Archives de catégorie : Construction du désert

[Greenwashing] Les OGM, bientôt subventionnés au nom de la lutte contre le réchauffement ?

Les OGM, bientôt subventionnés au nom de la lutte contre le réchauffement ?

Les engrais industriels contenant de l’azote émettent un gaz à effet de serre extrêmement puissant, qui contribue au dérèglement climatique. Une firme californienne a mis au point des plantes OGM capables de limiter ces émissions de gaz. Le procédé vient d’être homologué par l’Onu. Les entreprises, telles Monsanto, qui développeront ces OGM, à grand renfort de pesticides, pourront bénéficier de financements estampillés « climat ».

L’entreprise Arcadia Biosciences, basée en Californie, a mis au point un procédé permettant, selon elle, aux plantes de mieux « fixer » l’azote, très présent dans les engrais industriels et fortement émetteur de gaz à effet de serre. Mais pour rejeter moins d’azote dans l’atmosphère, ces plantes sont modifiés génétiquement. Ce procédé, dénommé « Nitrogen Use Efficiency » (NUE), vient d’être homologué, le 19 décembre dernier, par le Conseil exécutif du mécanisme de développement propre (MDP) qui dépend de l’Onu.

Or, ce mécanisme est censé favoriser les investissements des entreprises des pays industrialisés dans des technologies moins polluantes en leur accordant en échange des « droits à polluer ». Concrètement, cela signifie que les plantations agricoles où auront été semées des plantes génétiquement modifiées par ce procédé, pourront obtenir des certificats de réduction d’émissions de gaz à effets de serre valorisables sur les marchés du carbone. Une entreprise investissant dans ces OGM pourront donc en bénéficier.

Réduire l’usage d’engrais azotés

Pour se justifier, Arcadia met en avant l’impact majeur de l’agriculture sur les émissions de gaz à effet de serre. Les engrais industriels contenant de l’azote génèrent du protoxyde d’azote lorsqu’ils sont épandus dans les champs. Le protoxyde d’azote est un gaz à effet de serre 275 fois plus puissant que le dioxyde de carbone, avec une durée de vie de 120 ans. Ce gaz, principalement émis par l’agriculture, provient « essentiellement de la transformation des produits azotés (engrais, résidus de récolte…) dans les sols agricoles » explique l’Inra, l’Institut national de recherche agricole. Les semences OGM d’Arcadia Bioscience sont donc supposées réduire l’usage d’engrais azotés.

Développées en collaboration avec l’université des sciences de la forêt et de l’agriculture de Ningxia (Chine), ces semences génétiquement modifiées ont déjà été testées en plein champs en Chine. La firme a signé des accords avec Monsanto pour une exploitation de cette technologie sur le colza (2005), avec DuPont sur le maïs (2008), avec Vilmorin sur le blé (2009), avec United State Sugar Corporation sur la canne à sucre (2012) et avec SESVanderHave sur la betterave à sucre. Les premières semences sont attendues pour 2016, annonce l’entreprise.

Une technique de greenwashing ?

Monsanto, DuPont, Vilmorin, les plus grandes firmes semencières sont sur les rangs. Et ce n’est pas un hasard selon Christophe Noisette de l’association Inf’OGM qui relève que « les variétés utilisant la technologie NUE sont des variétés hybrides génétiquement modifiées nécessitant de nombreux pesticides ». L’association Attac France dénonce de son côté une décision qui « cherche à redorer le blason et étendre l’usage des OGM sous couvert de lutte contre le changement climatique, tout en offrant de nouveaux échappatoires à des industriels et pays du Nord qui refusent de réduire leurs propres émissions ».

Les MDP semblent en effet avoir permis aux industriels d’engranger des sommes importantes pour des réductions d’émissions de gaz à effets de serre largement fictives. Ces mécanismes ont généré 215 milliards de dollars d’investissement en moins de dix ans ce qui en fait le plus grand marché de compensation carbone. Mais rares sont les communautés locales qui bénéficient de ces financements estampillés « climat », comme Basta ! avait pu le démontrer dans le domaine du recyclage notamment [1]. Pour l’association Inf’Ogm, « la solution au changement climatique passera par une modification importante et radicale des pratiques culturales et non par une technique qui n’a pour but que de donner une image plus verte à l’agriculture intensive et industrielle ».

Sophie Chapelle, Bastamag, 17 janvier 2013

A bas les accords de « flexisécurité », à bas les bureaucrates !

Hier soir, les organisations patronales (MEDEF en tête, avec CGPME et UPA) et les trois bureaucraties syndicales les plus réformardes du paysage syndical français sinistré (CFDT en tête, mais aussi CFE-CGC et CFTC), se sont mises d’accord pour un accord validant la mise en place d’une « flexisécurité ».

La CGT et FO rejettent vivement cet accord, qu’elles estiment préjudiciables aux salarié-e-s. Or le fait est que cet accord est permis par les lois sur la représentativité syndicale, impulsées par la CFDT, mais aussi la CGT, dans le but d’acquérir une hégémonie sur le syndicalisme français : il suffit que trois syndicats sur cinq signent pour valider un accord, c’est chose faite. L’Etat envisage un projet de loi en mars, le passage au parlement en avril et au Sénat en mai, pour une promulgation fin mai.

