Archives de catégorie : Répression

A bas les accords de « flexisécurité », à bas les bureaucrates !

Hier soir, les organisations patronales (MEDEF en tête, avec CGPME et UPA) et les trois bureaucraties syndicales les plus réformardes du paysage syndical français sinistré (CFDT en tête, mais aussi CFE-CGC et CFTC), se sont mises d’accord pour un accord validant la mise en place d’une « flexisécurité ».

La CGT et FO rejettent vivement cet accord, qu’elles estiment préjudiciables aux salarié-e-s. Or le fait est que cet accord est permis par les lois sur la représentativité syndicale, impulsées par la CFDT, mais aussi la CGT, dans le but d’acquérir une hégémonie sur le syndicalisme français : il suffit que trois syndicats sur cinq signent pour valider un accord, c’est chose faite. L’Etat envisage un projet de loi en mars, le passage au parlement en avril et au Sénat en mai, pour une promulgation fin mai.

En quoi consistent ces ridicules « avancées » saluées par ces trois syndicats pourris ? En une « généralisation » d’une complémentaire santé misérable, en une « limitation » faiblarde d’un temps partiel qui ne compensera évidemment pas l’explosion de celui-ci cette dernière décennie, et des droits « rechargeables » (clic-clic) à l’assurance-chômage, le patronat concédant une dérisoire augmentation des cotisations correspondantes, qui ne rattrappera évidemment pas la masse des défiscalisations accumulées ces dernières décennies. Ces droits rechargeables seront surtout l’occasion de permettre aux patrons de payer encore moins les salarié-e-s à l’embauche, sous prétexte qu’ils-elles continueront de percevoir des allocs…

Le patronat a quant à lui des raisons d’exulter. L’accord consiste en effet, non seulement à faciliter la baisse des salaires et du temps de travail en cas de « difficultés » pour les entreprises, mais aussi à faciliter les licenciements en les « déjudiciarisant », et à rendre obligatoire la « mobilité » des salarié-e-s en cas de restructurations, qui se passeront désormais de plans sociaux et d’indemnités ! Alors que dans les faits, c’est depuis de nombreuses années le seul et dernier retranchement de lutte défensive chez les salarié-e-s, broyé-e-s par la logique du profit… Les bureaucrates syndicaux n’auront même plus besoin d’étouffer et de lâcher leurs bases quand elles lutteront pour des indemnités lors de restructurations et de plans de licenciements.

S’il était encore besoin d’argumenter pour foutre ces bureaucraties à la poubelle, ce dernier accord entérine ce que nous disons depuis longtemps. Parisot ne s’y trompe pas, voyant dans cet accord la consécration d’une « culture du compromis » contre « une philosophie de l’antagonisme social »… Quel camouflet à la lutte de classe ! Depuis des années que les capitalistes réclament une « flexibilisation » des salarié-e-s afin de les presser un peu plus sous le joug de la « compétitivité », il obtiennent cette victoire de plus, avec l’aval d’un gouvernement « socialiste » et de syndicats hostiles à la lutte, nourris au biberon des subventions de l’Etat et du Capital.

Assez du « dialogue social » bidon pour neutraliser les luttes ! Assez des « compromis »-sions avec capitalisme et Etat qui méprisent les prolétaires avec le dernier cynisme ! Assez de ces bureaucraties syndicales pourries, rouages de la machine à déposséder !

Rien à discuter, rien à négocier : plus que jamais, construisons ensemble la lutte autonome et indépendante des dominé-e-s et des exploité-e-s, contre la domination et la morgue de tous ces « élus » qui prétendent nous « représenter ». Pour en finir avec la dépossession économique et politique, il faut nous organiser sans chefs.

Nos vies ne leur appartiennent pas.

Pavillon Noir, 12 janvier 2013

Mise à jour 14 janvier : voir ces accords passés à la moulinette par G. Filoche.

Contre l’intervention militaire de l’Etat français au Mali

Le président Hollande a décidé hier d’une intervention militaire au Mali, sur l’invitation de cet « Etat ami », contre « le terrorisme ».

