Berlin, 19 août 2009, Championnats du monde, finale du 800 mètres «dames» : la Sud-Africaine Caster Semenya, 18 ans, accomplit un véritable exploit en courant la finale du 800 mètres féminin en 1 minute 55 secondes 45 centièmes. Sa victoire est de courte durée. À peine la course finie, le staff des équipes rivales et les journalistes sportifs accusent la championne d’être un homme. Les épaules de Caster Semenya sont trop larges, son bassin trop étroit, sa poitrine trop plate, ses maxillaires trop carrées… «trop», «trop», «trop»… pour être considérée comme une «authentique femme». Le commentateur Mondenard déclare même sur Europe 1 «onze athlètes avaient une culotte et une seule avait un bermuda» (1). Aurait-il fallu que Caster porte du maquillage ? L’athlète subit alors des examens sanguins, chromosomiques et gynécologiques. Coup de tonnerre. Il s’avère que Caster Semenya possède un appareil génital externe féminin et des testicules internes. Elle est intersexuelle. Elle ne le savait pas.
L’accès aux toilettes pour dames lui est interdit (alors qu’elle urine avec une vulve). La voilà suspendue. On l’accuse d’avoir sournoisement profité de son avantage génétique… Ce qui soulève toutes sortes de problèmes aux relents douteux. Faudrait-il organiser des Championnats en séparant les blancs des noirs sous prétexte que les noirs seraient avantagés sur le plan génétique ? Faudrait-il éliminer les championnes de course dont le taux de testostérone dépasse la moyenne, afin de rétablir l’équité ? Mais dans ce cas, ne s’agirait-il pas d’une discrimination ?
Le grand public lui-même s’émeut : «La règle qu’on nous a apprise à l’école : XY : un pénis et deux testicules, XX : un vagin et deux ovaires, c’est à peine si on nous avait parlé des exceptions», s’interroge un internaute. Le problème, justement, c’est que le fait même d’être sportif de haut niveau suppose l’exception. Une athlète ne peut pas avoir la silhouette de Marilyn Monroe. Au nom de quel «principe naturel» exiger que les coureuses soient des «vraies femmes», sachant que la nature les a dotées de caractéristiques morphologiques ou hormonales qui sortent de la norme ? Par ailleurs, que signifie être « une vraie femme » sur le plan biologique ?
«Les controverses soulevées par le test de féminité (2) ont ainsi contraint le milieu médico-sportif à prendre en compte les niveaux pluridimensionnels de l’identité sexuée et à s’interroger sur la définition de la «vraie femme» : définition impossible», affirme la chercheuse Anais Bohuon. Dans son livre Le Test de féminité dans les compétitions sportives, elle démontre avec justesse que sur le plan biologique séparer les dames des messieurs, ça n’est pas si simple que ça… Dès qu’on essaye d’appliquer des tests de féminité suivant des critères présentés comme objectifs, les résultats sont déconcertants. «Entre le sexe morphologique, le sexe chromosomique, le sexe génétique et le sexe endocrinien, on ne sait plus auquel se référer pour penser ce qui détermine l’assomption subjective du sexe», résume François Ansermet, psychiatre spécialiste de l’intersexuation (3). Nous sommes tous et toutes porteurs/porteuses à la fois de caractéristiques mâles et femelles (4).
Les personnes qui, comme Caster Semenya, naissent pseudo-hermaphrodites nous obligent donc à revisiter cette question des catégories sexuelles avec des yeux nouveaux (5). Caster fait en effet partie de cette portion non négligeable d’humains qui, à hauteur de 2%, constituent l’humanité et dont le nombre augmente… au fur et à mesure que les connaissances (et les tests) progressent. Il devient de plus en plus difficile de les reléguer au rang de simples erreurs biologiques. Car ce que les intersexuels représentent, c’est la pointe visible de cet iceberg qu’est l’hermaphrodisme fondamental des êtres humains. Eux, le sont de façon spectaculaire et leur ambiguité biologique s’accompagne de stérilité. Nous, nous le sommes de façon atténuée. Et -pour la grande majorité d’entre nous- nous pouvons nous reproduire. «Les cas d’intersexuation sont « pathologiques » par rapport à un « normal » défini par leur fonctionnalité reproductive, explique Eric Macé. Mais la plupart des cas d’intersexuation ne sont pas pathogènes, c’est-à-dire qu’ils ne nécessitent aucune thérapie (sauf certains types très particuliers)».
