Archives de catégorie : Le travail tue

[Poitiers] Pour elles, ce Printemps-là ne reviendra pas

Pour elles, ce Printemps-là ne reviendra pas

Malgré des manifestations à répétition, les salariées du Printemps n’ont pas pu sauver leur outil de travail. – (Photo archives NR)

Fermé il y a juste un an, le grand magasin du centre-ville attend de nouvelles enseignes. Mais pour une majorité des ex-salariés, le moral est au plus bas.

C’était le 28 janvier 2012. Après des mois d’incertitudes, le Printemps, fleuron commercial du centre-ville, baissait définitivement le rideau. Après plus de 45 ans d’existence, le magasin poitevin, propriété du groupe Borletti, ne rentrait plus selon ce dernier dans sa nouvelle logique de « sites destinés à devenir des vitrines du luxe à la française ». Du côté des 46 salariées du magasin et des 45 démonstratrices, le sentiment qui prévaut aujourd’hui est celui d’un « immense gâchis ».

«  On nous a enlevé notre outil de travail  »

L’idée un temps évoquée de se rassembler pour le premier anniversaire de cette fermeture n’est plus à l’ordre du jour. « Seules 29 des anciennes du Printemps sont en congé reclassement, résume Chantal Choisy, ancienne secrétaire du comité d’entreprise, quatre sont en CDI, deux en CDD au CHU, trois ont pu monter une activité commerciale. Les autres, plus âgées, sont soit en préretraite soit ont bénéficié d’un supplément de trois mois dans le cadre de ce congé de reclassement. Mais au final le bilan est catastrophique. On s’attendait à plus de débouchés. » Malgré une convention de revitalisation qui vise à favoriser la création d’activités et l’aide à l’emploi en centre-ville (*) la situation des « ex-Printemps » ne semble guère enviable. « Quand on a eu 30, 35, 38 ans de magasin, ce n’est pas possible de tourner la page, témoigne Chantal Choisy, on n’a pas encore fait le deuil. Je ne décolère pas, c’est injuste, on nous a enlevé notre outil de travail. » L’ancienne secrétaire a pour un temps repris le chemin du travail, en tant qu’agent recenseur. Jusqu’au 28 février. Après ? « On a peu de retours. Quand on écrit ou qu’on appelle quelque part, on nous dit qu’il n’y a pas d’emplois. Quand on nous répond ! » Fin mars, les anciennes salariées doivent revoir le maire de Poitiers, « pour faire le point. » Avec encore pour certaines le secret espoir de retrouver quelque chose. Peut-être du côté des nouvelles enseignes qui s’installeront en 2014 dans l’enceinte de l’ex-Printemps…

(*) Le Lamba Blanc (esthétique), Le Cottage de Joce (linge de maison) et une activité d’antiquités brocante itinérante ont vu le jour en 2012, ouvertes par des anciens salariés. Pour bénéficier de la convention de revitalisation, les entreprises situées sur le plateau doivent proposer une création nette d’emploi, en CDI ou CDD longue durée.

Jean-Michel Gouin, Nouvelle République, 28 janvier 2013

A bas les accords de « flexisécurité », à bas les bureaucrates !

Hier soir, les organisations patronales (MEDEF en tête, avec CGPME et UPA) et les trois bureaucraties syndicales les plus réformardes du paysage syndical français sinistré (CFDT en tête, mais aussi CFE-CGC et CFTC), se sont mises d’accord pour un accord validant la mise en place d’une « flexisécurité ».

La CGT et FO rejettent vivement cet accord, qu’elles estiment préjudiciables aux salarié-e-s. Or le fait est que cet accord est permis par les lois sur la représentativité syndicale, impulsées par la CFDT, mais aussi la CGT, dans le but d’acquérir une hégémonie sur le syndicalisme français : il suffit que trois syndicats sur cinq signent pour valider un accord, c’est chose faite. L’Etat envisage un projet de loi en mars, le passage au parlement en avril et au Sénat en mai, pour une promulgation fin mai.