La droite et l’extrême-droite se sont évidemment empressées d’approuver cette option, rejetée par Mélenchon. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni, grands défenseurs des guerres désintéressées, soutiennent le gouvernement français dans cette décision.

Or au Mali la situation est bien plus complexe qu’il n’y paraît, fait souligné par de nombreux observateurs spécialistes de la région, affirmant depuis de nombreux mois qu’il est plutôt « urgent d’attendre ». Les proches des otages retenus désapprouvent quant à eux cette intervention, craignant pour la vie de leurs proches captifs.

Le « Nord » du Mali est en effet désigné, dans un amalgame délibérément confus, comme occupé par des « terroristes ». Alors que des Touaregs autonomes, notamment ceux du MNLA, laïc et divergent des islamistes d’Ansar Dine, y luttent à la fois contre les islamistes et l’Etat malien, en remportant des victoires. L’indépendance de l’Azawad a été condamnée par de nombreux gouvernements d’Etats africains, craignant eux aussi pour leur pouvoir. Et par la France.

Au passage, rappelons que l’Etat malien a aussi perpetré son lot d’exactions et de massacres dans la région. Cette intervention de l’Etat malien consiste surtout pour lui à rétablir une souveraineté militaire sur les populations du Nord du Mali, dont nous n’avons rien à attendre de bon.

Quant à la France, les objectifs réels sont multiples. Une « bonne guerre » peut ressouder l’opinion autour d’un gouvernement PS qui déçoit, et favoriser le lobby de l’armement. Bien entendu, il s’agit aussi de maintenir des liens de « coopération », militaire et économique… la Françafrique a la vie dure.

C’est aux habitant-e-s du nord-Mali qu’il revient de se libérer et se gérer eux-mêmes, et avec eux que nous sommes solidaires contre cette intervention militaire multi-étatiste. L’islamisme (qu’on ne peut par ailleurs réduire à une seule forme dans cette zone de l’Afrique) peut le mieux être combattu… par les populations locales, qui l’ont assez démontré ! Or l’attitude de la France quant aux islamistes est plus qu’ambiguë jusqu’à aujourd’hui, certains observateurs affirmant même que la France a pu creuser le lit de l’islamisme par certains choix stratégiques dans la région. Le discours de l’Etat français contre les populations touarègues est en revanche clairement répressif, depuis le début.

Solidarité avec les populations prises entre l’étau de la répression étatique et les exactions d’islamistes mafieux ! à bas toutes les guerres impérialistes !

Pavillon Noir, 12 janvier 2013

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

NdPN : Un super article de François Ruffin paru hier sur Fakir, qui tente de dépasser les questions de la croissance, de l’emploi, pour poser la question de la nature même de la production, et celle de l’exploitation vécue au quotidien. Voyage dans l’âpre monde de Doux…

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

Voici la première partie du dossier consacré au plan social chez Doux (numéro 57). Un recueil de témoignages d’ouvriers de l’usine Doux de Graincourt (62), notamment celui d’Annabelle, 48 ans, élue au comité d’entreprise.

« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Des rires répondent. Une hilarité collective, contenue. Qui passe d’un rang à l’autre : « T’as entendu ce qu’il a demandé ? “Est-ce qu’on est heureux, ici ?” – Il veut rigoler ! On est là pour la paye… – C’est la chaîne. »
Le moment est mal choisi, c’est vrai, pour les questions existentielles : on piétine à l’entrée de l’usine Doux, à Graincourt, dans le Pas-de-Calais. Clopes au bec, moustaches inquiètes, sacs à main en bandoulière, ouvrières et ouvriers sont rassemblés sur le parking, par petits groupes, en ce matin de juillet. Ils débraient depuis l’aube, espèrent encore. Conservent des lambeaux de foi. Qu’il y aurait des projets de reprise, que « là-haut ils vont sortir un lapin blanc de leur chapeau ». En visite sur le site, d’ailleurs, l’administrateur judiciaire leur a confirmé qu’ « il y aurait, éventuellement, deux acheteurs potentiels », et malgré le conditionnel, et le « éventuellement », et le « potentiels », eux veulent y croire. Malgré les déceptions passées, aussi : « Ils nous ont menti sur un Hollandais, qui devait venir, qui pouvait racheter, mais on l’a jamais vu. Comme ça, on se tient sage. On travaille bien jusqu’au bout. On remplit les commandes. »Et à eux que l’angoisse tenaille, je jette mon interrogation bourgeoise :« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Après la surprise, les remarques fusent, en vrac, de Philippe, Sylvie, Virginie, Jean-Luc, je peine à noter les prénoms au vol, et encore davantage leurs observations sur les salaires, la sécurité, la formation, les souffrances, etc. Je vais classer ça dans l’ordre, maintenant, qu’on entrouvre la porte de ce paradis.