En quoi consistent ces ridicules « avancées » saluées par ces trois syndicats pourris ? En une « généralisation » d’une complémentaire santé misérable, en une « limitation » faiblarde d’un temps partiel qui ne compensera évidemment pas l’explosion de celui-ci cette dernière décennie, et des droits « rechargeables » (clic-clic) à l’assurance-chômage, le patronat concédant une dérisoire augmentation des cotisations correspondantes, qui ne rattrappera évidemment pas la masse des défiscalisations accumulées ces dernières décennies. Ces droits rechargeables seront surtout l’occasion de permettre aux patrons de payer encore moins les salarié-e-s à l’embauche, sous prétexte qu’ils-elles continueront de percevoir des allocs…

Le patronat a quant à lui des raisons d’exulter. L’accord consiste en effet, non seulement à faciliter la baisse des salaires et du temps de travail en cas de « difficultés » pour les entreprises, mais aussi à faciliter les licenciements en les « déjudiciarisant », et à rendre obligatoire la « mobilité » des salarié-e-s en cas de restructurations, qui se passeront désormais de plans sociaux et d’indemnités ! Alors que dans les faits, c’est depuis de nombreuses années le seul et dernier retranchement de lutte défensive chez les salarié-e-s, broyé-e-s par la logique du profit… Les bureaucrates syndicaux n’auront même plus besoin d’étouffer et de lâcher leurs bases quand elles lutteront pour des indemnités lors de restructurations et de plans de licenciements.

S’il était encore besoin d’argumenter pour foutre ces bureaucraties à la poubelle, ce dernier accord entérine ce que nous disons depuis longtemps. Parisot ne s’y trompe pas, voyant dans cet accord la consécration d’une « culture du compromis » contre « une philosophie de l’antagonisme social »… Quel camouflet à la lutte de classe ! Depuis des années que les capitalistes réclament une « flexibilisation » des salarié-e-s afin de les presser un peu plus sous le joug de la « compétitivité », il obtiennent cette victoire de plus, avec l’aval d’un gouvernement « socialiste » et de syndicats hostiles à la lutte, nourris au biberon des subventions de l’Etat et du Capital.

Assez du « dialogue social » bidon pour neutraliser les luttes ! Assez des « compromis »-sions avec capitalisme et Etat qui méprisent les prolétaires avec le dernier cynisme ! Assez de ces bureaucraties syndicales pourries, rouages de la machine à déposséder !

Rien à discuter, rien à négocier : plus que jamais, construisons ensemble la lutte autonome et indépendante des dominé-e-s et des exploité-e-s, contre la domination et la morgue de tous ces « élus » qui prétendent nous « représenter ». Pour en finir avec la dépossession économique et politique, il faut nous organiser sans chefs.

Nos vies ne leur appartiennent pas.

Pavillon Noir, 12 janvier 2013

Mise à jour 14 janvier : voir ces accords passés à la moulinette par G. Filoche.

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

NdPN : Un super article de François Ruffin paru hier sur Fakir, qui tente de dépasser les questions de la croissance, de l’emploi, pour poser la question de la nature même de la production, et celle de l’exploitation vécue au quotidien. Voyage dans l’âpre monde de Doux…

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

Voici la première partie du dossier consacré au plan social chez Doux (numéro 57). Un recueil de témoignages d’ouvriers de l’usine Doux de Graincourt (62), notamment celui d’Annabelle, 48 ans, élue au comité d’entreprise.

« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Des rires répondent. Une hilarité collective, contenue. Qui passe d’un rang à l’autre : « T’as entendu ce qu’il a demandé ? “Est-ce qu’on est heureux, ici ?” – Il veut rigoler ! On est là pour la paye… – C’est la chaîne. »
Le moment est mal choisi, c’est vrai, pour les questions existentielles : on piétine à l’entrée de l’usine Doux, à Graincourt, dans le Pas-de-Calais. Clopes au bec, moustaches inquiètes, sacs à main en bandoulière, ouvrières et ouvriers sont rassemblés sur le parking, par petits groupes, en ce matin de juillet. Ils débraient depuis l’aube, espèrent encore. Conservent des lambeaux de foi. Qu’il y aurait des projets de reprise, que « là-haut ils vont sortir un lapin blanc de leur chapeau ». En visite sur le site, d’ailleurs, l’administrateur judiciaire leur a confirmé qu’ « il y aurait, éventuellement, deux acheteurs potentiels », et malgré le conditionnel, et le « éventuellement », et le « potentiels », eux veulent y croire. Malgré les déceptions passées, aussi : « Ils nous ont menti sur un Hollandais, qui devait venir, qui pouvait racheter, mais on l’a jamais vu. Comme ça, on se tient sage. On travaille bien jusqu’au bout. On remplit les commandes. »Et à eux que l’angoisse tenaille, je jette mon interrogation bourgeoise :« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Après la surprise, les remarques fusent, en vrac, de Philippe, Sylvie, Virginie, Jean-Luc, je peine à noter les prénoms au vol, et encore davantage leurs observations sur les salaires, la sécurité, la formation, les souffrances, etc. Je vais classer ça dans l’ordre, maintenant, qu’on entrouvre la porte de ce paradis.

Les clopinettes

« On enlève la prime de froid, on est au smic. Je ne me rappelle plus avoir eu une augmentation depuis 25 ou 30 ans. » « Avec mon mari, on a un deuxième boulot à côté : on passe tout l’été à faire du gardiennage à Paris. Ça fait cinq ans qu’on n’a pas pris de vacances. Ma fille, je ne la vois plus, je la croise. » « On a acheté une maison il y a deux ans, on en a encore pour 23 ans à la rembourser. On voulait aller au Crédit immobilier de France, mais ils ont refusé : “Nous, on ne prête pas pour les employés de chez Doux. Vous n’êtes pas payés, et le groupe n’est pas solide.” » « Un directeur, je lui ai dit : “Toi, tu fais tes courses où ? – À Auchan. – Moi, à Aldi.” »

