Gauches et anarchismes
Voici quelques remarques, que je vais tenter de synthétiser, pour expliciter les différences de fond entre toutes les composantes dites de « gauche » (de la gauche sociale-démocrate à l’extrême-gauche, voire à l’ultra-gauche), et les tendances de l’anarchisme.
Je passe rapidement sur les points communs positifs, qui animent nombre de militant-e-s sincères, de gauche ou libertaires : le désir d’égalité, de liberté et de solidarité. Notons qu’il y a aussi certains points communs en forme de travers, comme cette sacrée « moraline » qui imprègne tant encore les relations sociales car directement issue de la pensée chrétienne, consistant à éprouver un devoir moral de compassion et d’assistance à celles et ceux qui souffrent, avec une dénégation parfois sacrificielle de soi-même ; ou encore cette vision quelque peu eschatologique d’un progrès vers une société meilleure, pour ne pas dire idéale (la cité de Dieu ?), avec pour la gauche révolutionnaire et l’anarchisme révolutionnaire, une certaine propension à profaner (au sens de rendre profane, séculier) le millénarisme apocalyptique du jugement dernier, avec une certaine conception de la « révolution ».
Je pense qu’il est possible d’introduire les choses, vue l’importance du langage dans la formation des visions du réel, sur la différence étymologique, qui est aussi bien la différence historique et structurante, entre « gauche » et « anarchisme » ; la gauche s’inscrit en effet dans sa désignation même, on le sait, par le parlementarisme : lors de la révolution française, les gens refusant le droit de veto royal s’étant rangés à gauche du président de l’assemblée. Au passage, rappelons-nous que les comités révolutionnaires de sans-culottes de certains quartiers parisiens se sont opposés très tôt à cette gauche parlementaire, y compris montagnarde (avec laquelle ils collaboraient néanmoins de fait), notamment -déjà – sur la question du mandat représentatif, à laquelle ils opposaient le mandat impératif (voir l’ouvrage de Zaidman à ce sujet), où la personne mandatée doit tenir les mandats qui lui ont été confiés et rendre compte de leur mise en oeuvre aux mandataires, sous peine de révocation immédiate par les mandataires.
A l’inverse, « anarchisme » est un terme qui a répondu à une situation concrète, à savoir une réappropriation polémique d’un terme employé pour dénigrer les gens qui mettaient en avant leur refus d’une légitimation de tout pouvoir. Non pouvoir au sens de « pouvoir de », pouvoir d’agir (ce que les anarchistes prônent au contraire avec force), mais pouvoir au sens de « pouvoir sur ».
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La première différence, donc, entre gauche et anarchisme, consiste en une critique anarchiste de la représentativité. Dans le principe même, personne ne peut être « représenté », c’est-à-dire réduit à des positions (à une représentation, une caricature, un spectacle). Dans la pratique, personne ne peut prétendre incarner « le peuple » : pour les anarchistes, il est aberrant de laisser carte blanche aux personnes mandatées. La personne mandatée ne décide pas : elle accomplit techniquement des mandats, du mieux qu’elle le peut (et donc, certes, de façon forcément pragmatique et subjective). La décision ne vient donc pas d’elle, mais des gens ayant émis ensemble ces décisions, et l’ayant chargée, pour des raisons de commodité toutes pragmatiques, de les mettre en oeuvre.
Dans la gauche, il y a bien une vision consistant à savoir mieux que les autres, et ainsi laprétention, plus ou moins assumée, d’émanciper les autres à leur place (parce qu’ils-elles seraient ignorant-e-s, mal informé-e-s de leur propre intérêt, etc). Cette posture est typiquement, viscéralement, de gauche, même lorsqu’elle se pare d’atours « radicaux ». Ce discours, tout à fait élitiste, méprisant et d’autant plus odieux qu’il adopte bien souvent la forme d’une pédagogie paternaliste et curetonne bienveillante, se discerne à travers toutes les composantes de la gauche. Chez les anarchistes, les opprimé-e-s s’émancipent eux-elles mêmes, par et pour eux-elles mêmes. Ce n’est pas le degré de radicalité du discours ou de la pratique qui importe : la radicalité se situe dans la dynamique de l’appropriation même de la réflexion et de la pratique.