Les clopinettes

« On enlève la prime de froid, on est au smic. Je ne me rappelle plus avoir eu une augmentation depuis 25 ou 30 ans. » « Avec mon mari, on a un deuxième boulot à côté : on passe tout l’été à faire du gardiennage à Paris. Ça fait cinq ans qu’on n’a pas pris de vacances. Ma fille, je ne la vois plus, je la croise. » « On a acheté une maison il y a deux ans, on en a encore pour 23 ans à la rembourser. On voulait aller au Crédit immobilier de France, mais ils ont refusé : “Nous, on ne prête pas pour les employés de chez Doux. Vous n’êtes pas payés, et le groupe n’est pas solide.” » « Un directeur, je lui ai dit : “Toi, tu fais tes courses où ? – À Auchan. – Moi, à Aldi.” »

Les souffrances

« Ici, ils ne voient que le rendement. A la découpe, on tournait à 2700 poulets à l’heure, on est passés à 3200. Ça use. Ça fait des tendinites. Les femmes, la tête baissée, souffrent des cervicales. » « Avec mes cartons de 15 kilos, j’ai calculé : je porte deux tonnes par jour. Depuis quinze ans. Forcément, le dos morfle. » « Après 23 ans ici, ils se sont aperçus qu’on était à 90 décibels. On a perdu des dixièmes au niveau des oreilles, des yeux. » « Ils me font faire un boulot très dur, malgré ma sciatique. Mais on hésite à se mettre en arrêt-maladie, à cause des jours de carence : on est déjà à découvert. »

L’irrespect

« On tourne au ralenti. Du coup, les bêtes abattues vendredi, on ne les a découpées qu’hier, mercredi. Les escalopes avaient une drôle d’odeur. J’ai appelé le chef : ‘C’est ta bouche, il m’a répondu, elle est trop près de ton nez.’ Alors qu’avec cette puanteur, j’étais au bord de dégueuler. » « Dès que tu l’ouvres, t’es cassé. Le représentant syndical CGT, il s’est fait virer pour faute lourde. On a réussi à le faire réintégrer. Le gars de la CFDT, pareil : deux fois il arrive en retard, il a un petit échange avec son supérieur, il a failli se faire jeter. » « Ici, tu fermes ta gueule. L’autre jour, des cuisses de poulets, il sortait du pus, rouge, jaune, vert, leurs saloperies d’antibiotiques. Sous la marque Père Dodu. Je fais la remarque : “Ça ne devrait pas arriver sur le tapis…” On m’envoie balader, méchamment. Il a fallu que le vétérinaire intervienne, et qu’il fasse jeter la production. »

