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[Poitiers] Le cirque des élus

On s’amuse bien au conseil municipal de Poitiers, apprend-on dans cet article de la Nouvelle République.

Engueulades à gauche : sur le mode de désignation des conseillers communautaires pour le moins discutable, le député-maire-président de la communauté d’agglomération (Alain Claeys) réplique à ses troupes : « Si vous contestez la démocratie représentative, cela finira très mal ».

Engueulade aussi sur le pacte budgétaire européen (TSCG), instaurant l’austérité dans le marbre. Avec le député-maire-président de la communauté d’agglomération, pro-traité, tançant les élus PCF-EELV-NPA : « Qu’ont-ils tous à vouloir légiférer, ils n’ont qu’à se faire élire au Parlement pour cela… ».

Clash enfin quand le  député-maire-président de la communauté d’agglomération se plaint du départ de nombreux conseillers PS (« Ce n’est pas normal quand on est un élu« ), avant de se faire rappeler par l’un de ses camarades… qu’une réunion PS a lieu à la fédération socialiste.

On n’est pas en reste à droite, avec une belle engueulade sur la subvention de 90.000 euros concédée au stade poitevin volley beach : entre Stéphane Braconnier « le leader de l’opposition », et Odile Chauvet « la secrétaire permanente du groupe UMP »… et présidente du stade poitevin Omnisports. Un débat fort désintéressé !

Au-delà de tout ce cirque pitoyable, la question essentielle est celle du mode de prise de décision, au sein d’une « démocratie représentative » déconnectée des inquiétudes des populations, et qui leur confisque la capacité à débattre et à décider par elles-mêmes. Ces élus n’hésitent pas à imposer des décisions qui ne « représentent » qu’eux-mêmes, y compris lorsque ces décisions portent sur des sujets graves et peu consensuels, comme le TSCG.

La démocratie « représentative », c’est le pouvoir sur les populations, le contraire du pouvoir de faire des populations. Les anarchistes sont les seuls à revendiquer la libre fédération, des mandats élaborés en assemblées populaires, qui soient impératifs pour les mandatés, eux-mêmes révocables par leurs mandataires.

Pavillon Noir, 26 septembre 2012

Pierre Bance – Pour un projet anarchiste de la convergence

Pour un projet anarchiste de la convergence

Le projet anarchiste propose l’émancipation par une société sans État.

Note de l’éditeur.

Dans la lettre ci-dessous, Pierre Bance renouvelle, en quelque sorte, l’adresse aux anarchistes d’Émile Pouget (1897), de Fernand Pelloutier (1899) ou de Pierre Monatte (1907), bien d’autres alors ou par la suite. Elle vient d’ailleurs en résonnance avec la réflexion de Tomás Ibáñez, « L’anarcho-syndicalisme face au défi de sa nécessaire transformation », que nous avons récemment publiée (http://www.autrefutur.net/L-anarcho…). Pierre Bance demande aux libertaires de sortir de leur tour d’ivoire, d’admettre d’autres points de vue sans renoncer aux leurs pour participer à la construction d’un nouveau mouvement social capable d’influer sur le présent, de préparer le futur. Autrefois, il s’agissait de les inciter à rejoindre les syndicats, ce qui fut fait, pour un temps, avec succès puisque leur influence y fut parfois décisive et qu’elle continue à faire référence comme dans la Charte d’Amiens et vivre dans les pratiques d’action directe, l’assemblée souveraine, le mandatement impératif, la grève générale… Aujourd’hui, la tâche est plus compliquée car l’union fédérative anti-autoritaire et autogestionnaire reste à penser et à construire. Qui en prendra l’initiative ?

De divers horizons militants, sous des formes variées, la nécessité d’aller au-delà du simple « agir ensemble » pour confluer vers une organisation durable se fait jour, apparaissant, dans le contexte social et politique, comme impérieuse. Si cette volonté ne l’emporte pas, comme depuis des décennies, les anarchistes, les autres anticapitalistes, continueront de s’épuiser dans leur pré carré, de se déchirer sur des questions féodales, de remporter de petites victoires dont les politiciens les dépossèderont, d’attendre l’événement déclencheur, le développement soudain auxquels ils ne croient pas eux-mêmes.

Telle est cette contribution au débat que présente le site Un Autre futur.net, espace d’échanges ouvert aux multiples apports du mouvement ouvrier et révolutionnaire, depuis l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme jusqu’au marxisme non léniniste et au conseillisme.

Un Autre futur.net


Le projet anarchiste connaît deux stades liés : la pureté, le pragmatisme.