Les souffrances

« Ici, ils ne voient que le rendement. A la découpe, on tournait à 2700 poulets à l’heure, on est passés à 3200. Ça use. Ça fait des tendinites. Les femmes, la tête baissée, souffrent des cervicales. » « Avec mes cartons de 15 kilos, j’ai calculé : je porte deux tonnes par jour. Depuis quinze ans. Forcément, le dos morfle. » « Après 23 ans ici, ils se sont aperçus qu’on était à 90 décibels. On a perdu des dixièmes au niveau des oreilles, des yeux. » « Ils me font faire un boulot très dur, malgré ma sciatique. Mais on hésite à se mettre en arrêt-maladie, à cause des jours de carence : on est déjà à découvert. »

L’irrespect

« On tourne au ralenti. Du coup, les bêtes abattues vendredi, on ne les a découpées qu’hier, mercredi. Les escalopes avaient une drôle d’odeur. J’ai appelé le chef : ‘C’est ta bouche, il m’a répondu, elle est trop près de ton nez.’ Alors qu’avec cette puanteur, j’étais au bord de dégueuler. » « Dès que tu l’ouvres, t’es cassé. Le représentant syndical CGT, il s’est fait virer pour faute lourde. On a réussi à le faire réintégrer. Le gars de la CFDT, pareil : deux fois il arrive en retard, il a un petit échange avec son supérieur, il a failli se faire jeter. » « Ici, tu fermes ta gueule. L’autre jour, des cuisses de poulets, il sortait du pus, rouge, jaune, vert, leurs saloperies d’antibiotiques. Sous la marque Père Dodu. Je fais la remarque : “Ça ne devrait pas arriver sur le tapis…” On m’envoie balader, méchamment. Il a fallu que le vétérinaire intervienne, et qu’il fasse jeter la production. »

La bonne blague des formations

« Depuis vingt ans, je déplace des palettes, les mêmes palettes, sans bouger de poste, sauf parfois un remplacement. On n’a pas la possibilité de changer, d’évoluer, c’est “tu te tais et tu restes là”. » « La seule formation que j’ai reçue, c’est l’an dernier : un stage de ‘gestuel’. Pour m’apprendre à soulever des cartons. Ça faisait dix-neuf ans et demi que je soulevais des cartons, et là, on allait m’apprendre ! La blague… C’était juste pour les assurances, à cause du taux d’accidents ici. »
Voilà le catalogue, raccourci ici, recueilli à la volée, en cinq minutes, et qui pourrait, j’en suis sûr, s’épaissir pour concurrencer les Trois Suisses. Avec une cause, notamment, j’analyse rapide, à ce très sombre tableau : Doux fabrique des produits à très faible valeur ajoutée. Et investit donc peu, sur le matériel, et sur les hommes. Tout comme la filière textile, déclinante dans les années 80, où l’on retrouvait la même dureté. Y a un petit attroupement, devant mon cahier, et je reprends ma question : « Donc, vous n’êtes pas très heureux ici ?Non, pas “très” ! – Et pourtant, vous voyez, tout ce que vous souhaitez, et je vous le souhaite aussi, c’est que ça se poursuive comme avant. Qu’il y ait une reprise, un plan de continuation, à l’identique…T’as tout compris. On critique notre boulot, ça nous fait chier de venir tous les jours, mais on a un salaire.C’est le seul travail qu’on ait trouvé. Y a rien dans le coin. Et ça ne va pas s’arranger, avec les plans chez Renault, chez Sévenord.Moi, j’ai déjà fait deux fermetures d’entreprises.Et nous, les gens du Nord, on est des bosseurs, on veut travailler… » Le courant passe, sur ce bout de bitume. Alors, je prolonge mon numéro :« Vous avez raison, bien sûr. Je vous comprends. Mais ça en dit long, quand même, sur combien notre espoir s’est rétréci : un système pervers, qui ne rend heureux personne, se casse la gueule, et tout ce à quoi on aspire, aujourd’hui, pas seulement vous, mais les syndicats, le gouvernement, même moi parfois, c’est à le remettre sur pied.C’est exactement ça.Combien de fois j’ai pensé ça, depuis que ça tourne mal… » Pareillement encouragé, je n’arrête pas ma prédication en route : « Ça témoigne d’une absence, je ne parlerai même pas d’utopie, c’est bon pour un autre monde l’utopie… On vit dans celui-ci…Les deux pieds dans la merde, tu peux le dire !Ça témoigne, plus simplement, d’une absence d’espérance, de capacité à opérer le changement, à penser une transformation positive. Même sans viser un idéal, juste le “mieux”, rien qu’un petit mieux, ou un peu moins pire, un pas en avant plutôt qu’en arrière… » Ça opine dans les rangs. On est bien d’accord. Mais ça ne nous mène pas loin. Ça ne résout rien. Et avec Fabrice Hanot, le délégué CGT, on entrevoit bien, et on énumère, tous les obstacles posés sur le chemin, « les crédits à la consommation », « la concurrence internationale », « le taux de chômage à 10 %, et le double chez les non-qualifiés », sans compter toutes les forces sociales qui sont mobilisées, en face. Diplômés du management, champions de la publicité, experts en ressources humaines, spécialistes en productivité, Premier ministre raisonnable, Commissaires à la concurrence, etc. Toutes ces intelligences, oui, intelligences, ne pas mépriser l’ennemi, qui sont rassemblées pour perpétuer cet ordre des choses. Plutôt que pour l’abolir, et ouvrir l’avenir. Et nous, en face, désarmés, bien seuls sur ce parking. Et nous qui rejoignons un Algeco, pour un café au local syndical…