En quoi consistent ces ridicules « avancées » saluées par ces trois syndicats pourris ? En une « généralisation » d’une complémentaire santé misérable, en une « limitation » faiblarde d’un temps partiel qui ne compensera évidemment pas l’explosion de celui-ci cette dernière décennie, et des droits « rechargeables » (clic-clic) à l’assurance-chômage, le patronat concédant une dérisoire augmentation des cotisations correspondantes, qui ne rattrappera évidemment pas la masse des défiscalisations accumulées ces dernières décennies. Ces droits rechargeables seront surtout l’occasion de permettre aux patrons de payer encore moins les salarié-e-s à l’embauche, sous prétexte qu’ils-elles continueront de percevoir des allocs…

Le patronat a quant à lui des raisons d’exulter. L’accord consiste en effet, non seulement à faciliter la baisse des salaires et du temps de travail en cas de « difficultés » pour les entreprises, mais aussi à faciliter les licenciements en les « déjudiciarisant », et à rendre obligatoire la « mobilité » des salarié-e-s en cas de restructurations, qui se passeront désormais de plans sociaux et d’indemnités ! Alors que dans les faits, c’est depuis de nombreuses années le seul et dernier retranchement de lutte défensive chez les salarié-e-s, broyé-e-s par la logique du profit… Les bureaucrates syndicaux n’auront même plus besoin d’étouffer et de lâcher leurs bases quand elles lutteront pour des indemnités lors de restructurations et de plans de licenciements.

S’il était encore besoin d’argumenter pour foutre ces bureaucraties à la poubelle, ce dernier accord entérine ce que nous disons depuis longtemps. Parisot ne s’y trompe pas, voyant dans cet accord la consécration d’une « culture du compromis » contre « une philosophie de l’antagonisme social »… Quel camouflet à la lutte de classe ! Depuis des années que les capitalistes réclament une « flexibilisation » des salarié-e-s afin de les presser un peu plus sous le joug de la « compétitivité », il obtiennent cette victoire de plus, avec l’aval d’un gouvernement « socialiste » et de syndicats hostiles à la lutte, nourris au biberon des subventions de l’Etat et du Capital.

Assez du « dialogue social » bidon pour neutraliser les luttes ! Assez des « compromis »-sions avec capitalisme et Etat qui méprisent les prolétaires avec le dernier cynisme ! Assez de ces bureaucraties syndicales pourries, rouages de la machine à déposséder !

Rien à discuter, rien à négocier : plus que jamais, construisons ensemble la lutte autonome et indépendante des dominé-e-s et des exploité-e-s, contre la domination et la morgue de tous ces « élus » qui prétendent nous « représenter ». Pour en finir avec la dépossession économique et politique, il faut nous organiser sans chefs.

Nos vies ne leur appartiennent pas.

Pavillon Noir, 12 janvier 2013

Mise à jour 14 janvier : voir ces accords passés à la moulinette par G. Filoche.

« La CFDT ne recule devant rien » : le clip syndical le plus ridicule de l’histoire

NdPN : bonne tranche de rire (jaune) avec ce clip électoral de la CFDT, datant du 19 novembre 2012, à l’occasion des élections dans les TPE ayant eu lieu il y a un mois. On l’avait raté, vous aussi peut-être et ce serait fort dommage, vu le pognon que cette super-production a dû coûter aux adhérent-e-s qui cotisent.

On y voit « le plus grand secret du syndicalisme français enfin dévoilé » : des technocrates de la CFDT transforment des salarié-e-s en objets participant à la production « emballés dans du carton« , grâce à leur « connaissance de l’individu au travail« . Bref, une défense éhontée et revendiquée de la transformation du travail vivant en travail mort, un fondement du capitalisme, doublée d’un mépris encore jamais affiché des travailleur-euse-s.

Le comble du grotesque est explosé à la fin du clip, avec Chérèque caressant un salarié transformé en chat empaillé.

Avec la CFDT, la lutte des classes a un bel avenir !

clip cfdt

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

NdPN : Un super article de François Ruffin paru hier sur Fakir, qui tente de dépasser les questions de la croissance, de l’emploi, pour poser la question de la nature même de la production, et celle de l’exploitation vécue au quotidien. Voyage dans l’âpre monde de Doux…

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

Voici la première partie du dossier consacré au plan social chez Doux (numéro 57). Un recueil de témoignages d’ouvriers de l’usine Doux de Graincourt (62), notamment celui d’Annabelle, 48 ans, élue au comité d’entreprise.

« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Des rires répondent. Une hilarité collective, contenue. Qui passe d’un rang à l’autre : « T’as entendu ce qu’il a demandé ? “Est-ce qu’on est heureux, ici ?” – Il veut rigoler ! On est là pour la paye… – C’est la chaîne. »
Le moment est mal choisi, c’est vrai, pour les questions existentielles : on piétine à l’entrée de l’usine Doux, à Graincourt, dans le Pas-de-Calais. Clopes au bec, moustaches inquiètes, sacs à main en bandoulière, ouvrières et ouvriers sont rassemblés sur le parking, par petits groupes, en ce matin de juillet. Ils débraient depuis l’aube, espèrent encore. Conservent des lambeaux de foi. Qu’il y aurait des projets de reprise, que « là-haut ils vont sortir un lapin blanc de leur chapeau ». En visite sur le site, d’ailleurs, l’administrateur judiciaire leur a confirmé qu’ « il y aurait, éventuellement, deux acheteurs potentiels », et malgré le conditionnel, et le « éventuellement », et le « potentiels », eux veulent y croire. Malgré les déceptions passées, aussi : « Ils nous ont menti sur un Hollandais, qui devait venir, qui pouvait racheter, mais on l’a jamais vu. Comme ça, on se tient sage. On travaille bien jusqu’au bout. On remplit les commandes. »Et à eux que l’angoisse tenaille, je jette mon interrogation bourgeoise :« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Après la surprise, les remarques fusent, en vrac, de Philippe, Sylvie, Virginie, Jean-Luc, je peine à noter les prénoms au vol, et encore davantage leurs observations sur les salaires, la sécurité, la formation, les souffrances, etc. Je vais classer ça dans l’ordre, maintenant, qu’on entrouvre la porte de ce paradis.

Les clopinettes

« On enlève la prime de froid, on est au smic. Je ne me rappelle plus avoir eu une augmentation depuis 25 ou 30 ans. » « Avec mon mari, on a un deuxième boulot à côté : on passe tout l’été à faire du gardiennage à Paris. Ça fait cinq ans qu’on n’a pas pris de vacances. Ma fille, je ne la vois plus, je la croise. » « On a acheté une maison il y a deux ans, on en a encore pour 23 ans à la rembourser. On voulait aller au Crédit immobilier de France, mais ils ont refusé : “Nous, on ne prête pas pour les employés de chez Doux. Vous n’êtes pas payés, et le groupe n’est pas solide.” » « Un directeur, je lui ai dit : “Toi, tu fais tes courses où ? – À Auchan. – Moi, à Aldi.” »

Les souffrances

« Ici, ils ne voient que le rendement. A la découpe, on tournait à 2700 poulets à l’heure, on est passés à 3200. Ça use. Ça fait des tendinites. Les femmes, la tête baissée, souffrent des cervicales. » « Avec mes cartons de 15 kilos, j’ai calculé : je porte deux tonnes par jour. Depuis quinze ans. Forcément, le dos morfle. » « Après 23 ans ici, ils se sont aperçus qu’on était à 90 décibels. On a perdu des dixièmes au niveau des oreilles, des yeux. » « Ils me font faire un boulot très dur, malgré ma sciatique. Mais on hésite à se mettre en arrêt-maladie, à cause des jours de carence : on est déjà à découvert. »

L’irrespect

« On tourne au ralenti. Du coup, les bêtes abattues vendredi, on ne les a découpées qu’hier, mercredi. Les escalopes avaient une drôle d’odeur. J’ai appelé le chef : ‘C’est ta bouche, il m’a répondu, elle est trop près de ton nez.’ Alors qu’avec cette puanteur, j’étais au bord de dégueuler. » « Dès que tu l’ouvres, t’es cassé. Le représentant syndical CGT, il s’est fait virer pour faute lourde. On a réussi à le faire réintégrer. Le gars de la CFDT, pareil : deux fois il arrive en retard, il a un petit échange avec son supérieur, il a failli se faire jeter. » « Ici, tu fermes ta gueule. L’autre jour, des cuisses de poulets, il sortait du pus, rouge, jaune, vert, leurs saloperies d’antibiotiques. Sous la marque Père Dodu. Je fais la remarque : “Ça ne devrait pas arriver sur le tapis…” On m’envoie balader, méchamment. Il a fallu que le vétérinaire intervienne, et qu’il fasse jeter la production. »

