prémisse 11: depuis le début, cette culture – cette civilisation – a été une culture d’occupation.
Prémisse 12: il n’y a pas de gens riches dans le monde, pas plus qu’il n’y a de pauvres. Il y a juste des gens. Les riches ont plein de bouts de papier dont beaucoup prétendent que ça a de la valeur, ou ces présumés richesses peuvent être encore plus abstraites: des chiffres dans des disques durs bancaires, et les pauvres n’en ont pas. Ces « riches » affirment qu’ils possèdent le territoire, et les « pauvres » se voient privés du droit de formuler de telles affirmations. Le but premier de la police est de renforcer les illusions de ceux qui ont les bouts de papier. Ceux qui n’en ont pas généralement vont adhérer à ces illusions aussi rapidement et totalement que ceux qui en ont. Ces illusions entraînent des conséquences radicales dans le monde réel.
Prémisse 13: ceux qui sont au pouvoir dirigent par la force, et plus vite nous briserons notre illusion du contraire, et plus vite nous pourrons au moins commencer à prendre des décisions raisonnables sur le moment où et la façon dont nous allons nous mettre à résister.
Prémisse 14: depuis notre naissance, et probablement de notre conception, mais je ne sais pas comment je pourrais en faire cas, nous sommes individuellement et collectivement soumis à un processus d’enculturation (i.e. de transmission par la culture) qui entretient en nous une haine du vivant, une haine de nos corps, une haine et une peur de nos émotions, une haine de nous-mêmes. Si nous ne haïssions pas le monde, nous ne pourrions pas le laisser être détruit sous nos yeux. Si nous ne nous haïssions pas nous-mêmes, nous ne laisserions pas nos terres et nos corps être empoisonnés.
Prémisse 15: amour ne veut pas dire pacifisme.
Prémisse 16: le monde matériel est primordial. Cela ne signifie pas que l’esprit n’existe pas, ni que le monde matériel seul existe. Cela veut dire que l’esprit est mêlé à la chair. Cela signifie aussi que les actions dans le monde réel ont de réelles conséquences. Cela signifie que l’on ne peut pas compter sur Jésus, Santa Claus, notre Mère à tous, ou même les cloches de Pâques pour nous sortir de ce pétrin. Cela signifie que ce pétrin existe bien, il n’est pas juste le mouvement des sourcils de Dieu. Cela signifie que nous avons à nous sortir de ce pétrin. Cela signifie que le temps que quand nous sommes sur Terre, qu’il y ait quelque chose ou non après la mort, et que cette vie nous condamne ou nous privilégie, c’est la Terre qui compte.. C’est primordial. C’est chez nous. C’est tout ce qu’on a. C’est stupide de penser ou agir comme si ce monde n’est pas réel ou primordial. C’est stupide et pathétique de ne pas vivre nos vies comme étant nos vies réelles.
Prémisse 17: c’est une erreur (ou plus exactement un déni) de baser nos décisions sur la façon dont les actions qui en découlent vont effrayer les bien-pensants ou la foule américaine.
Prémisse 18: notre perception actuelle de nous-mêmes n’est pas plus viable que notre actuelle façon d’utiliser l’énergie ou la technologie.
Prémisse 19: le problème de la culture réside par dessus tout dans la croyance que contrôler et abuser du monde naturel est justifiable.
Prémisse 20: au sein de cette culture, l’économie, et non le bien-être communautaire, la morale, l’éthique la justice, ou la vie elle-même, dirige les décisions d’ordre social.
Modification du Prémisse 20: les décisions sociales sont déterminées de prime abord (et souvent exclusivement) par leur propension à augmenter la fortune monétaire des décideurs et de ceux qui les servent.
Re-modification du Prémisse 20:les décisions sociales sont déterminées de prime abord (et souvent exclusivement) par leur propension à augmenter le pouvoir des décideurs et de ceux qui les servent.
Re-modification du Prémisse 20: les décisions sociales sont fondées de prime abord (et souvent exclusivement) sur une croyance jamais remise en question, que les décideurs et ceux qui les servent sont habilités à amplifier leur pouvoir et/ou puissance financière aux dépends de ceux en dessous.
Re-modification du Prémisse 20: si vous creusez jusqu’au cœur de tout ceci, s’il y reste encore du cœur, vous trouverez que les décisions sociales sont déterminées de prime abord par leur propension à servir les fins de contrôle et de destruction de la nature sauvage.
Endgame (pp.IX-XII), Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)