Annabelle, 48 ans

« Ça fait un an seulement que je fréquente la CGT. » Il ne reste qu’elle et moi dans le local syndical, Annabelle et sa beauté fatiguée. Élue au comité d’entreprise, elle vient de causer devant ses collègues des plans de reprise, de la fermeture pendant les vacances, du passage au tribunal, etc. Ses camarades sont sortis, et elle baisse la voix, l’armure : « Ça fait pas longtemps que je fréquente ici. Avant, je pleurais tous les jours. Le matin, j’arrivais avec une boule au ventre. Les chefs me criaient dessus, je chialais. Même sexuellement, j’étais harcelée. Mais à force que de côtoyer des gens de la CGT, à force qu’ils me répètent “faut pas te laisser faire, Annabelle”, à force de qu’on me dise ça, je me suis sentie plus forte. »Elle s’allume une clope : « Heureusement que j’ai mes cigarettes. Sans ça, je casse tout. » Elle exhale une taffe. « Maintenant, j’ai plus peur du tout, de rien. Ni des chefs, ni des caméras, ni des réunions… C’est moi qui aide les autres ouvrières. J’ai même réussi à aider une dame très grosse, sur la chaîne. Elle ne pouvait plus marcher, c’était terrible, mais son mari ne voulait pas qu’on l’opère… Je suis allée le voir, moi qui avais peur de tout, et je l’ai convaincu, son bonhomme. Elle est passée à l’hôpital, et aujourd’hui, elle revit. J’ai été métamorphosée. En un an, à 47 ans… Jamais je l’aurais cru. Ça peut arriver à tout âge ! A tout le monde, je répète ça : on peut changer sa vie avec la CGT ! Je ne savais pas que ça existait, sinon j’y serais allée avant. Et y en a partout, il paraît, même dans les magasins… Faut le dire. » C’est Bernard Thibault qui devrait la faire tourner dans une pub… Elle inspire longuement : « Je vous raconte ma vie, c’est pas bien. Tant pis. Quand même, j’ai peur. Pour la suite. On est déjà en plein surendettement, avec mon mari. Lui travaille à la Poste, on l’a changé de place. Il était bien, dans une bonne équipe, avec des copains, comme dans un cocon. Maintenant, il déprime un peu. Et aussi, on lui a enlevé ses heures supplémentaires : il est passé de 2 500 à 1 500 euros. Y a 900 euros de son salaire qui partent directement pour le crédit sur la maison, 96 euros pour l’assurance de la voiture, 600 euros du mien, et on verse 300 euros à notre fils pour son diplôme d’aide-médico-psychologique… C’est pour soigner les handicapés. Faut se priver. »
Sa gorge se noue, la peine s’invite dans sa voix :« Hier, mon autre garçon a piqué sa crise : il voulait manger de la tartiflette. Mais on ne peut pas se la permettre, la tartiflette, nous c’est tous les jours des pâtes. Et tout ça, en travaillant. En se levant à trois heures et demies du matin… Depuis que je travaille de nuit, je rentre, je me couche. Je n’ai plus envie de sortir de ma chambre, même pour faire à manger, ou la vaisselle. Heureusement que mon mari tient le choc, il reste fort taquin avec les enfants. Tous ces efforts, et on tire la langue. J’ai dû demander dix euros à un collègue, pour remettre du gasoil. Ou ce dimanche, j’étais invitée par ma famille à une fête foraine. Pour éviter de dire que j’ai pas d’argent, j’ai dû raconter que ma carte avait été avalée par un distributeur. “Bah, vous allez dire, pourtant elle se maquille et tout” ? – Non non, je ne dis rien…Je me suis toujours maquillée, depuis que j’ai seize ans. Donc je ne veux pas me laisser aller. Quand j’ai un peu de sous, je fais plusieurs bazars, à bas prix, je mets de côté. Pareil pour les cigarettes, on m’apporte des tubes du Luxembourg. C’est moins cher là-bas… »
Un moustachu rentre, et interrompt ce récit intime :« Bah alors, on t’attendait là-bas ?, il lance, bougon. J’arrive. » Il ressort. « C’est lui, c’est Jean-Claude qui m’a prêté les dix euros. Et qui m’a encouragée à venir ici. » Cette fraternité qui ne s’expose pas, cachée derrière des airs bourrus. On traverse la cour. Son talon s’enfonce dans une plaque d’égout, arraché de sa botte : « Je vais devoir faire la quête pour me chausser ! »

Et les poulets ?