Pour Eric Macé, l’ambiguité sexuelle ne devrait plus être classée dans la catégorie des maladies. «Certains cas, rares, peuvent entraîner la mort si ils ne sont pas traités médicalement. Mais la plupart des cas ne posent pas de problème médical. Donc le fait que les intersexuations soient considérées comme des pathologies relève plus d’un problème culturel.» Le problème date d’ailleurs du 18e siècle, ce qui est plutôt récent dans l’histoire de l’Occident. Jusqu’au 18e siècle, les hermaphrodites faisaient partie de la catégories des «monstres et merveilles». Ils étaient considérés comme des curiosités «dans le cadre admis du désordre qu’étaient les foires foraines» ou les temples, donnés à voir comme les signes visibles d’une violation des normes sociales et religieuses. Au 18e siècle, les voilà qui deviennent des erreurs de la nature, dues à des anomalies dans le développement embryonnaire… Parallèlement, la notion de différence homme-femme (qui s’inscrivait jusqu’ici dans un cadre purement symbolique sous-tendu par la croyance en un ordre divin) bascule elle aussi dans le domaine des sciences, de la raison et des Lumières. Au cours du 19e siècle, avec les progrès de la biologie, les occidentaux établissent en vérité absolue l’idée que c’est la nature (et non plus Dieu) qui fonde la différence entre l’homme et la femme. La différence physiologique des sexes permet alors aux idéologues d’établir que la femme est «naturellement» femme et que ses dispositions proviennent nécessairement de la conformation de ses organes, de ses hormones, de ses gènes, etc.
Le problème, c’est que plus la science avance et plus les chercheurs tombent des nues. Non, les femmes ne sont pas physiologiquement prédisposées à la crise de nerfs ni à l’amour. On peut les laisser lire des romans ou conduire des avions, sans danger. Non, la masturbation n’entraîne pas la surdité ni l’anémie. Dès lors, pourquoi enfermer les «fricatrices» à l’hôpital Sainte Anne ? Non, l’homosexualité n’est pas une forme grave de dégénérescence héréditaire. La castration chimique dès lors ne s’impose plus. Non, les sadomasochistes ne sont pas des fous. Inutile de les interner. Au 19e siècle, de nombreuses pratiques, de nombreux désirs avaient été constitués en maladie. Au 20e siècle, progressivement, les médecins sont obligés de réviser sans cesse les nomenclatures internationales que sont le Manuel Diagnostique et Statistiques des troubles mentaux (ou DSM) de l’American Psychiatric Association et la Classification Internationale des Maladies de l’Organisation mondiale de la santé. Ce qui semblait évident il y a 100 ans ne l’est plus aujourd’hui. Alors pourquoi ne pas envisager l’idée que nos certitudes actuelles reposent aussi sur des préjugés ?
Nos certitudes actuelles c’est qu’il y a seulement deux sexes, et qu’entre les deux se trouvent des ratés. Ce que les chercheurs découvrent c’est qu’il a deux pôles, entre lesquels se déploie un large spectre d’individus dont le développement —lors du processus de différenciation sexuelle de l’embryogenèse—s’est effectué suivant d’infinies variations… Dans les années 50, Alfred Kinsey (fondateur de la sexologie) disait que l’hétérosexuel 100% hétérosexuel constituait une infime minorité par rapport aux personnes qui, dans leur enfance et leur adolescence, ont découvert la sexualité avec des camarades du même sexe… Les premiers émois… Maintenant, les biologistes disent à peu près la même chose du sexe : il n’est pas « pur ». Le mâle 100% est aussi rare que la femelle 100%. En réalité, nous serions tous à hauteur de 10, 20, 30 ou 40% constitué par des marqueurs biologiques de l’autre sexe. Voilà pourquoi il serait temps d’accepter de compter au-delà de deux.