Le projet anarchiste pur analyse une situation selon ses seuls principes moraux : le pouvoir est maudit. Dès l’origine, les travailleurs anarchistes durent introduire du pragmatisme dans la critique anarchiste pure pour répondre aux contraintes de leur subordination : le pouvoir est maudit mais il est. Un troisième stade est commandé par la réalité, l’anarchisme pragmatique, les mouvements qu’il induit et qui le portent ne sont pas en capacité de parvenir au communisme ; il leur faut converger avec d’autres : le pouvoir est maudit, notre idéal est émancipateur, notre critique pertinente, nos outils efficaces, mais seuls nous ne sommes rien.

Le projet anarchiste pur

La base théorique

Tout État est source de domination et d’aliénation. La domination étatique crée l’aliénation des sujets ; l’aliénation des sujets nourrit la domination étatique. L’anarchie, par la suppression de l’État, ambitionne de faire disparaître toutes formes d’autorité illégitime (politique, économique, sociale, culturelle) pour que naisse une société fédéraliste émancipée fondée sur l’autonomie, l’égalité et la solidarité des personnes physiques et morales.

Mais cette suppression doit être immédiate, on ne compose pas avec l’État. À défaut, il se reconstitue aussi monstrueux qu’avant comme l’illustre l’histoire des révolutions russe de 1917 et espagnole de 1936.

La critique

La critique anarchiste pure aborde toute problématique théorique comme pratique à partir de la destruction de l’État.

Tout État, quel qu’il soit, est soumis à une critique sans appel car, le voudrait-il, il ne peut faire disparaître la domination. Les atténuations proposées sont des leurres pour mieux faire accepter le système :– l’exemple-type dans le postulat démocratique étant le suffrage universel ;– l’exemple-type dans le postulat marxiste-léniniste étant la dictature du prolétariat. L’un comme l’autre renforcent l’État et la classe dominante, bourgeoisie ou bureaucratie.

Cette disqualification de l’État autorise la pensée anarchiste pure à ne pas s’épuiser dans l’analyse des phénomènes politiques, économiques, sociaux ou culturels pollués par le pouvoir et l’aliénation. Une expérience sociale de réinsertion bénéficie de subventions ; une coopérative ouvrière participe à la société marchande ; une mutuelle cautionne l’inégalité de l’accès aux soins ; un délégué syndical concourt à la perpétuation de l’exploitation capitaliste. À ce titre, ces activités associative, coopérative, mutualiste ou syndicale sont condamnées par la critique anarchiste pure.

La raison anarchiste pure est un extrême de la pensée qui n’entrevoit de solution que dans la révolution pour les uns, l’« en-dehors » pour les autres. Elle est utile pour couper court aux arguties politiques ou éviter de se laisser entraîner dans une dialectique lénifiante mais, en contrepoint, elle fige le débat car ne remet pas en cause ses présupposés, elle s’oppose au compromis et à toute convergence. Théorie de la résistance d’une logique implacable, elle est cependant statique, plus proche de la philosophie que de la politique.

Le projet anarchiste pragmatique

Une vigilance théorique

L’idée anarchiste pragmatique est sous-tendue par la pensée anarchiste pure c’est ce qui distingue le pragmatisme révolutionnaire du pragmatisme réformiste sans projet. La critique anarchiste pure est conservée comme socle d’une pensée cohérente, comme garde-fou, comme recours ultime quand l’État impose ou étend sa domination pour empêcher ses sujets de penser et d’agir, magnifie l’aliénation pour les rendre incapables de penser et d’agir. L’anarchisme pragmatique permet d’envisager des niveaux d’analyse que néglige la critique anarchiste pure.

Une pratique émancipatrice

La pratique anarchiste pragmatique donne vie à la critique anarchiste pure en résonnance avec ses mises en garde. La pratique anarchiste pragmatique élabore des procédures d’analyse et des moyens d’action qu’elle considère efficients, tant dans le quotidien que pour l’avenir. Ces techniques tournent autour de la mécanique fédérale, des processus décisionnels et de la problématique de la représentation, c’est-à-dire de l’étendue et du contrôle du mandat jusqu’aux limites du raisonnable.

Plutôt que d’attendre statique l’hypothétique révolution ou de verser dans une radicalité de la désespérance, la pratique anarchiste pragmatique intervient dans la société pour en limiter les effets néfastes aussi pour soumettre à la réalité sa théorie et sa pratique. Ce faisant l’idée « anarchiste » prend une dimension universelle qui échappe à toute appropriation doctrinale ; elle n’est qu’une commodité de langage pour désigner un futur émancipé.