La bonne blague des formations

« Depuis vingt ans, je déplace des palettes, les mêmes palettes, sans bouger de poste, sauf parfois un remplacement. On n’a pas la possibilité de changer, d’évoluer, c’est “tu te tais et tu restes là”. » « La seule formation que j’ai reçue, c’est l’an dernier : un stage de ‘gestuel’. Pour m’apprendre à soulever des cartons. Ça faisait dix-neuf ans et demi que je soulevais des cartons, et là, on allait m’apprendre ! La blague… C’était juste pour les assurances, à cause du taux d’accidents ici. »
Voilà le catalogue, raccourci ici, recueilli à la volée, en cinq minutes, et qui pourrait, j’en suis sûr, s’épaissir pour concurrencer les Trois Suisses. Avec une cause, notamment, j’analyse rapide, à ce très sombre tableau : Doux fabrique des produits à très faible valeur ajoutée. Et investit donc peu, sur le matériel, et sur les hommes. Tout comme la filière textile, déclinante dans les années 80, où l’on retrouvait la même dureté. Y a un petit attroupement, devant mon cahier, et je reprends ma question : « Donc, vous n’êtes pas très heureux ici ?Non, pas “très” ! – Et pourtant, vous voyez, tout ce que vous souhaitez, et je vous le souhaite aussi, c’est que ça se poursuive comme avant. Qu’il y ait une reprise, un plan de continuation, à l’identique…T’as tout compris. On critique notre boulot, ça nous fait chier de venir tous les jours, mais on a un salaire.C’est le seul travail qu’on ait trouvé. Y a rien dans le coin. Et ça ne va pas s’arranger, avec les plans chez Renault, chez Sévenord.Moi, j’ai déjà fait deux fermetures d’entreprises.Et nous, les gens du Nord, on est des bosseurs, on veut travailler… » Le courant passe, sur ce bout de bitume. Alors, je prolonge mon numéro :« Vous avez raison, bien sûr. Je vous comprends. Mais ça en dit long, quand même, sur combien notre espoir s’est rétréci : un système pervers, qui ne rend heureux personne, se casse la gueule, et tout ce à quoi on aspire, aujourd’hui, pas seulement vous, mais les syndicats, le gouvernement, même moi parfois, c’est à le remettre sur pied.C’est exactement ça.Combien de fois j’ai pensé ça, depuis que ça tourne mal… » Pareillement encouragé, je n’arrête pas ma prédication en route : « Ça témoigne d’une absence, je ne parlerai même pas d’utopie, c’est bon pour un autre monde l’utopie… On vit dans celui-ci…Les deux pieds dans la merde, tu peux le dire !Ça témoigne, plus simplement, d’une absence d’espérance, de capacité à opérer le changement, à penser une transformation positive. Même sans viser un idéal, juste le “mieux”, rien qu’un petit mieux, ou un peu moins pire, un pas en avant plutôt qu’en arrière… » Ça opine dans les rangs. On est bien d’accord. Mais ça ne nous mène pas loin. Ça ne résout rien. Et avec Fabrice Hanot, le délégué CGT, on entrevoit bien, et on énumère, tous les obstacles posés sur le chemin, « les crédits à la consommation », « la concurrence internationale », « le taux de chômage à 10 %, et le double chez les non-qualifiés », sans compter toutes les forces sociales qui sont mobilisées, en face. Diplômés du management, champions de la publicité, experts en ressources humaines, spécialistes en productivité, Premier ministre raisonnable, Commissaires à la concurrence, etc. Toutes ces intelligences, oui, intelligences, ne pas mépriser l’ennemi, qui sont rassemblées pour perpétuer cet ordre des choses. Plutôt que pour l’abolir, et ouvrir l’avenir. Et nous, en face, désarmés, bien seuls sur ce parking. Et nous qui rejoignons un Algeco, pour un café au local syndical…