Ça faisait sentimental, comme question, pour ces grands costauds, pour ces filles endurcies. Hypersensible urbain, face à ces prolos des campagnes : « Excusez-moi, mais les poulets, c’est pas comme de l’acier, non ? Quand vous les voyez, ça vous fait quoi ? » Y a comme un temps d’arrêt, devant le sujet. Interloqués, comme si on ramenait un non-dit, un tabou. Les habitudes à chasser, âme cuirassée, pour se souvenir. C’est un homme qui se lance : « La première fois que je suis entré ici, je me suis demandé : “Mon Dieu, où je suis tombé ?” On en fait des cauchemars… Je suis pas le seul. “Tu dormais, m’a raconté ma femme, tu t’es assis dans le lit, et tu parlais des poulets.” Qu’on en tue autant, je ne pouvais pas imaginer. Et il faut voir comment ça se passe… » C’est une femme qui reprend : « Quand tu les vois qui se débattent… Je ne voulais pas travailler à l’abattoir, je ne voulais pas les voir à l’abattoir. Regarde-les, là, dans ces caisses. Comme on tourne presque plus en ce moment, y en a sept mille, dix mille, qui restent dehors, dans les cages, sans manger, sans boire. Ils vont mourir là. »
Nous voilà dans un grand hangar, totalement vide, chez un éleveur. Toutes ses volailles ont crevé :« L’ordinateur, il a donné l’ordre de chauffer, comme s’il faisait froid. Et il a fermé les rideaux. Automatiquement, les bêtes ont été étouffées. » D’une voix calme, Éric Carette raconte son petit incident informatique : « En six heures, les poulets étaient comme ébouillantés. – Y en avait combien ? – Dix-sept mille. » De l’ « ordinateur » à « automatiquement », voilà qui décrit bien, dans sa banalité, un système inhumain. « L’expert est passé, conclut l’agriculteur. Normalement, l’assurance doit prendre en charge le sinistre. »
De l’éclosion des poussins jusqu’à leur élevage, leur ramassage, le transport, leur mise à mort… La vie du poulet n’est qu’un long calvaire. Ou plutôt « court » : 41 jours. Le cœur, les poumons, les pattes, tout est malade. Et même les productivistes de l’Inra, l’Institut national de recherche en agronomie, s’en inquiètent… D’un point de vue productif : « Ces troubles entraînent une forte morbidité des animaux . D’après des études faites en élevage intensif, entre 75 et 90% des animaux ont une démarche altérée, ce qui entraîne une augmentation de l’indice de consommation et une diminution de la vitesse de croissance. Au-delà des pertes économiques directes, ces troubles affectent aussi l’image de qualité promue par la filière avicole. »

[Loudun] Argent public à gogo pour un Center Parcs à bobos

NdPN : nous avons plusieurs fois évoqué la gabegie du projet Center Parcs près de Loudun, du groupe capitalo Pierre et Vacances, généreusement subventionné par le conseil général. Encore un massacre en règle du paysage doublé d’un beau détournement d’argent public, pour un projet débile de parc d’attraction sensé distraire les classes dites moyennes qui pourront pioncer dans des simili-cabanes (pardon des « cottages »)… pour rêver à une « nature » qui disparaît justement au quotidien sous les tractopelles du Capital et de l’Etat. La Nouvelle République, qui dans ses voeux de bonne année ne manque de rappeler la « solidarité » indéfectible qu’elle porte à ce projet -ainsi qu’au chantier monstrueux de la LGV, au nom de l’emploi– nous livre quelques chiffres consternants. Ainsi qu’un véritable dossier de pub

Center Parcs : l’année des premiers travaux

Le projet de village vacances dans le Loudunais va entrer dans une phase  concrète sur le terrain. Premiers coups de pioche attendus en février.

Trois ans après l’annonce officielle du projet d’implantation d’un village de vacances Center Parcs (*) dans le Loudunais (sur le territoire des communes des Trois-Moutiers et de Morton), les premiers signes tangibles sont attendus sur le terrain en février prochain. Les différents permis de construire ont été signés en septembre dernier et n’ont pas fait l’objet de recours contentieux, selon le conseil général de la Vienne. Les premiers travaux de défrichement vont donc pouvoir démarrer dès janvier, puis ceux de l’archéologie préventive en février.

La société d’économie mixte sera constituée en janvier

De même que devraient commencer en avril ceux de la future voie d’accès au village vacances qui portera le nom du Domaine du Bois des Daims. Une route d’à peine 2,3 km de long qui va coûter la bagatelle de trois millions d’euros au Département, qui a inscrit cette dépense dans son budget 2013, voté il y a deux semaines. Le début de la construction des bâtiments, en revanche, n’est pas attendu avant le second semestre 2013. Le chantier devrait durer un an et demi, puisque le village doit ouvrir au premier semestre 2015. Les promoteurs du projet annoncent un potentiel de 600 à 1.000 emplois sur le site pendant la durée du chantier. Avant ça, un acte administratif important doit intervenir dans les jours qui viennent : la création officielle de la Société d’économie mixte locale (SEML) du Bois de la Mothe Chandenier qui va prendre à sa charge le financement des équipements collectifs (135M€, dont 68M d’emprunt). Le conseil général de la Vienne en est l’actionnaire majoritaire (19M€), au côté de partenaires publics et privés. Dans la foulée de la constitution de cette société, un bail de 20 ans sera signé avec l’exploitant, le groupe Pierre & Vacances.

(*) Le village comprendra 800 cottages en bois pour une capacité totale d’hébergement de 4.500 personnes et 26.000 m2 d’équipements couverts collectifs (piscine, ferme, spa, restaurants, commerces, équipements sportifs, etc.).

>>> Voir notre dossier spécial Center Parcs dans la Vienne

Philippe Bonnet, Nouvelle République, 6 janvier 2013

De Notre-Dame-des-Landes à la LGV Lyon-Turin : l’Europe des grands projets nuisibles

De Notre-Dame-des-Landes à la LGV Lyon-Turin : l’Europe des grands projets nuisibles

béton partout

De l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à la ligne TGV Lyon-Turin, les grands projets d’infrastructure sont sous le feu des critiques. Des voix s’élèvent pour mettre en cause des projets disproportionnés, et dénoncer leur caractère économiquement et socialement inutile voire écologiquement nuisible [1].

Ces grands projets ne datent pas d’hier : dès les années 90, sous l’impulsion des lobbies patronaux et de la Commission européenne, le développement des infrastructures européennes de transport est mis à l’agenda. L’idée est la suivante : les lacunes de l’infrastructure de transport est une barrière à la libre circulation des produits au sein du Marché unique et, par conséquent, entravait la croissance économique de l’Europe, la « compétitivité », et l’« attractivité des territoires ».