Le projet anarchiste de la convergence

Une réponse à l’impuissance organisationnelle

Cette lucidité de l’anarchisme pragmatique doit le conduire à la convergence. Alors qu’il y a plus de cent ans le syndicalisme révolutionnaire parvint à réunir tant des anarchistes que des marxistes, des révolutionnaires que des réformistes et, plus que tout, des travailleurs déterminés à en finir avec leur situation d’exploités, ne peut continuer un discours défaitiste de l’impossible convergence anticapitaliste et libertaire dans un mouvement fédéraliste. Alliance, méthodiquement structurée, ayant pour ambition d’en finir avec l’État en préparant la grève générale, résolue à lutter, dès aujourd’hui, pour contraindre les pouvoirs en place.

Pourquoi converger ? Parce que les faits sont là, les anarchistes organisés ne pèsent pas sur la réalité et n’ont jamais pesé durablement. Parce que, les autres anticapitalistes anti-autoritaires ne sont pas plus en mesure d’exister et qu’aujourd’hui, beaucoup adhèrent en tout ou partie à la pensée et à la pratique anarchistes. Parce qu’il faut veiller à ce que celles-ci ne soient pas détournées par des révolutionnaires étatistes avides de permanences bureaucratiques, de charges électives, comme elles peuvent être récupérées par l’étatisme libéral ou social-libéral au travers de la démocratie participative, délibérative ou radicale. Facteurs qui, justement, en son temps, tuèrent le syndicalisme révolutionnaire et, plus près de nous, le mouvement altermondialiste.

Une dynamique de l’intelligence

Pour le futur, une question obsède : jamais, il n’a été possible de faire disparaître l’État du jour au lendemain, par le fait accompli ou par décret. À l’opposé, la théorie marxiste-léniniste de conquête du pouvoir par un parti puis du dépérissement de l’État s’est avérée plus inopérante encore, conduisant à l’exact contraire du communisme.

Pour le présent, de nombreux problèmes théoriques et pratiques sont à résoudre : de la stabilité à donner à la démocratie directe (formes d’organisation, méthodes d’implantation, modalités d’action…) à la détermination des relations avec le politique (État, partis, question électorale…). Les promoteurs et les acteurs de la convergence auront la responsabilité de vérifier des hypothèses et de les réviser en fonction de l’expérience, d’apporter une, des réponses conciliables, de faire un pas, grand s’il le faut, pour mettre à distance leurs propres points de vue, leurs préjugés, leurs ressentiments car aucune théorie ou doctrine, aucune personne ou groupe, aucun syndicat ou parti ne peut affirmer avoir – toujours – raison. Même si l’évidence et la nécessité doivent faire question, celle-ci sera moteur plutôt que frein.

Les convergences ponctuelles, nombreuses dans les luttes sociales et professionnelles, doivent conduire à la convergence idéologique et organisationnelle. Le mouvement contre la réforme des retraites, en octobre 2010, montrait le chemin. Hélas, personne n’était préparé pour le suivre et passer d’une solidarité spontanée à une solidarité pérenne et organisée. Mais, il n’est pas trop tard.


« La besogne syndicale [est] obscure, mais féconde », disait Fernand Pelloutier dans sa Lettre aux anarchistes en 1899. Voilà ce qui attend les révolutionnaires anti-autoritaires, autogestionnaires de tous horizons. Ils dépasseront leurs certitudes et construiront une entente qui accepte la différence, préserve l’autonomie tout en assurant l’efficacité de l’organisation et de la décision pour améliorer la vie quotidienne, pour penser et préparer un Autre futur.

 

P.-S.

Texte libre de droits avec mention de l’auteur : Pierre Bance, et de la source : Autrefutur.net, site pour un Syndicalisme de base, de lutte, autogestionnaire, anarcho-syndicaliste & syndicaliste révolutionnaire (www.autrefutur.net).

Vu sur autrefutur.net, 14 septembre 2012

Un cahier central dans Libé sur les rencontres anarchistes de Saint-Imier

NdPN : un cahier central dans le Libé de samedi, sur les rencontres internationales de l’anarchisme ayant eu lieu à Saint-Imier (Suisse) :

Libertaires, égalitaires, fraternitaires

En 1872, Saint-Imier accueillait les premiers sympathisants anarchistes.  Pour les 140 ans, le bourg suisse appelait à une remise en ordre des idéaux.  De débats féministes en reprises de Léo Ferré, immersion pour quatre jours  au camping autogéré. 

Saint-Imier, on s’inquiétait un peu : «Y aura-t-il des appels au chaos durant les concerts? » C’est l’une des questions auxquelles les délégués anarchistes ont dû répondre, un brin amusés, lors d’une réunion de préparation à la mairie. Du 8 au 12 août, cette bourgade de 4 800 habitants, située dans le Jura bernois, a vu sa population quasiment doubler en accueillant la Rencontre internationale de l’anarchisme. Tee-shirts griffés du chat hérissé ou du «A» cerclé, drapeaux noirs et rouges arrimés aux bâtiments municipaux, quelques punks à crêtes et à clous, et pas seulement : cet événement inédit pour la grande famille libertaire proposait, ouverts à tous, des débats, des conférences, des ateliers, des spectacles et une éphémère expérience de vie communautaire.