Annabelle, 48 ans

« Ça fait un an seulement que je fréquente la CGT. » Il ne reste qu’elle et moi dans le local syndical, Annabelle et sa beauté fatiguée. Élue au comité d’entreprise, elle vient de causer devant ses collègues des plans de reprise, de la fermeture pendant les vacances, du passage au tribunal, etc. Ses camarades sont sortis, et elle baisse la voix, l’armure : « Ça fait pas longtemps que je fréquente ici. Avant, je pleurais tous les jours. Le matin, j’arrivais avec une boule au ventre. Les chefs me criaient dessus, je chialais. Même sexuellement, j’étais harcelée. Mais à force que de côtoyer des gens de la CGT, à force qu’ils me répètent “faut pas te laisser faire, Annabelle”, à force de qu’on me dise ça, je me suis sentie plus forte. »Elle s’allume une clope : « Heureusement que j’ai mes cigarettes. Sans ça, je casse tout. » Elle exhale une taffe. « Maintenant, j’ai plus peur du tout, de rien. Ni des chefs, ni des caméras, ni des réunions… C’est moi qui aide les autres ouvrières. J’ai même réussi à aider une dame très grosse, sur la chaîne. Elle ne pouvait plus marcher, c’était terrible, mais son mari ne voulait pas qu’on l’opère… Je suis allée le voir, moi qui avais peur de tout, et je l’ai convaincu, son bonhomme. Elle est passée à l’hôpital, et aujourd’hui, elle revit. J’ai été métamorphosée. En un an, à 47 ans… Jamais je l’aurais cru. Ça peut arriver à tout âge ! A tout le monde, je répète ça : on peut changer sa vie avec la CGT ! Je ne savais pas que ça existait, sinon j’y serais allée avant. Et y en a partout, il paraît, même dans les magasins… Faut le dire. » C’est Bernard Thibault qui devrait la faire tourner dans une pub… Elle inspire longuement : « Je vous raconte ma vie, c’est pas bien. Tant pis. Quand même, j’ai peur. Pour la suite. On est déjà en plein surendettement, avec mon mari. Lui travaille à la Poste, on l’a changé de place. Il était bien, dans une bonne équipe, avec des copains, comme dans un cocon. Maintenant, il déprime un peu. Et aussi, on lui a enlevé ses heures supplémentaires : il est passé de 2 500 à 1 500 euros. Y a 900 euros de son salaire qui partent directement pour le crédit sur la maison, 96 euros pour l’assurance de la voiture, 600 euros du mien, et on verse 300 euros à notre fils pour son diplôme d’aide-médico-psychologique… C’est pour soigner les handicapés. Faut se priver. »
Sa gorge se noue, la peine s’invite dans sa voix :« Hier, mon autre garçon a piqué sa crise : il voulait manger de la tartiflette. Mais on ne peut pas se la permettre, la tartiflette, nous c’est tous les jours des pâtes. Et tout ça, en travaillant. En se levant à trois heures et demies du matin… Depuis que je travaille de nuit, je rentre, je me couche. Je n’ai plus envie de sortir de ma chambre, même pour faire à manger, ou la vaisselle. Heureusement que mon mari tient le choc, il reste fort taquin avec les enfants. Tous ces efforts, et on tire la langue. J’ai dû demander dix euros à un collègue, pour remettre du gasoil. Ou ce dimanche, j’étais invitée par ma famille à une fête foraine. Pour éviter de dire que j’ai pas d’argent, j’ai dû raconter que ma carte avait été avalée par un distributeur. “Bah, vous allez dire, pourtant elle se maquille et tout” ? – Non non, je ne dis rien…Je me suis toujours maquillée, depuis que j’ai seize ans. Donc je ne veux pas me laisser aller. Quand j’ai un peu de sous, je fais plusieurs bazars, à bas prix, je mets de côté. Pareil pour les cigarettes, on m’apporte des tubes du Luxembourg. C’est moins cher là-bas… »
Un moustachu rentre, et interrompt ce récit intime :« Bah alors, on t’attendait là-bas ?, il lance, bougon. J’arrive. » Il ressort. « C’est lui, c’est Jean-Claude qui m’a prêté les dix euros. Et qui m’a encouragée à venir ici. » Cette fraternité qui ne s’expose pas, cachée derrière des airs bourrus. On traverse la cour. Son talon s’enfonce dans une plaque d’égout, arraché de sa botte : « Je vais devoir faire la quête pour me chausser ! »

Et les poulets ?

