Autour de la question de « propriété »
On voit parfois quelques anarchistes s’attaquer indistinctement à la « propriété », avec parfois un rejet total de la jouissance matérielle, confinant à un certain ascétisme, parfois relayé par certains discours décroissants. Pour vivre heureux, il faudrait vivre sans jouïr des objets, sans s’y s’attacher. Cette tendance est selon moi une mauvaise interprétation de la critique de la propriété privée, car il n’y a rien de plus légitime que de vouloir s’approprier ce qui nous entoure, tisser des liens émotifs, tisser une expérience avec son environnement et ses voisins, qui nous soit propre. Nous avons le droit de vivre et de jouïr, et nous avons le droit au bonheur matériel !
Si la propriété peut être « le vol », elle peut aussi être « la liberté » : les deux thèses ont été défendues par Proudhon, parce qu’en fait tout dépend de l’acception que l’on donne au mot propriété, qui recèle en réalité de nombreux sens, fort différents et fort divergents. Un petit travail de clarification s’impose, en particulier contre l’acception bourgeoise de ce mot, dominante – et qualifiée de « sacrée » depuis les droits de l’homme riche de 1789.
L’acception la plus courante, diffusée largement par les politiciens, les capitalistes, les juges et les flics, est en effet celle de propriété privée, au sens de privative. C’est-à-dire qu’elle ne se définit pas tant par la possibilité de jouissance de la personne propriétaire, que par l’exclusion de toutes les autres personnes (non-propriétaires) de son usage, et -ce qui est lié – des décisions quant à cet usage.
C’est du reste l’acception juridique du terme, qui implique trois caractères de la propriété : le côté exclusif (la jouissance du bien n’appartient qu’à une personne, donc à l’exclusion de toutes les autres personnes), le côté absolu (cette personne décide seule de son usage), et le côté perpétuel – la propriété est attachée à l’objet pour toujours, jusqu’à la fin de l’objet… introduisant une vision fétichiste et fermée sur eux-mêmes des biens et ressources de ce monde, vision marchandisant le monde entier avec l’extension du champ du capitalisme et de la propriété privée ces derniers siècles.
A notre sens, c’est bien ce caractère privé, en fait privatif, qui pose le véritable problème ; car une fois évacuée ce caractère privé, demeure seulement la possession, c’est-à-dire le droit de jouïr de ce que l’on use déjà réellement – ainsi que le dit le vieil adage : « Possession vaut droit ».
Il faut introduire là trois aspects classiques de la propriété : l’usus, le fructus et l’abusus. L’usus, c’est le droit d’user, de jouïr d’un bien – son plat de lentilles, sa maison, son manteau. Quoi de plus légitime ? Le fructus, c’est le droit de récolter les fruits renouvelables de son bien – manger les fruits de son verger, par exemple. L’abusus, c’est le droit de disposer de son bien comme on l’entend – le louer, le céder, le vendre, le détruire. On constate alors qu’entre l’usus et l’abusus, on est passé de la possession (au sens de pouvoir jouïr de ce dont on éprouve le besoin, et pourquoi pas éprouver un attachement à lui) à la propriété privée, au sens de décider seul sur un bien. En ce sens, à l’inverse de la conception courante, nous pouvons considérer qu’au fond, un loyer ne relève pas tant du fructus, que de l’abusus.
Notons que ce glissement de l’usus à l’abusus, qui est bien loin d’être naturel puisque contradictoire (l’abusus des uns rendant impossible l’usus pour tous), s’inscrit dans l’histoire humaine de la domination. Il ne se comprend en effet que si l’on garde à l’esprit qu’on est dans un système social de domination de l’homme par l’homme. En société capitaliste, la force de travail humaine est en effet considérée comme un bien comme les autres que l’on peut acheter (pour les capitalistes), et que l’on peut, ou plutôt que l’on est contraint de, vendre (en ce qui concerne les prolétaires, ceux qui n’ont pour toute ressource que le fait de vendre leur force de travail). L’abusus, caractéristique fondamentale de la domination, est indissociable de l’histoire de l’asservissement contraint de l’homme par l’homme, qu’elle prenne la forme antique de l’esclavage, la forme médiévale du servage ou la forme moderne du salariat. Cet aspect est très important, car il rejoint l’exclusivité et la privation quant aux décisions, qui caractérise la « propriété »… telle qu’elle est entendue aujourd’hui.