Pour beaucoup assimilé au désordre total, l’anarchisme est avant tout une philosophie politique née au XIXe siècle, qui s’appuie sur des théories et des pratiques antiautoritaires. A la décharge du pékin, cette mouvance se fonde sur la liberté d’association de chaque individu : pas si facile, alors, de s’y retrouver entre les courants de pensée, appartenances et fédérations. Revue des troupes au beau milieu des pâturages helvétiques.

«Pour moi, c’est un système sociétal qui tend vers la perfection, c’est comme une ligne d’horizon sans cesse repoussée», explique Ramón Pino en désignant les cimes des sapins qui dessinent la crête montagneuse au-dessus de Saint-Imier. «Pour y arriver, je suis obligé de me changer : la recherche d’une société égalitaire demande des efforts.» Un idéal, donc, qui rejette les rapports de domination découlant du capitalisme et qui encourage l’autogestion : «L’égalité salariale est difficile à faire admettre à tout le monde, mais un plombier est aussi utile qu’un chirurgien.»

A 65 ans, Ramón Pino fait partie de la vieille garde de la Fédération anarchiste française (FA). «Jeune, j’ai été vacciné par le discours : t’es anar, ça va te passer un jour. Je suis bien content que ça ne soit jamais passé !» Fils de réfugiés politiques espagnols, il est un enfant de l’exil, né à Saint-Denis, en banlieue parisienne, bien loin des Pyrénées. De l’autre côté de cette frontière que son père, Jesus, volontaire dans la colonne Durruti (1), passa à dos d’homme, au tout début de 1939, incapable de marcher à cause des éclats de mortier qui avaient grêlé ses jambes. Petit, Ramón accompagnait le vétéran dans des meetings de soutien aux réfugiés, «où parlait Camus» : «J’ai été étonné, un peu plus tard, en découvrant que tout le monde n’était pas anar en France. Je me suis dit que ça devait être un truc typiquement espagnol.»

Puis, à 16 ou 17 ans, il tombe sur un bouquin de citations de Bakounine. Mikhaïl de son prénom (1814-1876), révolutionnaire d’origine russe et l’un des pères, après le Français Pierre-Joseph Proudhon, du socialisme libertaire. Bakounine est un incontournable de la bibliothèque de l’apprenti anar.

Exclusion de Bakounine

En 1872, la Première Internationale ouvrière – qui porte les idéaux démocratiques et pacifistes nés des Printemps des peuples de 1848 – prend sérieusement l’eau. Début septembre, au congrès de La Haye, Marx fait voter l’exclusion de Bakounine. La rupture entre «autoritaires» et «libertaires» (favorables à l’autonomie des fédérations au sein de l’organisation et qui, par extension, récusent tout rôle de l’Etat, y compris celui d’un Etat ouvrier) est consommée. Bakounine et les siens viennent célébrer leur dissidence dans le Jura suisse, où leurs idées jouissent d’une certaine popularité auprès des petites mains de l’horlogerie. Et c’est à Saint-Imier, les 15 et 16 septembre 1872, que la Première Internationale antiautoritaire tient congrès. Affluent des Espagnols, des Italiens, des Français, des Belges et même des Américains.

Cent quarante ans plus tard, pour fêter cette date clé de «l’institution» anarchiste, les pays d’origine sont plus nombreux encore : Afrique du Sud, Japon, Russie et ex-pays soviétiques, Balkans, UE, Scandinavie, Québec, Etats-Unis et Amérique latine. Ramón Pino fait partie des dizaines de traducteurs bénévoles. Il vient de passer plus d’une heure et demie, casque sur les oreilles, à relayer en français une conférence donnée en espagnol. A peine sorti de son box, Ramón est sollicité pour remettre ça à 20 heures précises, sur Radio Libertaire, la station de la FA, qui retransmet en direct de Saint-Imier. Trois «compañeros» mexicains, la trentaine, vont raconter leur lutte. Durant la pause musicale, Monica précise qu’ils passent à la radio pour la première fois. Impensable, chez eux, que des anars soient interviewés. Le live reprend : l’un des invités dénonce l’appareil répressif, la violence étatique, complice de celle des narcos. Et rappelle que plus de 50% des 112 millions de Mexicains vivent sous le seuil de pauvreté. Le studio a élu domicile à l’Espace noir, lieu alternatif de Saint-Imier, l’un des relais des libertaires suisses et pilier de la rencontre. Au sol gît une encyclopédie de la sexualité, à côté des mallettes de câbles.

