Des jeunes cathos intégristes font le siège du Théâtre de la ville de Paris
Ajout du témoignage de Evelyne Sire-Marin et de la vidéo des perturbations de jeudi soir.
Entourés de rouge, des intégristes menacent les spectateurs du Théâtre de la ville de Paris (Thomas Schlesser)
Paris, dimanche 23 octobre, 15 heures. « Le théâtre de la ville est entouré de CRS », nous raconte Evelyne Sire-Marin, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme. « A l’intérieur de la salle, des dizaines de vigiles gardent la scène. » Une troisième fois, la pièce de Roméo Castellucci, « Sur le concept du visage du fils de Dieu », est interrompue par des hurlements des militants du Mouvement de la jeunesse catholique de France (MJCF), les mêmes catholiques intégristes qui ont détruit en avril la photographie d’Antonio Serrano, « Piss Christ », à Avignon.Ils crient « non au blasphème, non a la christianophobie ». La pièce porte sur le désastre de la vieillesse, sur fond d’un visage impassible du Christ peint par Antonello da Messina, peintre de la renaissance italienne. On sort du théâtre entre les bottes et les casques de CRS. On est en France, en 2011. La France, pays de la liberté d’expression ?Le vendredi précédent, au premier étage du Théâtre de la ville, deux maigres silhouettes sont perchées sur le balcon et menacent de déverser sur la foule de l’encre et de l’huile de vidange – comme, au Moyen-Age, on lançait divers matériaux des machicoulis des châteaux-forts.Les individus souillent le public venu assister au spectacle de Romeo Castellucci « Sur le concept du visage du fils de Dieu ».La veille, ils avaient déjà perturbé le spectacle. Voici la vidéo de la scène filmée et mise en ligne par les intégristes cathos eux-mêmes.
Au Théâtre de la ville, jeudi 20 octobre, filmé par « Renouveau français »
« Je suis chrétienne, moi, comme eux ! »
Projection du Christ d’Antonello de Messine, « Sur le concept du visage du fils de Dieu » de Roméo Castellucci (Théâtre de la ville de Paris)
L’œuvre met en scène une confrontation de l’indigence humaine (un père incontinent) et de son Sauveur (la projection d’un immense visage du Christ peint par Antonello de Messine). Elle s’interroge sur les limites possibles de la pitié, de la miséricorde, de la bienveillance.Le Christ finit par être saccagé, à coups de grenades et d’excréments.Déjà, ce jeudi 20 octobre, des protestations de l’Institut Civitas avaient considérablement perturbé la représentation. Cela recommence. Les gens s’agacent. Une jeune étudiante en théâtre explique :« Je suis chrétienne, moi, comme eux, et si ça trouve, ça va me choquer et ça ne me plaira pas, mais je ne vais pas empêcher des gens de rentrer ! La liberté, c’est ça aussi. »
Trouver refuge au café Sarah Bernhardt
Sur la place du Châtelet, au cœur de Paris, on est frappé par le déploiement d’un cordon de sécurité. De nombreux CRS entravent les accès. Dans le café Sarah Bernhardt, qui jouxte le Théâtre, des gens se réfugient, viennent se laver après avoir reçu des projectiles.
Le public et les badauds s’étonnent : il suffit donc de l’incursion de deux individus au balcon de la façade d’un théâtre pour susciter une véritable panique ? En fait, de l’aveu d’un policier, c’est surtout par peur de l’accident : il faut éviter par exemple qu’un manifestant ne tombe…
Des caricatures de Mahomet à l’intégrisme catho
L’intégrisme catholique ne constitue certainement pas le paroxysme de la censure et il est très simple de taper dessus sans craindre de s’exposer soi-même. Mais l’intégrisme catholique est au fond une cible pratique.
Aussi, avant de le critiquer, faut-il rappeler, pour défendre sans réserve la liberté d’expression, qu’il n’y a aucune raison de taire de force la voix de ceux qui se sentent insultés dans leur foi. Mieux : la liberté d’expression doit pouvoir garantir les formulations de hargne voire de malveillance de ceux-là qui se sentent injuriés.
En 2005, le point de vue de quelques musulmans militant contre les caricatures de Mahomet ; celui de quelques catholiques militant contre les représentations scabreuses de leur Dieu sont légitimes, audibles.
Mais défendre la possibilité d’un point de vue ne revient pas à permettre sans riposte son déploiement agressif ni son prolongement par l’action violente.
Le précédent « Piss Christ »
Après l’affaire « Piss Christ » (œuvre d »Andres Serrano vandalisée à Avignon en avril), les modes opératoires choisis par la branche dure du catholicisme, tournent à la censure aveugle, et même stupide.
Affiche de promotion de la campagne contre « Piss Christ » d’Andres Serrano
Or, ces actes sont souvent suivis dans les médias par des discussions portant sur la provocation et plus généralement sur le rôle et la nature de l’art. Fausse route. Le simple fait d’examiner ce genre de problèmes, dans la foulée des interventions brutales de l’Institut Civitas qui prône « la restauration de la royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ » ou d’autres organisations fondamentalistes, cautionne partiellement la violence desdites interventions.
Par conséquent, en amont de toute considération sur la qualité d’une œuvre, plastique ou théâtrale, il faut écraser avec intransigeance ceux qui en entravent l’expression.
La destruction d’une œuvre d’art, atteinte au bien commun
L’antichristianisme de notre société est-il fantasmé ? Est-il réel ? Peu importe. Dans les deux cas, s’il se manifeste à travers des productions de l’esprit et des œuvres d’art – qu’on les apprécie ou non –, il est absolument intolérable de les voir attaquées et censurées.
On pouvait déjà s’étonner de la tiédeur de la réaction officielle de Frédéric Mitterrand lors de l’affaire « Piss Christ », confiant, après s’être indigné du saccage, qu’il pouvait en comprendre le caractère choquant pour certains publics.
La destruction d’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, et en admettant même sa médiocrité, est une atteinte au bien commun. La règle doit être infaillible : toute idée, même la plus épouvantable, est formulable dans une démocratie où prévaut la vraie liberté d’expression.
Mais l’Institut Civitas n’use plus de ce droit ; il prend des résolutions visant à éteindre de force celui d’autrui, au nom d’une opinion particulière. La sanction à son encontre ne doit souffrir aucune ambiguïté
Gare ! Les censeurs repèrent les brèches
Faudra-t-il attendre que les vandales détruisent un tableau de Caravage ou brûlent des exemplaires des « Fleurs du mal » de Baudelaire pour enfin entendre les autorités brandir de très sérieuses menaces contre eux ?
Car, dans la foulée de l’affaire « Piss Christ » et après les premières représentations perturbées du spectacle de Castellucci, il n’y a pas eu de déclaration tapageuse du ministère de l’Intérieur, dont c’est pourtant la fonction. Celui-ci n’a pas annoncé de réprimande sévère, et même exemplaire, contre les exactions commises.
A chaque fois, les troupes de censeurs en tout genre, bien au-delà des sphères religieuses et de l’ordre moral, marquent des points et repèrent les brèches où s’engouffrer.
Il ne faudrait pas que cette haine de la culture, dépourvue de tout sens critique, s’installe trop facilement dans notre société. Elle commence à en prendre le chemin, dans une indifférence pesante. Même à ce stade embryonnaire, elle mérite une vigilance totale.