La bonne blague des formations

« Depuis vingt ans, je déplace des palettes, les mêmes palettes, sans bouger de poste, sauf parfois un remplacement. On n’a pas la possibilité de changer, d’évoluer, c’est “tu te tais et tu restes là”. » « La seule formation que j’ai reçue, c’est l’an dernier : un stage de ‘gestuel’. Pour m’apprendre à soulever des cartons. Ça faisait dix-neuf ans et demi que je soulevais des cartons, et là, on allait m’apprendre ! La blague… C’était juste pour les assurances, à cause du taux d’accidents ici. »
Voilà le catalogue, raccourci ici, recueilli à la volée, en cinq minutes, et qui pourrait, j’en suis sûr, s’épaissir pour concurrencer les Trois Suisses. Avec une cause, notamment, j’analyse rapide, à ce très sombre tableau : Doux fabrique des produits à très faible valeur ajoutée. Et investit donc peu, sur le matériel, et sur les hommes. Tout comme la filière textile, déclinante dans les années 80, où l’on retrouvait la même dureté. Y a un petit attroupement, devant mon cahier, et je reprends ma question : « Donc, vous n’êtes pas très heureux ici ?Non, pas “très” ! – Et pourtant, vous voyez, tout ce que vous souhaitez, et je vous le souhaite aussi, c’est que ça se poursuive comme avant. Qu’il y ait une reprise, un plan de continuation, à l’identique…T’as tout compris. On critique notre boulot, ça nous fait chier de venir tous les jours, mais on a un salaire.C’est le seul travail qu’on ait trouvé. Y a rien dans le coin. Et ça ne va pas s’arranger, avec les plans chez Renault, chez Sévenord.Moi, j’ai déjà fait deux fermetures d’entreprises.Et nous, les gens du Nord, on est des bosseurs, on veut travailler… » Le courant passe, sur ce bout de bitume. Alors, je prolonge mon numéro :« Vous avez raison, bien sûr. Je vous comprends. Mais ça en dit long, quand même, sur combien notre espoir s’est rétréci : un système pervers, qui ne rend heureux personne, se casse la gueule, et tout ce à quoi on aspire, aujourd’hui, pas seulement vous, mais les syndicats, le gouvernement, même moi parfois, c’est à le remettre sur pied.C’est exactement ça.Combien de fois j’ai pensé ça, depuis que ça tourne mal… » Pareillement encouragé, je n’arrête pas ma prédication en route : « Ça témoigne d’une absence, je ne parlerai même pas d’utopie, c’est bon pour un autre monde l’utopie… On vit dans celui-ci…Les deux pieds dans la merde, tu peux le dire !Ça témoigne, plus simplement, d’une absence d’espérance, de capacité à opérer le changement, à penser une transformation positive. Même sans viser un idéal, juste le “mieux”, rien qu’un petit mieux, ou un peu moins pire, un pas en avant plutôt qu’en arrière… » Ça opine dans les rangs. On est bien d’accord. Mais ça ne nous mène pas loin. Ça ne résout rien. Et avec Fabrice Hanot, le délégué CGT, on entrevoit bien, et on énumère, tous les obstacles posés sur le chemin, « les crédits à la consommation », « la concurrence internationale », « le taux de chômage à 10 %, et le double chez les non-qualifiés », sans compter toutes les forces sociales qui sont mobilisées, en face. Diplômés du management, champions de la publicité, experts en ressources humaines, spécialistes en productivité, Premier ministre raisonnable, Commissaires à la concurrence, etc. Toutes ces intelligences, oui, intelligences, ne pas mépriser l’ennemi, qui sont rassemblées pour perpétuer cet ordre des choses. Plutôt que pour l’abolir, et ouvrir l’avenir. Et nous, en face, désarmés, bien seuls sur ce parking. Et nous qui rejoignons un Algeco, pour un café au local syndical…

