Les flics manifestent, on aura tout vu. La presse quotidienne régionale annonce que « les policiers de Poitiers doivent se rassembler devant la préfecture de la Vienne« , aujourd’hui, « à 13 h, pour protester contre la mise en examen pour homicide volontaire d’un de leur collègue parisien. De nombreuses manifestations ont eu lieu, à Paris et dans de nombreuses villes de province depuis quinze jours ». Mais pour quelles raisons au juste ?
Il serait facile d’en rire (jaune), pour nous anti-autoritaires, depuis longtemps convaincu-e-s par nos expériences diverses de répression policière, souvent cruelle, suscitant à juste titre notre colère. Nous ne reviendrons pas ici sur l’évidence de notre rejet de l’institution policière et du monde capitaliste qui l’engendre et qu’elle défend de fait. Pour nous, le règlement des conflits par des forces armées spécialisées dans la coercition, au service des puissants et aux ordres de bureaucrates à leurs bottes, est une aberration.
Nous nous pencherons plutôt sur les causes de ce mouvement chez les flics, les questions qu’il nous pose et les analyses que nous pouvons en tirer. Les flics ne sont pas une caste « à part », ils sont partie intégrante d’un système diffusant contrôle et coercition à tous les échelons de l’organisation sociale.
Un volet des revendications les plus courantes, qui a d’ailleurs fait qu’on ait pu voir çà et là quelques flics manifester dans les cortèges syndicaux, au moment de la réforme des retraites (si si !), porte sur une dénonciation de la RGPP (révision générale des politiques publiques). Avec une surcharge de travail croissante et des exigences toujours plus grandes (et des orientations parfois contestées) de la hiérarchie d’un côté, des postes et du fric en moins de l’autre, les fonctionnaires disent subir le stress au travail, un certain sentiment d’impuissance voire d’inutilité, à quoi s’ajoute celui du mépris : à l’extérieur, d’une partie de la population face à un travail impopulaire, cristallisant pour beaucoup toute l’injustice de cette société. A l’intérieur aussi, avec une hiérarchie qui pousse à fond dans des tâches dégueulasses mais ne soutient pas en cas de « bavures » inévitables puisque érigées en mode de fonctionnement. Il en résulte parfois, aux dires de nombreux témoignages de flics dans les médias, évidemment anonymes, un sentiment d’abandon et d’isolement social. Bien des flics se sentent évidemment à des kilomètres du rôle de justicier de séries télévisées à la Starsky et Hutch qui ont pu les faire rêver quand ils étaient mômes, et ont peu d’illusions sur le rôle qu’ils jouent dans le système. Beaucoup pensent à démissionner, mais combien le font ? Avec le temps on prend le pli, on « s’endurcit », on ne met plus « d’émotionnel ». On obéit à la « loi », et on finit par se convaincre qu’on est le « rempart de la démocratie »… parce que sinon, on en crève, tout simplement.
Sur ce point de la RGPP, les flics n’échappent pas à la réorganisation structurelle du capitalisme et à ses contradictions. Si la nature de leur travail est évidemment bien particulière, puisque essentiellement coercitive, leur situation au travail est à rapprocher de celle de tou-te-s les travailleur-euse-s du secteur public, qui subissent de plus en plus durement ce que les salarié-e-s du secteur privé se prennent eux aussi dans la figure. En termes de conditions de travail (réductions de postes, restrictions budgétaires, exigences toujours croissantes, management toujours plus dur, répression et isolement de la contestation syndicale quand elle ne va pas dans le sens du plus-répressif). Ces revendications témoignent d’une souffrance au travail frappant tous les travailleur-euse-s, public comme privé, de nationalité française ou étrangère, qui pousse aujourd’hui les fonctionnaires de police à manifester une colère qui va bien au-delà d’un événement (un flic du 93 poursuivi pour homicide volontaire), qui ne fait que révéler un ras-le-bol plus général, présent dans quasiment tous les commissariats.