Les anarchistes sont pour la possession, et contre l’aspect privatif de la propriété, sans lequel ne demeure justement que la possession. Ils s’inscrivent en cela dans une conception de la liberté qui n’est pas celle d’une exclusion réciproque (chacun n’étant cantonné qu’à ce dont il est propriétaire, c’est-à-dire privé de liberté réelle car réciproquement interdit de jouïr des biens des autres), mais qui est celle d’une conception dynamique de la liberté, c’est-à-dire mutuelle. Si quelqu’un possède quelque chose, et c’est son droit à notre sens s’il en jouit, il peut aussi en faire profiter ses voisins (le surplus d’une récolte, un vélo lorsqu’il est au garage, un ordinateur lorsqu’il est éteint, une production artistique…), qui eux-mêmes, étant rendus plus libres, peuvent eux aussi mieux faire partager leurs propres ressources, ainsi que les fruits de leur activité et de leur créativité. La possession est une conception sociale de l’appropriation humaine des ressources et des biens. La prise sociale de possession jette aux orties les concepts bourgeois, pipés, de « propriété privée » et de « vol ». Les seuls vrais voleurs sont ceux qui n’acceptent pas d’être « volés » à leur tour, ce sont ceux qui volent au quotidien le temps, la vie et le travail des autres, et qui veulent retenir, par la force de la contrainte violente, ceux qu’ils ont dépossédés hors de l’espace de ce qu’ils se sont illégitimement, c’est-à-dire exclusivement, accaparé. Propriété si manifestement peu « légitime » (cet adjectif suggérant un accord social), qu’elle se cantonne aujourd’hui derrière des enclos, des cadenas, des titres notariés, des flics, des armées, transformant le monde en espace fragmentaire, carcéral.
La conception anarchiste de la liberté, se traduisant en termes de prise de possession, échappe ainsi tant à la propriété privée, qu’à la propriété étatique, qui toutes deux consistent en une confiscation des décisions par des individus (actionnaires dans un cas, technocrates gouvernementaux dans l’autre), en un empêchement contraint de prise de possession.
Le caractère fondamental du capitalisme ne réside donc pas tant dans la « propriété » – terme pour le moins complexe et confus signifiant nombre d’aspects contradictoires – que dans la privation, c’est-à-dire la dépossession.
Nous ne voulons pas rejeter la possession : bien au contraire, nous voulons tout posséder ! Nous voulons nous réapproprier ce monde, pour en jouïr librement, et ce ne sera pas les uns contre les autres, mais les uns avec les autres, dans le cadre d’une conception dynamique et mutuelle de la liberté, et non une conception exclusive. Ma liberté ne s’arrête pas là ou commence celle des autres. Avec Bakounine, nous affirmons que la liberté des autres étend la mienne à l’infini (et réciproquement).
Cette conception de la liberté et de la propriété au sens de prise de possession, implique une conception nouvelle du politique, c’est-à-dire de nos relations sociales. La responsabilité bien sûr au sens où l’appropriation ne peut être obtenue que par la lutte des dépossédés, sans rien attendre de ceux qui les privent. Ce qui suppose fondamentalement l’autonomie de chaque individu et groupe social. Mais cette autonomie ne reproduit que la guerre, si ces entités sociales sont étanches, ce qui suppose une coordination libre de ces entités, au sein de laquelle elles préservent leur liberté, tout en adoptant une conception dynamique et mutuelle de la jouissance des biens de ce monde. C’est le principe de subsidiarité dans les prises de décisions qui garantit à la fois la liberté et la coordination : les entités individuelles ou collectives décident et gèrent prioritairement tout ce qu’elles souhaitent et peuvent gérer, ne reportant sur une circonférence plus large de la coordination sociale que ce qu’elles ne peuvent pas gérer en propre. C’est enfin l’adéquation ou la péréquation dans la répartition des ressources, permises par la liberté et la subsidiarité, qui rendent l’égalité réelle possible.
Ces principes ne sont pas ceux de la démocratie (même directe), atomisant les individus en entités étanches votantes sous une autorité pseudo-commune, une représentation illusoire, une représentativité décisionnelle stérilisant toute autonomie ainsi que toute dynamique collective.
Ces principes sont ceux du fédéralisme libertaire.
Juanito, Pavillon Noir, 14 décembre 2012