Ça faisait sentimental, comme question, pour ces grands costauds, pour ces filles endurcies. Hypersensible urbain, face à ces prolos des campagnes : « Excusez-moi, mais les poulets, c’est pas comme de l’acier, non ? Quand vous les voyez, ça vous fait quoi ? » Y a comme un temps d’arrêt, devant le sujet. Interloqués, comme si on ramenait un non-dit, un tabou. Les habitudes à chasser, âme cuirassée, pour se souvenir. C’est un homme qui se lance : « La première fois que je suis entré ici, je me suis demandé : “Mon Dieu, où je suis tombé ?” On en fait des cauchemars… Je suis pas le seul. “Tu dormais, m’a raconté ma femme, tu t’es assis dans le lit, et tu parlais des poulets.” Qu’on en tue autant, je ne pouvais pas imaginer. Et il faut voir comment ça se passe… » C’est une femme qui reprend : « Quand tu les vois qui se débattent… Je ne voulais pas travailler à l’abattoir, je ne voulais pas les voir à l’abattoir. Regarde-les, là, dans ces caisses. Comme on tourne presque plus en ce moment, y en a sept mille, dix mille, qui restent dehors, dans les cages, sans manger, sans boire. Ils vont mourir là. »
Nous voilà dans un grand hangar, totalement vide, chez un éleveur. Toutes ses volailles ont crevé :« L’ordinateur, il a donné l’ordre de chauffer, comme s’il faisait froid. Et il a fermé les rideaux. Automatiquement, les bêtes ont été étouffées. » D’une voix calme, Éric Carette raconte son petit incident informatique : « En six heures, les poulets étaient comme ébouillantés. – Y en avait combien ? – Dix-sept mille. » De l’ « ordinateur » à « automatiquement », voilà qui décrit bien, dans sa banalité, un système inhumain. « L’expert est passé, conclut l’agriculteur. Normalement, l’assurance doit prendre en charge le sinistre. »
De l’éclosion des poussins jusqu’à leur élevage, leur ramassage, le transport, leur mise à mort… La vie du poulet n’est qu’un long calvaire. Ou plutôt « court » : 41 jours. Le cœur, les poumons, les pattes, tout est malade. Et même les productivistes de l’Inra, l’Institut national de recherche en agronomie, s’en inquiètent… D’un point de vue productif : « Ces troubles entraînent une forte morbidité des animaux . D’après des études faites en élevage intensif, entre 75 et 90% des animaux ont une démarche altérée, ce qui entraîne une augmentation de l’indice de consommation et une diminution de la vitesse de croissance. Au-delà des pertes économiques directes, ces troubles affectent aussi l’image de qualité promue par la filière avicole. »

[Moncontour – 86] Pesticides et Parkinson : le combat de Gérard Marquois

Parkinson : l’agriculteur attend son indemnisation

En octobre, un agriculteur à Moncontour obtenait reconnaissance  de son Parkinson comme maladie professionnelle. Il attend une indemnisation.

En mai dernier, un tableau de maladie professionnelle consacrant le lien entre la maladie de Parkinson et l’exposition aux pesticides était créé. En octobre, Gérard Marquois, agriculteur à Moncontour, était le premier à obtenir reconnaissance de sa maladie à ce titre.

Chez lui, les premiers signes sont apparus en 2005. « Des douleurs à l’épaule, puis dans le bras gauche. Je conduisais difficilement et j’ai eu du mal à appuyer sur l’embrayage », nous racontait-il à l’automne. Le couperet est vite tombé, il s’agissait des premiers signes de Parkinson. La famille encaisse le coup.Jusqu’en 2009, quand Gérard ouvre le journal : « J’ai lu l’histoire de Pascal Choisy, cet agriculteur de la Vienne qui venait de gagner son procès. Sa maladie de Parkinson était déclarée maladie professionnelle suite à l’utilisation de certains produits phytosanitaires. Les mêmes que ceux que j’avais utilisés dans les années quatre-vingt. Ça a été comme un éclair. J’ai contacté la Fnath qui ne nous a pas lâchés depuis. » Deux premières tentatives de reconnaissance de maladie professionnelle ont échoué.

Pas de rendez-vous à espérer avant fin janvier

En mai 2012, les règles changent et Gérard Marquois retrouve l’espoir. Par décret, un tableau de maladies professionnelles est créé, facilitant les démarches des agriculteurs concernés. « La Fnath nous a recontactés pour monter un dossier. On a remis toute la procédure en route. Et le 4 octobre, on apprenait que la victoire était enfin là. » Reste le rendez-vous avec un médecin-conseil qui n’est toujours pas fixé. Pas avant fin janvier, ce qui décourage franchement Gérard Marquois. Ce rendez-vous doit en effet lui permettre de fixer le montant de l’indemnisation à laquelle il aura droit, pouvant aller jusqu’à 1.200 euros par mois. Aujourd’hui, il est un peu en colère mais préfère consacrer son énergie à rester le plus en forme possible. « Je m’obstine à faire du sport car je sais que mes muscles vont se détériorer. » Et quand une crise survient, malgré les sept prises quotidiennes de médicaments, Gérard serre les dents. Il choisit aussi de regarder devant, et pense à faire valoir ses droits à la retraite en février 2013.

Delphine Noyon, Nouvelle République, 5 janvier 2012