Et ce, de la part de salarié-e-s dont une partie du métier consiste pourtant régulièrement à obéir aux injonctions étatiques de division et de répression des travailleur-euse-s (notamment « étranger-e-s », que les flics arrêtent et expulsent), et plus généralement de répression des mouvements sociaux (par la force coercitive et-ou des poursuites judiciaires). Pour quelles obscures raisons l’Etat malmène-t-il ainsi des fonctionnaires à qui il doit pourtant son pouvoir, et qu’il devrait au contraire flatter et chouchouter ? En réalité, il n’y a rien d’étonnant à cela. Les contradictions du capitalisme s’illustrent ici parfaitement.
Le capitalisme fonde son pouvoir sur l’accaparement de la décision économique et politique, via l’exploitation de la plus-value organisée par le système du salariat. Ce vol (appelé « profit » ou encore « propriété ») est instauré, protégé et garanti par les forces armées de l’Etat : expropriations et impérialisme, répression de l’atteinte à la propriété capitaliste, répression de la contestation. De fait, la quasi-totalité des taulard-e-s en France sont des pauvres, qui en grande majorité se retrouvent engeôlé-e-s pour avoir porté atteinte, d’une façon ou d’une autre, à une « propriété privée » capitaliste, origine de tant de souffrances et d’inégalités sociales au sein desquelles tout le monde essaie de s’en sortir comme il peut.
Mais ces forces armées, indispensables au maintien du système capitaliste, subissent les mêmes contradictions du capitalisme que l’ensemble des salarié-e-s. Les esclaves du salariat sont la source de tout profit capitaliste, en même temps qu’ils sont les premières victimes des coupes budgétaires. En situation de concurrence et de surenchère technologique, pour se maintenir dans la course au profit toujours plus grand que l’on nomme croissance, le capital doit investir dans des technologies, et doit réduire du même coup la part donnée aux salaires. Dans la police, ça se traduit par plus de vidéosurveillance, de biométrie, de fichage et autres gadgets répressifs, plutôt que d’augmenter les postes. Même topo dans l’armée, où la technologie est généralement préférée au recrutement. Ce qui permet aussi aux capitalistes d’investir des marchés lucratifs par des contrats public-privé, dans l’armement, les systèmes optiques, le fichage, mais aussi dans la construction de taules.
D’où casse des droits du travail, réduction des postes, pressions manageriales pour augmenter la productivité, répression des personnels récalcitrants.
Cette situation est à terme intenable pour les salarié-e-s, voué-e-s à la précarité et à la pauvreté, mais aussi pour les capitalistes. D’une part le profit ne se réalise que si les consommateurs (donc les salarié-e-s) ont les moyens d’acheter la production, ce qui est difficile s’ils n’en ont plus les moyens. D’autre part les salarié-e-s peuvent se révolter. Et si la misère est trop grande, il arrive qu’une partie des forces armées se retourne contre la main qui les nourrit, celle toute propre et manucurée des bureaucrates étatiques, qui paye pour faire à sa place le sale boulot de la répression des pauvres. C’est certes rare, mais ça s’est déjà vu.
Depuis longtemps le capitalisme s’est montré assez inventif pour surmonter ses crises de surproduction, par une fuite en avant de sa violence, étendue à de nouveaux champs d’accaparement (impérialisme, colonialisme, destruction écologique, crédit, capitalisme vert…). Pour briser la contestation, les capitalistes ne comptent plus seulement sur les forces armées : c’est non seulement insuffisant en termes de rapports de force, mais c’est aussi dangereux de tout miser sur des forces qui peuvent se retourner. Il s’agit aussi de désamorcer et canaliser la contestation elle-même, de la détourner sur des revendications et des modes d’expression servant ses intérêts.
Ca a longtemps été (et c’est toujours) le rôle de la « démocratie » représentative, où les populations ont le sentiment d’être libres en choisissant elles-mêmes les gens qui vont perpétuer le système qui les domine et les exploite. C’est aussi, depuis fort longtemps, le rôle des modes de fonctionnement des bureaucraties syndicales.
Si l’on revient aux flics, la contestation est canalisée, détournée sur la solidarité corporatiste avec un flic du 93 poursuivi pour homicide volontaire. Il s’agit de réclamer la « présomption d’innocence » pour les fonctionnaires de police. Malin : la hiérarchie joue du sentiment d’abandon que son arrogance suscite dans les rangs de flics utilisés comme de la chair à canon, souvent en désaccord avec leur hiérarchie et ses directives toujours plus dégueulasses. Ce sentiment d’abandon et de colère est détourné contre d’autres fonctionnaires tout aussi débordé-e-s de boulot (la « justice » étant souvent chargée par des flics de tous les maux, taxée de « laxisme »), et contre les pauvres qui seraient dans « l’impunité ».