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La deuxième différence, qui va avec, relève de la vision même de l’organisation sociale, pour ou contre l’unité, ou la multiplicité.
Il s’agit de l’affirmation par la gauche du postulat totalitaire de « la société », que je qualifie de mythe unitaire. Point sensible (que j’évoquai récemment sur cette liste) car les anarchistes, contrairement aux origines, ne rejettent plus tou-te-s cette notion de démocratie, pourtant conspuée par toutes ses tendances au XIXème siècle (on cherchera en vain une défense de la « démocratie directe » chez les premier-e-s théoricien-ne-s de l’anarchisme).
Pour toutes les tendances de la gauche, donc, y compris l’ultra-gauche et le conseillisme pourtant proches de l’anarchisme par bien des aspects, la vision de cette organisation sociale s’inscrit toujours dans un cadre unitaire, totalisant, regroupant tous les individus et collectifs dans le cadre d’une gestion globale. Le plus souvent, celui de l’Etat centraliste ; parfois, celui de l’Etat décentralisé (voir certains discours trotskystes actuels) ; toujours, celui de la démocratie (cf l’ultra-gauche et le conseillisme, qui rejettent la notion d’Etat mais s’inscrivent toujours dans un cadre unitaire de « démocratie réelle » – Pannekoek- ou directe). A savoir que les décisions concernent l’ensemble de « la » société ou « du » peuple.
Plusieurs conséquences pratiques, très importantes :
-Le fonctionnement décisionnel, à gauche, est fatalement majoritaire, dans une conception unitaire et démocratique de la société. De fait, l’individu s’efface dès lors devant le collectif, malgré toutes les déclarations d’intention. Et si l’on parle d’émancipation individuelle, cela ne peut passer que par « le » collectif. Or chez les anarchistes, la conception de la liberté ne s’oppose pas à celle de la liberté d’autrui. Selon la célèbre formule de Bakounine, la liberté d’autrui étend la mienne à l’infini. Individu(s) et collectif(s), bien loin de s’opposer, alimentent mutuellement leur épanouissement social.
-Dès lors, pour les anarchistes (contrairement à la gauche), le politique -et ses instances- ne consiste pas à délimiter les libertés, c’est-à-dire, fatalement, à réprimer ce qui ne se plie pas au « bien commun » édicté. Mais à coordonner, à mettre en relation des dynamiques d’émancipation et de créativité sociale.
Cela peut se résumer à la différence entre le fédéralisme anarchiste, et la démocratie (y compris dite « réelle », ou « directe »). Dans le cas de l’anarchisme, l’autonomie, la libre association et la contractualité, sous la volonté de l’entraide et de la solidarité, issue d’une compréhension de l’intrication étroite des intérêts individuels et collectifs (et non d’un impératif moral) ; les instances fédérales de sont pas destinées à être décisionnaires (à moins de consensus, voire d’une unanimité – de fait impossible à grande échelle), mais à mettre en relation, à répandre les liens et elles offrent un espace et un temps de réflexion pour concevoir les moyens les plus adéquats de mettre en oeuvre ces formes de l’entraide (peréquations, contractualités…). Dans le cas des gauches, prévalent au contraire le refus de la subsidiarité décisionnelle, l’association de fait (et de force s’il le faut) de tou-te-s sous les instances « légitimes », et la Loi (y compris les lois sociales, les droits sociaux), dans un sens global.
-D’où une autre conséquence : les anarchistes rejettent les élections. Et ce, pas uniquement contre l’idée de représentation et de représentativité, comme déjà évoqué, mais aussi contre l’idée que la majorité serait légitime à s’imposer aux minorités au nom du « bien commun/public » ; contre l’idée de lois générales. Si vote il y a chez les anarchistes, cela ne peut servir qu’aux personnes à se situer dans le débat, à se trouver pour élaborer ensemble, à synthétiser les vues diverses voire divergentes en présence, mais certainement pas à astreindre les minorités à une pression de masse.