A l’opinion publique, on explique à grands renforts de principes généreux qu’il s’agit d’affermir les liens entre les pays européens voire à moderniser et développer les pays de l’Est… Pourtant, les projets d’infrastructure ont surtout bénéficié aux grandes firmes, qui ont empoché la mise en laissant aux populations le soin de payer l’ardoise écologique et sociale.

(La grande majorité des informations et citations contenues dans cet article est issue du chapitre VIII de Europe Inc, honteusement plagié par nos soins)

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A partir du début des années 90, de nombreux projets d’infrastructures, gigantesques et abondamment subventionnés, sont mis à l’agenda en Europe dans le cadre du TransEuropean Network (TEN) ou réseau transeuropéen. De nombreux ont déjà été réalisés, comme le tunnel sous la Manche, le pont d’Øresund entre le Danemark et la Suède, plusieurs lignes de trains à grande vitesse, de nombreux élargissements d’aéroports et 12 000 kilomètres de nouvelles autoroutes.

Avec un budget total estimé à 400 milliards d’euros pour près de 150 projets, le réseau transeuropéen (TEN) est le plus important programme d’infrastructures de transport de l’histoire mondiale [2]. Il comprend des milliers de kilomètres de nouvelles autoroutes, des réseaux de trains à grande vitesse, des lignes de fret ferroviaires, des extensions d’aéroports et des voies navigables.

Ce réseau voit le jour grâce à une intensive campagne de lobbying menée tout au long des années 80 et 90 par la Table Ronde des Industriels, un puissant lobby industriel européen [3]. Les grandes firmes européennes ont en effet plusieurs raisons de souhaiter le développement de l’infrastructure des transports :

- Pour les constructeurs automobiles comme DaimlerChrysler, Fiat et Renault, les producteurs de composants électroniques et autres pièces détachées comme Pirelli ou Pilkington, l’expansion du domaine autoroutier en Europe est le synonyme de l’expansion… du domaine du profit.

- Les extensions d’aéroports ouvrent quant à elles de nouvelles perspectives pour les compagnies aériennes ainsi que les constructeurs aéronautiques ; ou encore la construction de lignes à grande vitesse qui ouvrent de nouveaux marchés pour les constructeurs de trains à grande vitesse tels que Siemens, ABB et Alstom.

- Qu’il s’agisse de transports aériens ou routiers, les compagnies pétrolières telles que BP, Petrofina, Shell et Total, ont-elles aussi intérêt à favoriser le développement de grandes infrastructures de transport.

- Enfin, pour les compagnies de travaux publics comme Titan Cement, Bouygues ou Vinci, les projets géants d’infrastructures, amplement subventionné, représentent une source importante et sûre de profits… et garantie par des partenariats public-privé.

Mais les projets d’infrastructures ont aussi un impact sur l’ensemble de l’économie européenne, en développant des grands axes, jugés « stratégiques » pour l’économie, de transports des marchandises et des personnes. Ils ont permis de développer le transport routier de marchandise et d’en réduire considérablement le coût, ainsi que la restructuration par les firmes multinationales de leur production à l’échelle du continent.

Une infrastructure plus rapide telle que le TEN – notamment pour les autoroutes – est aussi une condition favorable aux nouveaux systèmes flexibles de « production à moindre frais ». Encouragés par les multinationales dès les années 1980, ces programmes participent à la production à « flux tendu » effectuée par des sous-traitants spécialisés et soumis directement aux demandes du marché.

- Le lobbying de la Table Ronde

Cette conjonction d’intérêts explique la vigueur avec laquelle la Table ronde des industriels – qui représente les intérêts des plus grandes multinationales européennes – s’est battue pour voir le TEN au cœur de l’agenda des institutions européennes.

La table ronde a publié deux rapports : « Missing Links » en 1984, et « Missing Networks » en 1991, dont elle fera activement la promotion auprès des institutions européennes. Avec succès : la Commission s’en inspirera activement et le principe du TEN sera repris dans le Traité de Maastricht en 1991 [4], et un organisme de consultation mi-public, mi-privé sera fondé en 1993 pour veiller à son avancement : le Centre européen pour l’étude des infrastructures [ECIS].

Les recommandations de l’ECIS, qui prend le relai de la Table ronde pour promouvoir les grands projets d’infrastructure, seront écoutées attentivement par les dirigeants européens. Le financement de projets public-privé d’infrastructures de transport devient une des pistes prioritaires pour stimuler la « compétitivité » et la croissance européennes.

Le commissaire européen aux transports Neil Kinnock expliquait en 1998 : « Mon objectif […] est de mettre en place les réseaux de transport transeuropéens et leurs extensions en Europe centrale et orientale aussi rapidement que possible afin que nous disposions d’un système de transport européen qui serve efficacement et avec cohérence le Marché unique européen. [5] »

- Le chantage à l’emploi…

Si le TEN est promu activement par les grandes multinationales des transports et l’ensemble du secteur privé, les gouvernements européens ne sont pas en reste : pour eux, les projets de grandes infrastructures sont synonymes de créations d’emploi. Une sorte de compromis keynesiano-libéral où le public, au nom de l’emploi, finance massivement les projets du privé… et garantit ses profits.

En 1998, les gouvernements italien, allemand et français ont ainsi tous soutenu l’idée d’une augmentation des dépenses publiques en faveur du TEN. En novembre, le ministre des Finances allemand, Oskar Lafontaine, et le Premier ministre italien, Massimo D’Alema, souhaitaient l’assouplissement des critères budgétaires de l’Union monétaire, recommandant d’en exempter les dépenses en investissements destinés au transport et aux travaux publics [6]. Cette proposition fut toutefois immédiatement rejetée par la Banque centrale européenne, le Commissaire aux Finances Yves-Thibault de Silguy et plusieurs autres monétaristes.