Solidarité du poil dressé

Si les différentes organisations anars ont réquisitionné (comprendre «loué», l’abolition effective de la propriété n’étant pas à l’ordre du jour) tous les gîtes de la région pour leurs militants, quoi de mieux qu’un coup de maillet et un toit de toile pour refaire le monde à la cloche de bois. Le bois, justement, premier souci du camping autogéré, planté dans les champs de Mont-Soleil, le hameau qui surplombe Saint-Imier. Ramón a eu vent d’une anicroche : une vieille dame a enguirlandé des jeunes coiffés à l’iroquoise qui passaient, car le fagot devant sa maison avait disparu et il s’agissait du refuge d’un hérisson. Surprise, elle a vu débarquer les présumés coupables branches au bras, pour reconstruire une cabane à la bestiole. Touchante solidarité du poil dressé.

A côté du bar, des tables avec des bancs sont alignées. Il est 11 heures, une poignée de campeurs émergent d’un sommeil pâteux. Beaucoup ont déjà rallié Saint-Imier, entassés dans le funiculaire. Plus de trois cents tentes s’étalent dans l’herbe, encadrées d’allées tracées à la rue-balise pour permettre le passage des pompiers. Des toilettes chimiques ont été posées sur le bitume, et pour les douches, il faut faire fi de sa pudeur : sous des barnums – hommes et femmes séparés -, des pommeaux déversent de l’eau tirée d’une citerne. Du savon biodégradable est proposé en quantité. Pour évacuer les eaux sales, une rigole et un bassin d’épandage ont été creusés à l’arrière. Au bar, un écriteau rappelle, dans un «espanish» tout internationaliste : «Y un poco más de autogestion to manage trash, WC paper and sanitory [Et un peu plus d’autogestion pour s’occuper des poubelles, du papier toilette et des WC].»

Ramón a passé la fin de la matinée à guider les visiteurs dans l’exposition tirée d’un ouvrage paru en 2007, Espagne 1936-1939, les affiches des combattant(e)s de la liberté, qu’il a coordonné avec Wally Rosell, compère de toujours, aussi fils de réfugiés politiques. Dans le petit musée d’histoire de Saint-Imier s’étale un condensé de l’iconographie de la propagande libertaire. Pour beaucoup d’anars, la guerre civile espagnole reste un modèle, telle une racine de l’espoir. «Pendant trois ans, nos idées ont pu être mises en œuvre. Dans certains villages, un système de bons avait été instauré pour supprimer la monnaie capitalisable et gérer en commun le matériel agraire, dit Ramón. Dans plusieurs zones industrielles, ils avaient réussi à limiter l’échelle des salaires à un rapport de trois. Cette réorganisation de la production a parfois été conservée lors de la reprise en main franquiste, car ça fonctionnait mieux qu’avant.»

Y a-t-il une filiation entre ce patrimoine révolutionnaire et le 15-M, le mouvement des Indignés espagnols, l’un des plus vigoureux d’Europe ? «En mai 2011, j’étais en vacances là-bas, j’ai pu discuter avec ces Indignés, à Cadix, Séville et Barcelone. Ils m’ont dit ne pas s’appuyer sur leur passé historique. Soit parce qu’ils l’ignorent, soit parce qu’ils désirent « ratisser large » pour leur mouvement. La plupart sont jeunes – 25-35 ans -, des étudiants ou des demandeurs d’emploi surdiplômés qui auraient dû composer la classe moyenne. Ce mouvement est né alors que le Parti socialiste était au pouvoir, ils ne se font plus d’illusions sur la capacité de la gauche à améliorer leur sort, et affirment haut et fort ne pas être représentés par les centrales syndicales institutionnelles. Mais ils ne vont pas encore jusqu’à vouloir remplacer le système capitaliste par un autre fondé sur l’autogestion, qu’ils pratiquent pourtant volontiers dans leurs structures. D’où les critiques et l’impatience de nombreux libertaires espagnols : le 15-M existe depuis plus d’un an, ça discute, la situation économique va de mal en pis et… ça discute toujours !»

Ateliers cabane en carton  et cocktail Molotov

Si les libertaires sont aussi experts des palabres sans fin, c’est en chantant qu’ils aiment tout particulièrement porter la révolte. Dans le programme de Saint-Imier, entre un atelier de chants anarchistes italiens, un récital Léo Ferré et les classiques concerts amplifiés (du rock et du punk à toutes les sauces), on trouve un spectacle de flûte à bec, proposé par Christian Chandellier, militant et musicien pro : «Parfois, j’ai l’impression de ramer à contre-courant. La place donnée à la musique chez les anars n’est pas claire. L’idée de la concevoir comme un métier, un vrai travail, n’est pas évidente. Il y a souvent un malentendu, peut-être sur le côté élitiste qu’aurait l’artiste.»