Annabelle, 48 ans

« Ça fait un an seulement que je fréquente la CGT. » Il ne reste qu’elle et moi dans le local syndical, Annabelle et sa beauté fatiguée. Élue au comité d’entreprise, elle vient de causer devant ses collègues des plans de reprise, de la fermeture pendant les vacances, du passage au tribunal, etc. Ses camarades sont sortis, et elle baisse la voix, l’armure : « Ça fait pas longtemps que je fréquente ici. Avant, je pleurais tous les jours. Le matin, j’arrivais avec une boule au ventre. Les chefs me criaient dessus, je chialais. Même sexuellement, j’étais harcelée. Mais à force que de côtoyer des gens de la CGT, à force qu’ils me répètent “faut pas te laisser faire, Annabelle”, à force de qu’on me dise ça, je me suis sentie plus forte. »Elle s’allume une clope : « Heureusement que j’ai mes cigarettes. Sans ça, je casse tout. » Elle exhale une taffe. « Maintenant, j’ai plus peur du tout, de rien. Ni des chefs, ni des caméras, ni des réunions… C’est moi qui aide les autres ouvrières. J’ai même réussi à aider une dame très grosse, sur la chaîne. Elle ne pouvait plus marcher, c’était terrible, mais son mari ne voulait pas qu’on l’opère… Je suis allée le voir, moi qui avais peur de tout, et je l’ai convaincu, son bonhomme. Elle est passée à l’hôpital, et aujourd’hui, elle revit. J’ai été métamorphosée. En un an, à 47 ans… Jamais je l’aurais cru. Ça peut arriver à tout âge ! A tout le monde, je répète ça : on peut changer sa vie avec la CGT ! Je ne savais pas que ça existait, sinon j’y serais allée avant. Et y en a partout, il paraît, même dans les magasins… Faut le dire. » C’est Bernard Thibault qui devrait la faire tourner dans une pub… Elle inspire longuement : « Je vous raconte ma vie, c’est pas bien. Tant pis. Quand même, j’ai peur. Pour la suite. On est déjà en plein surendettement, avec mon mari. Lui travaille à la Poste, on l’a changé de place. Il était bien, dans une bonne équipe, avec des copains, comme dans un cocon. Maintenant, il déprime un peu. Et aussi, on lui a enlevé ses heures supplémentaires : il est passé de 2 500 à 1 500 euros. Y a 900 euros de son salaire qui partent directement pour le crédit sur la maison, 96 euros pour l’assurance de la voiture, 600 euros du mien, et on verse 300 euros à notre fils pour son diplôme d’aide-médico-psychologique… C’est pour soigner les handicapés. Faut se priver. »
Sa gorge se noue, la peine s’invite dans sa voix :« Hier, mon autre garçon a piqué sa crise : il voulait manger de la tartiflette. Mais on ne peut pas se la permettre, la tartiflette, nous c’est tous les jours des pâtes. Et tout ça, en travaillant. En se levant à trois heures et demies du matin… Depuis que je travaille de nuit, je rentre, je me couche. Je n’ai plus envie de sortir de ma chambre, même pour faire à manger, ou la vaisselle. Heureusement que mon mari tient le choc, il reste fort taquin avec les enfants. Tous ces efforts, et on tire la langue. J’ai dû demander dix euros à un collègue, pour remettre du gasoil. Ou ce dimanche, j’étais invitée par ma famille à une fête foraine. Pour éviter de dire que j’ai pas d’argent, j’ai dû raconter que ma carte avait été avalée par un distributeur. “Bah, vous allez dire, pourtant elle se maquille et tout” ? – Non non, je ne dis rien…Je me suis toujours maquillée, depuis que j’ai seize ans. Donc je ne veux pas me laisser aller. Quand j’ai un peu de sous, je fais plusieurs bazars, à bas prix, je mets de côté. Pareil pour les cigarettes, on m’apporte des tubes du Luxembourg. C’est moins cher là-bas… »
Un moustachu rentre, et interrompt ce récit intime :« Bah alors, on t’attendait là-bas ?, il lance, bougon. J’arrive. » Il ressort. « C’est lui, c’est Jean-Claude qui m’a prêté les dix euros. Et qui m’a encouragée à venir ici. » Cette fraternité qui ne s’expose pas, cachée derrière des airs bourrus. On traverse la cour. Son talon s’enfonce dans une plaque d’égout, arraché de sa botte : « Je vais devoir faire la quête pour me chausser ! »

Et les poulets ?