Le Parlement européen a également demandé à plusieurs reprises aux gouvernements des États membres d’augmenter leurs dotations financières dans le secteur des infrastructures de transport. En octobre 1998, les parlementaires demandèrent aux gouvernements de consacrer 1,5 % au moins, de leurs ressources budgétaires totales au TEN. À nouveau, l’argument utilisé était «

l’effet multiplicateur d’un tel investissement sur l’économie et l’emploi [7]. »

Les réseaux de transport ont toujours tenu une place de choix dans les initiatives européennes en faveur de l’emploi, parmi lesquels le Livre blanc de Delors en 1993 et le «

Pacte de confiance pour l’emploi » de Santer en 1996. Outre les emplois immédiats engendrés par les milliards d’écus consacrés à la construction, la stimulation indirecte du commerce international est supposée créer des tonnes d’emplois. Dans son rapport annuel de 1996, la Commission publiait des estimations concernant les effets du TEN : de 130 à 230 000 emplois seraient générés par les 14 projets prioritaires, et 594 000 à 1 030 000 pour le programme dans sa totalité. Ces chiffres étant dans une large mesure basés sur les calculs de l’ECIS, il est permis de douter sérieusement de leur objectivité. (Europe Inc., chap VIII)

- Grandes infrastructures = emploi ?

Cette équation selon laquelle plus de grandes infrastructures serait synonyme de plus emploi a pourtant été critiquée dès les débuts du TEN.

Publié en 1996 par la Fédération européenne du transport et de l’environnement [T&E], le rapport « Routes et économie » évite le débat officiel pour conclure qu’ « il n’existe aucune preuve ni aucune recherche disponible qui permette de conforter la supposition selon laquelle la construction de routes serait génératrice d’emplois à long terme [8]. »

Cette position trouva un soutien, en 1998, dans le rapport largement diffusé de l’organisation gouvernementale britannique SACTRA (Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assessment), qui critique clairement les chiffres de la Commission européenne, soulignant qu’on ne pouvait être convaincu par les affirmations selon lesquelles le TEN créerait de nombreux emplois. Le doute portait en particulier sur le fait que ces projets puissent être un moteur de développement économique pour les régions périphériques : «

Si en certaines circonstances les programmes de transports peuvent générer des bénéfices économiques supplémentaires dans une région ayant besoin d’être régénérée, en d’autres circonstances, l’effet inverse peut se produire [9]. »

Ces critiques n’ont cependant pas convaincu la Commission européenne, qui, dans un rapport publié fin 1998 sur la mise en place du TEN, proclamait comme par le passé que les réseaux d’infrastructure créaient des emplois et qu’ils étaient « vitaux pour la compétitivité européenne [10]. »

(Europe Inc., chap VIII)

- Le coût social de la compétitivité

Est-il vrai qu’un fonctionnement plus fluide du Marché unique européen créera de nouveaux emplois ? Le transport des marchandises d’une extrémité à l’autre du continent crée-t-il des emplois ? En fait, le lien supposé entre l’intensification des transports et la création de nouveaux emplois est des moins certains.

Ainsi, le nombre de kilomètres parcourus par les poids lourds à travers l’Europe a augmenté de 30 % entre 1991 et 1996 ; sur la même période, le chômage augmentait dans les mêmes proportions. Les projets d’infrastructures de transports rapides sur de longues distances – les autoroutes et les réseaux de trains à grande vitesse en particulier – favorisent généralement une plus grande centralisation de la production. Le TEN procure donc surtout aux grandes firmes un accès facilité aux marchés européens, renforçant leur emprise sur l’économie de l’Union.

Les nouvelles infrastructures permettent en effet à la fois de faciliter les restructurations et délocalisations et bénéficie à un nombre restreint de secteurs industriels, et aux grands groupes intégrés, plus compétitifs, qui concurrencent les petits producteurs locaux « moins efficaces » à travers toute l’Europe. Cette pression exercée par les grands groupes est donc doublement destructrice d’emplois.

(Europe Inc., chap VIII)

C’est toute la perversité de la rhétorique de la « compétitivité » : les gouvernements font tout ce qui est en leur pouvoir pour favoriser les conditions d’exploitation des grandes entreprises au nom de l’emploi. En poursuivant cette logique, les gouvernements contribuent surtout à gonfler les profits des grands industriels… et à accroître la pression sur les marchés et en définitive, sur l’emploi. En d’autres termes, la compétitivité, sur le moyen-terme, c’est plus de chômage !

Des alternatives existent pourtant, pour un développement économique qui ne soit pas exclusivement consacré à soigner les industriels au détriment des salariés :

Le budget considérable du TEN – 400 milliards dans sa première phase – aurait pu être investi en partie dans le transport public local, le logement en milieu urbain et rural ou pour favoriser le travail dans les secteurs de la santé et de l’éducation, de nombreux emplois auraient sans conteste pu être créés. Quant à l’environnement, il aurait été épargné et les économies locales renforcées. Malheureusement, cette solution à la fois logique et rationnelle n’a pas été envisagée par les institutions européennes : à la place, il a servi en grande partie à construire des autoroutes, à faire gonfler le trafic des poids lourds et à fournir des infrastructures au service des grands groupes industriels européens. (Europe Inc., chap VIII)

- Le coût écologique du TEN

Le TEN n’a pas seulement un impact social. Pour les ONG écologistes, la réalisation du TEN pourrait entraîner de graves conséquences sur l’environnement dont, notamment, la destruction de plus de 60 sites naturels de première importance en Europe. On pense notamment à la destruction du bocage nantais, source importante de biodiversité, à Notre-Dame-des-Landes. Autre exemple de ces destructions, celui des Alpes.