Les anarchistes préfèrent la notion de consensus, pour les décisions impliquant tout un groupe humain ; et de libre association pour toutes les autres décisions (bien plus fréquentes en fait) impliquant les concerné-e-s. Contre la loi, les anarchistes opposent le contrat entre concerné-e-s ; les règles, nécessaires, n’imposent pas, ne contraignent pas, mais permettent aux groupes humains de se régler les uns sur les autres, de façon à accroître leurs possibilités réciproques et mutuelles d’action réelle. Au passage, bien des anarchistes ont émis une critique forte du « contrat social », cet espèce d’Eden originel – qui n’a jamais existé dans les faits mais a toujours servi aux pouvoirs étatiques de justifier les inégalités et les injustices réelles, et qui tient lieu de légitimation quasi-religieuse de la Loi.
La gauche quant à elle, même si elle refuse les « élections bourgeoises », n’est pas contre le principe du vote majoritaire ; bien au contraire ellea toujours été sa plus ardente promotrice, défendant le vote comme moyen d’organisation sociale, voire moyen principal, et même principiel, d’organisation sociale.
Nuance toutefois : le fonctionnement au vote et à la majorité se sont répandus dans certaines organisations anarchistes, et dans l’anarchosyndicalisme. Avec une nuance de taille par rapport à l’extrême-gauche : les minorités ne sont pas tenues d’appliquer les décisions majoritaires, alors que dans l’EG si – le droit pour les minorités ne consistant qu’à se constituer en « tendances ».
Cette prétention de la gauche à imposer l’unité montre qu’elle n’a été qu’un dispositif, et sans doute de fait le plus redoutable pour nos libertés, de l’évolution des sociétés vers les formes de l’Etat moderne, centralisateur, dont les lois globales se sont historiquement substituées avec violence aux cultures, droits coutumiers, jurisprudences associatives et contractualités diverses. Il suffit, du reste, de mesurer combien la révolution française a pu jouer un rôle déterminant dans l’unification autoritaire du territoire ; à un point auparavant inenvisageable, même sous l’absolutisme d’un Louis XIV. Voir la loi Le Chapelier, abolissant le principe même de l’organisation autonome et directe des personnes (associations, guildes, syndicats, etc.), au nom du bien commun. La gauche a été de fait un avatar efficace de cette vision si typique de l’Etat moderne. Au nom de la critique des formes passées de la domination sociale (féodalisme) et de son logiciel idéologique de servitude (la religion), la gauche a participé, peut-être plus encore que la droite, à légitimer une nouvelle forme d’organisation de la domination sociale (l’Etat-nation-centraliste) et son nouveau logiciel idéologique (la démocratie, ou pouvoir « du » peuple… sur les individus et groupes humains bien réels, puis la « laïcité », instaurant dans le marbre une conception toute capitaliste de la distinction entre « sphère privée » et « sphère publique », et trahissant récemment sa propension à servir l’écrasement de minorités avec sa critique hypocrite de l’islam, servant en réalité de paravent à la perpétuation d’un racisme d’Etat).
Ces formes organisationnelles ont correspondu à des évolutions économiques décisives (passage d’une économie agricole mise sous coupe réglée de petits groupes guerriers, à une économie de salariat, garantie par des armées étatiques). L’argent (y compris lorsqu’on exige un « partage des richesses » !) remplace Dieu comme fétiche de l’unification sociale et truchement des rapports sociaux. La communauté unifiée de l’Eglise a cédé la place à la communauté unifiée du marché, des citoyens. Mais c’est toujours la même vision totalitaire. Le fait même que les gauches parlent tant des « masses » montre d’ailleurs, entre autres indices de vocabulaire, avec quelle considération -ou plutôt absence de considération) les gauches traitent (canalisent, récupèrent, gérent, caricaturent, simplifient, nient voire démolissent) les liens humains réels, dans leur infinie complexité et richesse, les transformant en rapports citoyens.
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Troisième différence, qui va aussi avec : la conception de la fameuse « transition » vers une société libre, égalitaire et solidaire.
Ici, j’aimerais rappeler que les anarchistes ne rejettent pas forcément l’idée d’une « phase de transition ». La différence avec les gauches consiste principalement à situer cette transition ici et maintenant, et non après une révolution. Si révolution il y a pour les anarchistes, celle-ci ne peut être que le fruit de la praxis révolutionnaire, elle aussi ici et maintenant.
Cela va, concrètement, avec la question des moyens. En l’occurrence : comment faire pour mettre à bas les dominations sociales et les exploitations sociales, alors que les structures collectives sont organisées pour l’exploitation et la domination ?