Ça faisait sentimental, comme question, pour ces grands costauds, pour ces filles endurcies. Hypersensible urbain, face à ces prolos des campagnes : « Excusez-moi, mais les poulets, c’est pas comme de l’acier, non ? Quand vous les voyez, ça vous fait quoi ? » Y a comme un temps d’arrêt, devant le sujet. Interloqués, comme si on ramenait un non-dit, un tabou. Les habitudes à chasser, âme cuirassée, pour se souvenir. C’est un homme qui se lance : « La première fois que je suis entré ici, je me suis demandé : “Mon Dieu, où je suis tombé ?” On en fait des cauchemars… Je suis pas le seul. “Tu dormais, m’a raconté ma femme, tu t’es assis dans le lit, et tu parlais des poulets.” Qu’on en tue autant, je ne pouvais pas imaginer. Et il faut voir comment ça se passe… » C’est une femme qui reprend : « Quand tu les vois qui se débattent… Je ne voulais pas travailler à l’abattoir, je ne voulais pas les voir à l’abattoir. Regarde-les, là, dans ces caisses. Comme on tourne presque plus en ce moment, y en a sept mille, dix mille, qui restent dehors, dans les cages, sans manger, sans boire. Ils vont mourir là. »
Nous voilà dans un grand hangar, totalement vide, chez un éleveur. Toutes ses volailles ont crevé :« L’ordinateur, il a donné l’ordre de chauffer, comme s’il faisait froid. Et il a fermé les rideaux. Automatiquement, les bêtes ont été étouffées. » D’une voix calme, Éric Carette raconte son petit incident informatique : « En six heures, les poulets étaient comme ébouillantés. – Y en avait combien ? – Dix-sept mille. » De l’ « ordinateur » à « automatiquement », voilà qui décrit bien, dans sa banalité, un système inhumain. « L’expert est passé, conclut l’agriculteur. Normalement, l’assurance doit prendre en charge le sinistre. »
De l’éclosion des poussins jusqu’à leur élevage, leur ramassage, le transport, leur mise à mort… La vie du poulet n’est qu’un long calvaire. Ou plutôt « court » : 41 jours. Le cœur, les poumons, les pattes, tout est malade. Et même les productivistes de l’Inra, l’Institut national de recherche en agronomie, s’en inquiètent… D’un point de vue productif : « Ces troubles entraînent une forte morbidité des animaux . D’après des études faites en élevage intensif, entre 75 et 90% des animaux ont une démarche altérée, ce qui entraîne une augmentation de l’indice de consommation et une diminution de la vitesse de croissance. Au-delà des pertes économiques directes, ces troubles affectent aussi l’image de qualité promue par la filière avicole. »

Notre-Dame-des-Landes : un camarade passe en procès

Témoignage : Jeudi 18 octobre, Notre-Dame-des-Landes, troisième jour de l’opération César