Il faut de l’organisation – et du souffle – pour profiter du planning chargé de la rencontre, dont les différents pôles sont disséminés à travers la ville à flanc de montagne. Pour libérer les parents, une garderie recueille les graines de canailles, de 4 à 10 ans et dans cinq langues, chaque après-midi. Les enfants préparent eux-mêmes leur goûter – gâteaux et salades de fruits. Xavier, 9 ans et demi, s’en fiche un peu de l’anarchisme : «On en a parlé hier, mais je ne me rappelle plus trop.» Vendredi, ils étaient une vingtaine, encadrés par des volontaires et quelques parents. Hugues s’est inscrit pour donner un coup de main dimanche, «car les hommes sont plus rares sur ces tâches». Qu’a-t-il prévu ? «Ben, un atelier cocktail Molotov !» Ce sont les petits qui choisissent leurs activités. L’espace «cabane en carton autogérée» marche plutôt bien. «Quand un enfant pose une question, dit Hugues, il faut l’inciter à trouver lui-même la réponse. S’il se trompe, on va le pousser à questionner son apprentissage. On encourage la pédagogie de la découverte, de l’expérience.»

Athéisme et abstentionnisme

En devenant militant, Ramón s’est mis à lire. En France, l’abondante prose anarchiste est facile à trouver. Ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays. Le salon du livre de la rencontre a établi ses quartiers à la patinoire de Saint-Imier. Des dizaines de stands alignent ouvrages, tracts et feuilles de choux variés. Celui des éditions Libertaires est tenu par Jean-Marc et Dominique. Depuis dix ans, leur catalogue propose 150 titres. Leurs perles : les Egorgeurs, de Benoist Rey, Ouvrière d’usine, de Sylviane Rosière, Avec le temps, de Suzanne Weber, l’Eloge de la passe, unouvrage collectif. Chez les libertaires, la culture lettrée est traditionnellement autodidacte. Quid des jeunes générations ? Quatre punks suisses, croisés lors d’un concert, sont venus de Lausanne «profiter de ce rassemblement d’idées communes» : «Et c’est l’occasion de changer de la librairie typique.» Ils ont entre 16 et 19 ans, sont étudiants ou apprentis. L’un d’eux est reparti avec Mort aux cons.

«Ni Dieu, ni maître». Quasiment une marque déposée du mouvement anarchiste, qui défend avec autant de ferveur l’athéisme que l’abstentionnisme électoral. Dans les mots d’ordre de Saint-Imier, cette maxime a été remplacée par une élégante variante : «Ni chiens, ni maîtres» – les organisateurs considérant «la présence des animaux à quatre pattes difficilement conciliable avec l’événement». Il a aussi été diffusé, dans les réseaux de sympathisants, un message de dissuasion à destination des potentiels trublions. «On n’est pas dans une logique de contre-sommet», explique Fred, membre du groupe de Besançon à l’initiative de la rencontre. Pas de service d’ordre officiel, mais des «référents sérénité» chargés de garder à l’œil, le soir, les fêtards les plus expansifs.

Les premiers jours, ils auraient raccompagné à la gare, billet offert, des participants dont l’état d’esprit ne semblait pas coller avec celui des réjouissances. Pas question de compromettre une occasion de donner au mouvement un nouveau souffle. «C’est un temps et un espace ouverts à l’anarchisme international», dit Fred, ravi des 4 000 participants venus du monde entier. «La période actuelle est propice, nos idées sont en phase avec l’actualité sociale, internationale.»

Après la visite guidée du musée, Ramón rejoint pour le déjeuner des amis à La Marmite, l’une des cantines végétariennes installées à Saint-Imier. Pour 3 euros, on y sert une copieuse assiette : salade verte, curry de légumes, pois chiches, une lichette de fromage, un bout de pain et une pomme. Depuis quand les anars ont-ils laissé tomber le saucisson ? «Ce sont les punks qui ont introduit le végétarisme, voire le végétalisme, dans le mouvement», estimait plus tôt un campeur.

Certains «crêteux», comme on dit parfois ici, défendent l’antispécisme, qui s’oppose à la domination et à l’exploitation de l’animal par l’homme – donc à son conditionnement en biftecks ou en filets. Bien étrangère au «Mort aux vaches» originel, cette tendance qui fleurit depuis une dizaine d’années laisse sceptiques nombre d’anciens.