Ce tour de passe-passe, par le biais de revendications moisies, permet au pouvoir de détourner les véritables raisons de la colère non contre les vrais responsables (capitalisme et Etat), mais contre ses victimes, à savoir les pauvres, les immigrés, face auxquels il faudrait s’armer davantage. C’est le rôle historique du fascisme en temps de crise. Pas un hasard que le FN soit à l’origine de la revendication d’une « présomption d’innocence » pour les flics. L’UMP, après avoir critiqué par la voix de Guéant ce qui constituerait un « permis de tirer », reprend ainsi à son compte la proposition du Front National.
Les bureaucraties syndicales de flics elles-mêmes, toujours plus bas que tout, reprennent le mot d’ordre dans les manifs d’aujourd’hui, par la voie d’Alliance et Synergie, à droite, mais aussi chez Unité SGP (FO Police). Il s’agirait de favoriser juridiquement les flics, quand ils sont aux prises avec des plaintes contre des possibles délits et crimes qu’ils auraient perpetrés dans leur fonction. Cette différence de statut légal entre des gens est anticonstitutionnelle et bafoue les principes de justice les plus élémentaires ; mais cela ne fait visiblement pas peur à Sarkozy qui a déclaré : « dans un Etat de droit, on ne peut pas mettre sur le même plan le policier dans l’exercice de ses fonctions et les délinquants« .
Pour Me Xavier Prugnard de La Chaise, avocat spécialiste en droit pénal, « il s’agit en fait de renverser la charge de la preuve, la personne sur laquelle va reposer la responsabilité d’apporter des preuves ». « Avec la présomption de légitime défense, ça serait à la personne qui a été visée par le policier de montrer qu’elle n’a pas attaqué le policier ». « Ce serait une présomption d’irresponsabilité pénale. » Or, « prouver que quelque chose n’est pas arrivé ça s’appelle une preuve négative c’est beaucoup plus difficile à apporter qu’une preuve positive ». De plus, les policiers étant assermentés et leur parole pesant souvent bien plus lourd dans les tribunaux, « avec en plus une présomption de légitime défense, ça forgerait une sorte d’impunité statutaire pour le policier quasi indestructible ».
Pour nous anarchistes qui sommes pour un monde sans domination ni exploitation, mais où les populations prennent elles-mêmes en main leurs affaires, y compris leurs conflits, les institutions punitives sont évidemment à bannir. Quand on argumente face à un flic, qu’on le met face à sa contradiction fondamentale, à savoir qu’il pense défendre la justice, l’ordre et la paix tout en appliquant des consignes fort discutables, dont l’illégitimité morale est souvent manifeste, le flic lui-même répond souvent : « c’est pas moi, c’est les ordres, ça vient d’en haut » ou encore « j’y peux rien c’est mon boulot, faut bien que je bosse pour gagner ma vie ».
Nous y sommes : l’obéissance à ce que l’on ne cautionnerait pas en temps normal, fondement de toute domination, de tout esclavage. Même s’il s’agit de reproduire cette domination sur les autres ! C’est aussi ce que répondent, dans une moindre mesure, les ouvriers qui fabriquent des pesticides qui bousillent les sols et la biodiversité et refilent des cancers ; c’est ce que disent les aimbales diplômé-e-s d’écoles d’ingénieurs qui conçoivent des armes, « parce que c’est l’un des seuls débouchés » ; ce que répondent les profs qui hiérarchisent les élèves par des notes et leur apprennent à obéir sous peine de sanctions, parce qu’il « faut bien les évaluer » et « leur apprendre la vie en société » ; les employés de pôle emploi qui retirent leurs droits à des précaires ; etc…
A toi, dont le taf est aujourd’hui d’être flic : je ne lutterai à tes côtés que le jour où tu démissionneras.
Juanito, groupe Pavillon Noir (FA 86), 11 mai 2012
mise à jour (12/05) : un article de la NR sur la manif donne la parole aux flics