Par le biais d’un référendum national « sur la protection des Alpes contre le transit », les Suisses ont décidé en 1994 que tout fret traversant leur pays devrait le faire par voie ferroviaire à partir de 2004. Dans cet objectif, le gouvernement suisse a projeté de taxer lourdement les poids lourds. À l’automne 1998, un second référendum confirma cette mesure.

S’opposant vigoureusement à ces restrictions sur le transit du fret, l’UE soumit le gouvernement suisse à une forte pression pour le faire revenir sur ces mesures, le menaçant par exemple de bloquer six accords commerciaux en cours de négociation. Le ministre des Transports hollandais, Annemarie Jorritsma, menaça même de suspendre les droits d’atterrissage de Swiss Air si la fédération helvétique campait sur sa position.

En décembre 1998, la Suisse finit par plier : le nombre de poids lourds européens autorisés à traverser le pays sera de 250 000 en 2000 et 450 000 en 2003, un accès illimité fut accordé aux camions plus légers à partir de 2001 et le tarif maximum prévu de 350 écus par voyage fut réduit à 200 écus. Les organisations écologistes suisses se sont néanmoins vigoureusement opposées à ce marché et l’accord final pourrait encore fort bien être refusé par la population suisse au cours d’un nouveau référendum.

Une étude de la Commission européenne note que le transport de fret à travers les Alpes a augmenté de 75 % entre 1992 et 2010. Le ressentiment et la colère publics grandissent également dans les pays alpins membres de l’Union situés, écologiquement menacés par le nombre croissant de poids lourds traversant de vallées étroites et la construction d’une nouvelle infrastructure de transport pour s’adapter à l’accroissement prévu de la circulation.

(Europe Inc., chap VIII)

Mais la destruction d’espaces naturels protégés est loin d’être la seule conséquence écologique néfaste de l’explosion des grands projets d’infrastructures.

Au fur et à mesure que se mettait en place le réseau transeuropéen dans tous les pays de l’Union, le trafic a augmenté de manière considérable – et particulièrement la circulation routière – bien au-delà des limites écologiquement raisonnables. Entre 1985 et 1995, la quantité de gaz carbonique générée par le transport routier a augmenté d’un tiers. Greenpeace estime de 15 à 18 % l’augmentation des émanations de gaz carbonique relatives au secteur des transports [11]. (Europe Inc., chap VIII)

***

Les grands projets d’infrastructure mis en œuvre dans le cadre du TEN posent de nombreuses questions : la « compétitivité », dont ils seraient les moteurs, est-elle vraiment synonyme d’emploi, de lendemains qui chantent et de modernité ? Faut-il poursuivre envers et contre tout la bétonisation des espaces naturels, et continuer à faire gonfler les chiffres du fret malgré le réchauffement climatique ?

Comment, après la crise de 2008, des projets qui prévoient le financement public de projets économiquement, socialement et écologiquement contestés au bénéfice de grands groupes industriels peuvent-ils encore, en période d’économies budgétaires, se retrouver à l’agenda des gouvernements ? Que penser de la manière dont ils ont été décidés, en dehors du débat public, entre technocrates, gouvernants et grands industriels ?

Et surtout, que penser du modèle de développement dont ils s’inspirent, où les territoires doivent être aménagés en fonction des besoins du secteur privé, quelles qu’en soient les conséquences sociales ou écologiques ?

Car c’est bien d’un modèle de développement qu’il s’agit, pensé par et pour les grands groupes industriels contre les intérêts de la majorité… et dont la crise n’a semble-t-il pas permis la remise en cause. Un modèle duquel, pourtant, il devient urgent de sortir ; de même qu’il est urgent d’en finir avec des projets qui ne font qu’accentuer la crise sociale et écologique au bénéfice de quelques-uns.

Coupé, collé et rédigé par les Dessous de Bruxelles

[1] Consulter, par exemple, le site de l’ACIPA (http://acipa.free.fr/) concernant l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et le site du collectif No-TAV Savoie (http://www.no-tav-savoie.org/)

[2] Commission européenne, « 1998 Report on the Implementation of the Guidelines and Priorities for the Future », Bruxelles, 1998

[4] Un projet de 12 000 nouveaux kilomètres d’autoroutes, intégré au programme général, fut présenté en 1991 par la Commission. Plus tard dans l’année, la décision de réaliser trains à grande vitesse, canaux et aéroports fut incorporé au Traité de Maastricht

[5] Propos de Kinnock, commissaire au Transport, lors de la conférence « Combler les fossés du financement de l’infrastructure », à Amsterdam, le 31 mars 1998.

[6] Tim Jones, « Commission Urges Euro Area to Boost Investment », European Voice, 26 novembre 1998.

[7] Les PME ont également demandé à la Commission « de proposer de nouvelles formes de financement à long terme et de possibilités d’obtenir plus facilement des capitaux spéculatifs » cité dans Rory Watson, « MEPs Warn of Funding Shortfall Threat to TENs », European Voice, vol. 4, n° 40, 5 novembre 1998.

[8] T&E, « Roads and the Economy », Bruxelles, 1996.

[9] « Transport Investment, Transport Intensity and Economic Growth », rapport intérimaire du Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assesment, publié le 9 février 1998 par le département britannique de l’Environnement, des Transports et des Régions.

[10] Commission européenne, « 1998. Report on the Implementation of the Guidelines and Priorities for the Future », Bruxelles, 1998, p. 5.

[11] Greenpeace Suisse, Missing Greenlinks, « Examination of the Commission’s Guidelines for a Decision about the Trans-European Networks and Proposal for Ecological Restructuring », 1995.

Les Dessous de Bruxelles, décembre 2012