Pour une grande partie de la gauche, il est incontournable de prendre le contrôle de ces structures collectives (parlement, puis syndicats, puis associations citoyennes), en les utilisant, en y faisant une sorte de « lobbying ». Ce fut toute la stratégie politique concrète de Marx (à qui je ne retire néanmoins pas les brillantes analyses sociales et économiques), puis d’un Lénine : sa critique du « gauchisme » (c’est-à-dire de celles et ceux souhaitant s’organiser de façon extra-parlementaire, et rejetant l’idée du parti unique), résume paradoxalement l’essence des gauches (le véritable gauchisme donc, à mon sens), à savoir l’inscription dans (et même l’affirmation de) un projet social unitaire, dénigrant tout ce qui ne rentre pas dans ce moule.
A l’inverse, les anarchistes (bien loin de rejeter la nécessité de l’organisation et de collectifs humains, contrairement à ce dont les accusent bien des gens de gauche), souhaitent constituer ici et maintenant d’autres formes de collectif, d’association, de relations sociales, débarrassées de l’exploitation et de la domination. Il ne s’agit pas chez les anarchistes de nier le poids des institutions du pouvoir, qu’ils-elles sentent d’ailleurs souvent peser partiulièrement sur eux-elles. Mais, plutôt que d’en user, ce qui est selon leurs observations (et non leurs idéaux) voué à l’échec, les affaiblir et les détruire par une autre façon de s’organiser ici et maintenant, en opposant à une dynamique de destruction des liens sociaux sous l’apparence d’unité sociale, celle d’une construction de liens sociaux réels. Ce qui a d’ailleurs l’avantage, pour les anarchistes, de ne pas se poser en émancipateurs-trices, mais en force de proposition et de lutte, en dynamique d’émancipation.
On notera ainsi que les gauches, bien qu’elles partagent avec les anarchistes l’objectif (du moins affiché) d’une société débarrassée de l’exploitation capitaliste et de la domination de l’Etat, prônent ainsi très souvent la taxation du capital ou les augmentations de salaire ou l’application de lois ou le votez pour nous, ou la nationalisation de la production. Mais ne revendiquent pas l’abolition du salariat et de l’Etat, ni la socialisation de la production. D’ailleurs, les anarchistes au fond ne revendiquent pas, mais pratiquent l’action directe : « les libertés ne se donnent pas, elles se prennent » dixit Kropotkine.
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Quatrième différence, sur la démarche théorique. Les gauches ont une vision idéaliste (y compris lorsqu’elles se disent matérialistes ou dialectiques, de par le déterminisme trop souvent mis en avant dans des analyses au final simplificatrices, même lorsqu’elles se parent de discours complexes), au sens où la fin prime sur les moyens, où l’idéal (aussi fin dans son analyse soit-il) détermine la vision du réel, l’action sur le réel, et tant pis pour ce qui refuse de rentrer dans ce moule.
Les gauches ont par ailleurs (et cela va avec, l’idéalisme occidental étant intrinsèquement lié à la vision monothéiste) une vision holiste, aussi bien sociologiquement qu’ontologiquement. En bref, il faudrait saisir l’unité pour comprendre le réel, et construire l’unité et la ligne commune pour émanciper l’humanité.
Les anarchistes ont en revanche une vision pragmatique, partant du vécu. En ce sens, ils et elles ne proposent pas d’idéal, mais l’action directe et l’affirmation de la diversité, ou plutôt de la multiplicité. La seule unité réelle qu’il y ait, ou plutôt accord, entre les anarchistes, est ce respect de l’autonomie, de la multiplicité pragmatique de l’émancipation. Il ne s’agit pas d’un relativisme ; il s’agit du constat assumé qu’il n’y a pas une vérité valable en tout lieu (et encore moins en tout temps), mais des pratiques plus ou moins adéquates selon l’immense diversité des situations, et que ce sont les premier-e-s concerné-e-s qui sont les plus à même d’y répondre.
Ce texte, sans doute plein de simplifications, comme du reste tout texte, n’est qu’une invitation à prolonger le débat, en vue d’assumer pleinement notre anarchisme, nos anarchismes.
Juanito, groupe Pavillon Noir (FA 86), 27 mai 2013