Il est 10 heures du matin. Je quitte la Vache Rit à pied en direction du bourg de NDDL. Arrivé au lieu-dit Les Ardillières, barrage de Police. Contrôle des identités. Je n’ai pas mes papiers. Je donne nom, prénom, adresse, date et lieu de naissance. Mais ça ne suffit pas aux Gendarmes envoyés spécialement de Fresnay-sur-Sarthe pour me pourrir la journée. Ils m’emmènent à la Gendarmerie de La-Chapelle-sur-Erdre pour une « vérification d’identité ». On m’installe dans un bureau avec six robocops locaux.« Qu’est-ce qu’il a fait celui-là ?
- Il a pas ses papiers.
- Comme par hasard !
- Et il a pas non plus de téléphone, et personne ne peut l’identifier.
- Evidemment. Ça serait trop facile. »Après m’avoir fait la morale sur l’immense danger que je courais en sortant sans mes papiers, une gentille fliquette m’annonce qu’elle va procéder à des « relevés anthropologiques » sur ma personne. Après lui avoir demandé la nature de ces relevés (en l’occurrence, prise d’empreintes digitales et photos), je l’informe de mon refus de me soumettre à ceux-ci. On dirait que les gendarmes se sont passé le mot car ils défilent les uns après les autres dans le bureau pour essayer de me faire changer d’avis, chacun usant d’une technique différente. Un flic me montre des photos de moi à 10 ans ainsi que les PV qui vont avec. Photos et PV qui n’avaient pas été informatisés à l’époque et que les gendarmes ne sont normalement pas autorisés à conserver dans leurs fichiers après mes 18 ans. Il me dit que c’est lui qui a pris ma déposition il y a dix ans, dans un petit village normand. Quel hasard ! J’en conclue qu’il a réussi à m’identifier. Il me répond qu’il ne me reconnait pas, que les photos sont trop vieilles. Un autre flic se connecte sur Facebook avec son compte perso et il retrouve un ancien compte m’appartenant que je pensais avoir supprimé. C’est probablement là qu’il retrouvera le nom d’un de mes anciens employeurs à qui il téléphonera le jour même pour vérifier mon identité. Malgré tous ces éléments, les flics maintiennent qu’il n’est pas possible de m’identifier tant que je refuse de filer mes empreintes. C’est à ce moment que je comprends que la consigne « zéro arrestation » a été levée, que je suis le premier à me faire choper et que je vais leur servir de souffre-douleur. J’aperçois la procureure de Saint-Nazaire, elle est dans les locaux. On me dit que c’est elle qui a ordonné les relevés et qu’elle vient de décider de me placer en garde-à-vue suite à mon refus. Je refuse de signer le PV, je demande un toubib et un avocat. Je suis transféré à Nort-sur-Erdre vers midi. Pendant ce temps, à l’autre bout de la France, la Gendarmerie de mon village se pointe chez moi pour vérifier que c’est bien là que j’habite. Manque de pot, il n’y a personne et pas de nom sur la boîte aux lettres. En garde-à-vue je n’ai (presque) rien à déclarer. Oui, non, je refuse de répondre, je veux voir un avocat. Le commis d’office arrive en fin d’aprem, on nous auditionne (grâce à mon absence de collaboration, aucune audition n’aura duré plus de cinq minutes), je refuse encore de signer et je finis tout de même par sortir, malgré les menaces des gendarmes sarthois (« si tu parles pas, on te garde 48 heures »).Refuser de donner ses empreintes (et son ADN) est plus que jamais nécessaire face au fichage généralisé. Les flics disposent déjà de nombreux éléments pour nous identifier (Facebook, leurs propres fichiers, les anciens employeurs …), ne leur en donnons pas plus. Si vous êtes sur Saint-Nazaire le 22 janvier 2013 et que vous ne savez pas quoi faire dans l’après-midi, je vous invite à mon premier procès au pénal, à 14 heures au TGI (rue Albert de Mun). Ça ne va pas être le procès du siècle mais un peu de soutien sera le bienvenu. Nique le fichage et vive la ZAD. Camille.

Vu sur zad.nadir.org, 10 janvier 2013

[Notre-Dame-des-Landes] Défendre La Chataigneraie

Défendre La Chataigneraie

A Notre-Dame -des-Landes

« Enfin, je dois encore te dire ça : beaucoup d’entre nous ignoraient la saveur de la liberté, et ils ont appris à la connaître ici, dans les forêts, dans les marais et les périls, en même temps que l’aventure et la fraternité (…). Si ce n’est ainsi qu’il faut faire, quoi faire? Et si ce n’est maintenant, quand alors? » (Primo Levi, Maintenant ou jamais)