Dans certains pays, le revival punk des années 90 a popularisé, en musique, le message libertaire auprès de jeunes ignorant la répression subie par la vieille garde anarchiste. Au Chili, il a accompagné la revendication mapuche et lancé les premiers squats. Au Japon, il a donné naissance à une nouvelle génération de militants : Taku, 29 ans, fait partie des quelques centaines d’anarchistes ouvertement déclarés dans son pays. Il est venu pour donner une conférence : «Radiation et révolution, les manifestations antinucléaires dans le Japon post-Fukushima». Il arrive, raconte-t-il, que des flics en civil fassent le pied de grue devant son immeuble, lorsqu’il rentre de l’infoshop libertaire dont il s’occupe.

Pendant près de quatre ans, Ramón a élevé seul ses deux enfants. Il ne se dit pas féministe – «ça aurait peu de sens» -, mais lorsqu’il entend des mères célibataires témoigner de leurs galères, «ça, oui, je comprends». L’un des temps forts de cette rencontre : les tables rondes anarcha-féministes. «Ni ménagères ni courtisanes !» dit le programme.

Hommes refoulés

Jeudi, il a été décidé que la séance serait non-mixte, car des participantes ne se sont pas senties à l’aise les jours précédents. Emmanuelle, 25 ans, fait partie des «copines» présentes : «De rares brebis égarées [des hommes] ont tenté de franchir la porte et se sont fait jeter. Puis, une copine est venue discuter avec les animatrices : elle est de sexe féminin mais elle s’identifie plutôt au genre masculin. A-t-elle sa place ? Les copains éconduits n’ont malheureusement pas eu le temps d’évoquer leur genre. J’ai été surprise que la pensée libertaire accepte ce type de discrimination. Comment les copains vont-ils pouvoir changer leur comportement s’ils ne peuvent assister aux réflexions ?»

Ce féminisme old school parle peu à Elsa, Elise, Hiyem et Claudia. Elsa «n’a pas théorisé la question» car elle ne s’est jamais sentie victime d’une stigmatisation. Idem pour Claudia, qui se méfie de l’option «antimasculin». Elise, fille de soixante-huitarde, parle d’un «héritage normalisé», qu’elle dépasse en s’attaquant aux problématiques queer. Hiyem se sent un peu larguée : «J’ai conscience d’un fossé culturel. Ma mère est encore une victime consentante du patriarcat. Pour ma sœur et moi, l’émancipation reste une lutte quotidienne. Je mène une double vie sur la manière dont je veux vivre, avoir une sexualité.» A ce sujet, les filles sont unanimes sur l’intérêt d’un documentaire projeté au cinéma de la Dionyversité, dont elles sont responsables pour la rencontre : Vade Retro Spermato, où il est question d’une méthode de contraception masculine non-hormonale à l’intitulé fleuri, le«remonte-couilles toulousain».

«A l’heure du 2.0, je pleure»

Avant d’adhérer à un groupe de la Fédération anarchiste, Hiyem, Elsa, Claudia et Elise se sont rencontrées à l’Amap de Saint-Denis, l’une de ces coopératives étiquetées écolos. Elles incarnent une nouvelle forme de politisation, beaucoup plus immédiate et effective, qui passe par la pratique avant de s’encombrer d’idéologies. Du côté des anarcha-féministes, le pas ne semble pas avoir été franchi : «La réunion a tourné autour de : qu’allons-nous tirer de ces rencontres ? raconte Emmanuelle. Les animatrices ont soutenu l’idée d’une charte et proposé, pour la mise en réseau, de faire passer une feuille pour noter nos adresses mail. A l’heure du 2.0, je pleure.»

Samedi, atelier de résistance non-violente. Réunies dans la salle du dojo de Saint-Imier, une quarantaine de personnes se livrent à des mises en situation. «Je le ferai», «je ne le ferai pas», «violent», «non-violent» : autant de points cardinaux placardés aux quatre coins de la pièce, qui aident à visualiser vite et bien les opinions du groupe. Après les états d’âme, les bleus au corps. L’animateur montre comment la technique du «poids mort pas tout à fait mort» fera perdre du temps aux CRS chargés de l’évacuation de manifestants lors d’une occupation (de champs OGM, du passage d’un convoi de déchets nucléaires, de places boursières).  La tortue, variante collective, consiste à s’arrimer à trois autres personnes et à faire le dos rond quand la charge est donnée. En espérant que les cognes ne viseront pas les yeux ni la bouche, une perfidie fréquente lors des sit-ins.