«Il n’existe pas 2 sexes (mâle et femelle) mais 48», explique Eric Macé. C’est à dire le sexe mâle, le sexe femelle et 46 autres sexes correspondant aux variables répertoriées par la médecine. «Le nombre de 46 est approximatif, tout dépend ce que l’on compte et comment l’on compte. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au sens biologique ce que l’on désigne par le « sexe » est le produit d’une sexuation du corps au cours de l’embryogenèse, qui associe de nombreux mécanismes chromosomiques et hormonaux et qui a pour effet la production de nombreux types de sexe : des sexes entièrement mâle, des sexes entièrement femelle et des sexes à la fois mâle et femelle (entre 0,8 et 2% des naissances). On peut résumer ainsi : il existe 2 + X sexes. Si on compte les 5 grandes familles d’intersexuation (classification des « Disorders of Sex Developement » – DSD), cela fait 2 + 5 = 7 sexes ; si on compte les sous-catégories cela fait 2 + 10 = 12 sexes ; et si on compte les variantes, cela peut monter à beaucoup plus, disons 2 + 46 = 48 sexes». Mais, bien sûr, ce n’est qu’une classification temporaire. Demain, les chiffres auront probablement augmenté parce qu’à travers le monde des centaines de chercheur ont le nez collé sur des scans de cerveaux et des échantillons de glande, obsédés par l’idée qu’il faut comprendre pourquoi les hommes et les femmes semblent si proches quoique si lointains.
Lire : «Comprendre les relations entre sexe et genre à partir de l’intersexuation : la nature et la médicalisation en question», par Eric Macé, dans Médecine, santé et sciences humaines, dirigé par Jean-Marc Mouillie, Céline Lefève et Laurent Visier, Paris, Les Belles Lettres, 2011, (612-619). Et aussi : Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?, d’Anais Bohuon, éd. IXe, 2012.
Et pour en savoir plus sur pourquoi biologiquement c’est moins évident qu’il ne parait de séparer les mâles des femelles : Anne Fausto Sterling, biologiste, a publié (en 2000 en Anglais) « Les 5 sexes » (traduit en Français chez Payot) et « Corps en tous genres; la dualité des sexes à l’épreuve de la science ».
Et Note 1/ «Les onze autres finalistes ont un morphotype féminin de coureuse de 800 mètres, elles ont des épaules étroites, on voit leurs clavicules, elles ont un bassin un peu plus large […]. En revanche, quand la Sud-Africaine court, elle a des épaules de déménageur, un bassin étroit….D’ailleurs, ça c’est vraiment anecdotique, mais si on a regardé la finale du 800 mètres on a pu voir que onze athlètes avaient une culotte et une seule avait un bermuda» (Mondenard, sur Europe 1, le 20 août 2009, cité par Anais Bohuon, dans son ouvrage Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?, éd. IXe).
Note 2/ Lorsqu’en 1966 la Fédération Internationale d’Athlétisme instaure le test de féminité (afin d’éviter que des trans infiltrent frauduleusement les compétitions réservées aux dames), elle met en place un système de contrôle qui a tout l’air d’être un cordon de sécurité. Les athlètes femmes sont priées de ne pas avoir un taux de testostérone qui concurencerait celui des hommes. Autrement dit : « Restez des femmes normales et laissez-nous être des surhommes ».
Note 3/ Source : « Clinique de l’ambiguïté génitale chez l’enfant », Psychothérapies 2005/3, Vol. 25, p. 165-172.
Note 4/ On le savait depuis au moins le début du 20e siècle. Freud lui-même, pourtant si regardant en matière de normes, l’énonçait déjà en 1905 : «Un certain degré d’hermaphrodisme anatomique appartient en effet à la norme ; chez tout individu mâle ou femelle normalement constitué, on trouve des vestiges de l’appareil de l’autre sexe, qui, privés de toute fonction, subsistent en tant qu’organes rudimentaires ou qui ont même été transformés pour assumer d’autres fonctions».
Note 5/ «L’histoire du test de féminité est celle d’une procédure inventée pour justifier des exclusions, sans que jamais les autorités médicales et sportives interrogent le bien-fondé des représentations de la féminité. Aujourd’hui, elles sont directement confrontées aux problèmes que soulève la bicatégorisation sexuée, problèmes qu’elles avaient, jusqu’à aujourd’hui, pu évacuer. Il n’est plus plus possible, désormais, d’étouffer ces affaires. Le grand public est informé et la question est posée publiquement : que faire des athlètes ne répondant pas aux normes traditionnelles qui président à la stricte répartition des êtres humains entre deux groupes de sexe ? Peut-on se contenter de les proscrire des arènes sportives ?». (Anais Bohuon, Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?).
Photo © Reuters
Vu sur Les 400 culs, 19 juin 2013