A l’ouest de la Lande de Rohanne, dans la Châtaigneraie, un petit village a été bâti dans le temps d’une semaine, sans autorisation préalable. Cet ensemble de maisons de bois se divise en deux parties : l’une destinée à dormir et à soigner, l’autre composée d’une grande cuisine, une salle de réunion, une taverne et une manufacture. Près de quarante mille personnes rassemblées le 17 novembre contre un projet d’aéroport et pour la ré-occupation du bocage que dépeuplaient les forces de l’ordre depuis le 16 octobre, en rasant des maisons anciennes, confluèrent de Notre-Dame -des -Landes vers la forêt. Dès lors commença, plus qu’un chantier : une oeuvre, une oeuvre commune. Tel jour au son d’un duo de saxo et d’accordéon grimpé sur un toit, tel autre sous une pluie battante ; toujours dans la boue et sous les espèces d’une fraternité communicative. Un de ces moments de pur bonheur où l’on pourrait croire qu’un tel déploiement de forces libres est facile et durerait toujours. Pourtant, tout a été accompli sous la pression jamais relâchée des gendarmes, des hélicoptères, des déclarations menaçantes des notables, et dans la conscience que le reste du monde n’avait pas changé, qu’il regorgeait de dispositifs hostiles, braqués contre nous dès lors que nous démontrions par l’exemple que nous n’avions pas besoin d’eux pour nous conduire.
Une telle oeuvre est le fruit de ce qui, autrefois, portait le beau nom d’émotion populaire : un ébranlement d’être qui engendre ce cri : ça suffit ! On a tout supporté jusque-là, les mutilations et les prothèses, la mise à l’encan de tout ce qui vit, le bétonnage des sols, la programmation et la traçabilité de tous les déplacements, des sentiments et des gestes, et les discours des imposteurs pour faire avaler tout cela. Mais il aura suffit qu’à Notre-Dame-des-Landes les machines de l’Etat viennent ravager, sous haute protection policière et après des années de tension, le potager du Sabot, les cabanes des bois de la Saulce et de Rohanne, des Cent chênes et de la Bell’ich, les vieilles fermes du Rosier, des Planchettes, de La Gaité et quelques autres, pour que la colère remonte des profondeurs. Autant de destructions, autant de blessures, autant de raisons d’apporter dans la Z.A.D. ( Zone d’ Aménagement Différé, devenue Zone A Défendre) tout ce que nous avions de meilleur : matériel pour reconstruire, vêtements, nourriture, literie, forces, rêves et pratiques qui se conjuguent pour figurer une conception concrète du monde, foncièrement opposée à celle de l’entreprise Vinci dont les édifices ( aéroports, parkings, autoroutes …) reposent sur la dévitalisation froide, préalable, des territoires qu’elle occupe, pour plaquer ses décors en béton massif. Auprès d’eux, quoi de plus frêle que ces assemblages de bois, de paille et d’argile, que nous façonnons : des châteaux de cartes gonflés de sève, de vie, qui ressemblent à nos rêves mais sculptés dans la matière, et que nous défendrons comme on défend sa peau.
Un « kyste », déclare l’Etat chirurgical ; une « zone de non-droit » selon les barons du département. Est-ce en vertu de tels commentaires qu’il existe des juges pour exécuter la sentence de Vinci – faire table rase – en bannissant systématiquement ceux qui comparaissent en justice pour faits de résistance aux gendarmes ? Mais ceux qui distribuent si généreusement leurs forces sont chez eux dans la Z.A.D., et c’est une manière de crime de les arracher à un sol et à un milieu qui redonne le souffle et la vie à toutes sortes de déracinés. Ce bocage, ainsi habité, est un refuge et un commencement.
« Mes bottes me manquent » a écrit un jeune tailleur de pierres emprisonné pour cinq mois. Les bottes et la boue, la vie commune, les animaux de rencontre, les coups de griffe des ajoncs, l’épuisement, le pain de chaque jour, les feux dans la brume, les barricades habitées, les planches transportées et cloutées, les frondes forgées, la nourriture offerte … C’est la vie même, sous la forme d’une brèche aux mille contours par où s’engouffrent les mille visages de l’avenir, que veulent canaliser ou anéantir les spéculateurs du vivant.
Cette brèche, il faudra la tenir ouverte et pour cela, défendre ce lieu «  jusqu’à l’extrême limite » ; parce qu’il incarne l’un des terrains que nous offre la vie pour éprouver nos forces effectives et mesurer ( la mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure ) nos chances de faire de notre passage d’enfants perdus sur la terre une aventure directe, âpre, éblouissante.
Patrick Drevet, à la Châtaigneraie, le 7 janvier 2013

Vu sur Indymedia Nantes, 9 janvier 2013

NdPN : pour rappel, à l’invitation du comité poitevin contre l’aéroport de NDDL, rassemblement devant l’hôtel de ville de Poitiers à 18h l’après-midi suivant une expulsion de la Châtaigneraie ayant lieu le matin, ou à 18h le lendemain si cette expulsion a lieu dans l’après-midi ou la soirée.