Malgré les râleurs (les Français étaient nombreux), les antiques chiennes de garde, les mecs qui n’ont jamais aligné deux mots mais ont la solution pour révolutionner les médias (les interdire), les concerts trop chers, les flatulences (pois chiches) et les paranos de la photo… malgré tout, on a le cœur un peu pincé de voir la rencontre tirer à sa fin. Il va falloir quitter l’îlot, revenir au réel. «Je ne me pensais pas anarchiste, dit Emmanuelle. J’ai constaté que des sociétés, des écoles, des commerces fonctionnent selon les idées libertaires, et oui ça va bien, merci.» Pour Ramón, «c’est le genre d’événement qu’on ne voit qu’une fois dans une vie». Ce n’est pas l’avis de certains habitants de Saint-Imier, qui ont demandé à leurs édiles si la manifestation aurait lieu l’an prochain (un 140e anniversaire bis ?), car elle a su apporter une animation positive dans ce coin de montagne. L’utopie pourrait bien devenir contagieuse.

(1) Colonne de combattants anarchistes en Espagne en juillet 1936.

Libération, 15 septembre 2012

[Poitou-Charentes] Coopérative de services d’artisans à domicile

Ne plus avoir de patron c’est sympa. Mais artisan indépendant c’est souvent la galère ; mutualiser c’est mieux.

Les artisans à domicile ont trouvé la parade

La coopérative des artisans à domicile fête ses trois ans. Elle s’est aujourd’hui élargie à tout le Poitou-Charentes.

Nous sommes fin 2008. Lucie Fradet, qui dirige avec son mari une petite entreprise artisanale d’entretien de parcs et jardins à Chauvigny, voit de mois en mois diminuer sa clientèle, celle qui commande de petits travaux mais qui à la fin de l’année fait le chiffre d’affaires.

L’explication est simple : si les services d’une entreprise artisanale sont réputés impeccables, beaucoup de particuliers préfèrent malgré tout recourir, pour faire tondre leur pelouse ou élaguer leur haie, aux chèques emploi-service qui permettent de rémunérer les « petits boulots ».

Un tarif unique quel que soit l’artisan qui intervient

Le dispositif Borloo, qui a créé les avantages fiscaux pour les travaux à domicile, en a exclu les entreprises artisanales, sauf à ce qu’elles créent une deuxième structure pour l’aide à domicile, avec des employés spécifiques. Trop lourd, trop compliqué pour les époux Fradet et leurs collègues. C’est un ami artisan dans le Jura qui va apporter la solution : dans ce département, les artisans spécialisés dans l’aide à domicile se sont regroupés en une coopérative de services. C’est elle qui intervient chez les particuliers, uniquement pour des petits travaux (éligibles aux avantages fiscaux) comme le veut la loi ; les entreprises artisanales sociétaires effectuent les travaux en toute légalité, et le tour est joué. Contactée, la Chambre de Métiers de la Vienne se met immédiatement au service de ses adhérents que cette solution peut intéresser. En quelques semaines, les Artisans à domicile de la Vienne sont nés. Outre les jardiniers paysagistes, qui constituent les deux tiers des adhérents, la coopérative s’ouvre à trois autres corps de métiers : l’assistance informatique, le ménage et le petit bricolage. Le fonctionnement est on ne peut plus simple : le client s’adresse à la coopérative, via son site internet (http ://www.artisansadomicile.coop) et passe sa commande. C’est l’artisan compétent le plus proche de son domicile qui intervient. Les tarifs, disponibles sur le site, sont les mêmes pour tous. En trois ans, la coopérative n’a cessé de gagner des adhérents et des clients mais est toujours à la recherche de nouveaux artisans intéressés. Ses dirigeants n’écartent pas la possibilité d’élargir ses activités à d’autres métiers d’aide à domicile. Son succès n’a pas manqué d’attirer l’attention des départements voisins. Depuis le début de l’année, elle compte trois adhérents en Charente-Maritime et quatre dans les Deux-Sèvres. Elle s’appelle désormais « Artisans à domicile en Poitou-Charentes ».

en chiffres

La coopérative d’artisans est coprésidée par Lucie Fradet et Jean-François Baillargeat, de Chauvigny, et Frédéric Paillé, de Montamisé. Elle compte 39 adhérents, dont 32 dans la Vienne. 27 de ces adhérents sont des jardiniers-paysagistes, cinq travaillent dans le nettoyage, deux dans le bricolage pour particuliers et cinq dans l’assistance informatique. Le coût des prestations ouvrant droit à déduction fiscale est plafonné (sauf pour l’entretien de la maison et les travaux ménagers) : 3.000 € par an et par foyer fiscal pour les petits travaux de jardinage, 500 € par an pour le petit bricolage (moins de deux heures par prestation), 1.000 € pour l’assistance informatique.

Nouvelle République, Vincent Buche, 24 mai 2012