De l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à la ligne TGV Lyon-Turin, les grands projets d’infrastructure sont sous le feu des critiques. Des voix s’élèvent pour mettre en cause des projets disproportionnés, et dénoncer leur caractère économiquement et socialement inutile voire écologiquement nuisible [1].
Avec un budget total estimé à 400 milliards d’euros pour près de 150 projets, le réseau transeuropéen (TEN) est le plus important programme d’infrastructures de transport de l’histoire mondiale [2]. Il comprend des milliers de kilomètres de nouvelles autoroutes, des réseaux de trains à grande vitesse, des lignes de fret ferroviaires, des extensions d’aéroports et des voies navigables.
Ce réseau voit le jour grâce à une intensive campagne de lobbying menée tout au long des années 80 et 90 par la Table Ronde des Industriels, un puissant lobby industriel européen [3]. Les grandes firmes européennes ont en effet plusieurs raisons de souhaiter le développement de l’infrastructure des transports :
Pour les constructeurs automobiles comme DaimlerChrysler, Fiat et Renault, les producteurs de composants électroniques et autres pièces détachées comme Pirelli ou Pilkington, l’expansion du domaine autoroutier en Europe est le synonyme de l’expansion… du domaine du profit.
Les extensions d’aéroports ouvrent quant à elles de nouvelles perspectives pour les compagnies aériennes ainsi que les constructeurs aéronautiques ; ou encore la construction de lignes à grande vitesse qui ouvrent de nouveaux marchés pour les constructeurs de trains à grande vitesse tels que Siemens, ABB et Alstom.
Qu’il s’agisse de transports aériens ou routiers, les compagnies pétrolières telles que BP, Petrofina, Shell et Total, ont-elles aussi intérêt à favoriser le développement de grandes infrastructures de transport.
Enfin, pour les compagnies de travaux publics comme Titan Cement, Bouygues ou Vinci, les projets géants d’infrastructures, amplement subventionné, représentent une source importante et sûre de profits… et garantie par des partenariats public-privé.
Mais les projets d’infrastructures ont aussi un impact sur l’ensemble de l’économie européenne, en développant des grands axes, jugés « stratégiques » pour l’économie, de transports des marchandises et des personnes. Ils ont permis de développer le transport routier de marchandise et d’en réduire considérablement le coût, ainsi que la restructuration par les firmes multinationales de leur production à l’échelle du continent.
Une infrastructure plus rapide telle que le TEN – notamment pour les autoroutes – est aussi une condition favorable aux nouveaux systèmes flexibles de « production à moindre frais ». Encouragés par les multinationales dès les années 1980, ces programmes participent à la production à « flux tendu » effectuée par des sous-traitants spécialisés et soumis directement aux demandes du marché.
Le lobbying de la Table Ronde
Cette conjonction d’intérêts explique la vigueur avec laquelle la Table ronde des industriels – qui représente les intérêts des plus grandes multinationales européennes – s’est battue pour voir le TEN au cœur de l’agenda des institutions européennes.
La table ronde a publié deux rapports : « Missing Links » en 1984, et « Missing Networks » en 1991, dont elle fera activement la promotion auprès des institutions européennes. Avec succès : la Commission s’en inspirera activement et le principe du TEN sera repris dans le Traité de Maastricht en 1991 [4], et un organisme de consultation mi-public, mi-privé sera fondé en 1993 pour veiller à son avancement : le Centre européen pour l’étude des infrastructures [ECIS].
Les recommandations de l’ECIS, qui prend le relai de la Table ronde pour promouvoir les grands projets d’infrastructure, seront écoutées attentivement par les dirigeants européens. Le financement de projets public-privé d’infrastructures de transport devient une des pistes prioritaires pour stimuler la « compétitivité » et la croissance européennes.
Le commissaire européen aux transports Neil Kinnock expliquait en 1998 : « Mon objectif […] est de mettre en place les réseaux de transport transeuropéens et leurs extensions en Europe centrale et orientale aussi rapidement que possible afin que nous disposions d’un système de transport européen qui serve efficacement et avec cohérence le Marché unique européen. [5] »
Le chantage à l’emploi…
Si le TEN est promu activement par les grandes multinationales des transports et l’ensemble du secteur privé, les gouvernements européens ne sont pas en reste : pour eux, les projets de grandes infrastructures sont synonymes de créations d’emploi. Une sorte de compromis keynesiano-libéral où le public, au nom de l’emploi, finance massivement les projets du privé… et garantit ses profits.
En 1998, les gouvernements italien, allemand et français ont ainsi tous soutenu l’idée d’une augmentation des dépenses publiques en faveur du TEN. En novembre, le ministre des Finances allemand, Oskar Lafontaine, et le Premier ministre italien, Massimo D’Alema, souhaitaient l’assouplissement des critères budgétaires de l’Union monétaire, recommandant d’en exempter les dépenses en investissements destinés au transport et aux travaux publics [6]. Cette proposition fut toutefois immédiatement rejetée par la Banque centrale européenne, le Commissaire aux Finances Yves-Thibault de Silguy et plusieurs autres monétaristes.
Le Parlement européen a également demandé à plusieurs reprises aux gouvernements des États membres d’augmenter leurs dotations financières dans le secteur des infrastructures de transport. En octobre 1998, les parlementaires demandèrent aux gouvernements de consacrer 1,5 % au moins, de leurs ressources budgétaires totales au TEN. À nouveau, l’argument utilisé était «
l’effet multiplicateur d’un tel investissement sur l’économie et l’emploi [7]. »
Les réseaux de transport ont toujours tenu une place de choix dans les initiatives européennes en faveur de l’emploi, parmi lesquels le Livre blanc de Delors en 1993 et le «
Pacte de confiance pour l’emploi » de Santer en 1996. Outre les emplois immédiats engendrés par les milliards d’écus consacrés à la construction, la stimulation indirecte du commerce international est supposée créer des tonnes d’emplois. Dans son rapport annuel de 1996, la Commission publiait des estimations concernant les effets du TEN : de 130 à 230 000 emplois seraient générés par les 14 projets prioritaires, et 594 000 à 1 030 000 pour le programme dans sa totalité. Ces chiffres étant dans une large mesure basés sur les calculs de l’ECIS, il est permis de douter sérieusement de leur objectivité. (Europe Inc., chap VIII)
Grandes infrastructures = emploi ?
Cette équation selon laquelle plus de grandes infrastructures serait synonyme de plus emploi a pourtant été critiquée dès les débuts du TEN.
Publié en 1996 par la Fédération européenne du transport et de l’environnement [T&E], le rapport « Routes et économie » évite le débat officiel pour conclure qu’ « il n’existe aucune preuve ni aucune recherche disponible qui permette de conforter la supposition selon laquelle la construction de routes serait génératrice d’emplois à long terme [8]. »
Cette position trouva un soutien, en 1998, dans le rapport largement diffusé de l’organisation gouvernementale britannique SACTRA (Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assessment), qui critique clairement les chiffres de la Commission européenne, soulignant qu’on ne pouvait être convaincu par les affirmations selon lesquelles le TEN créerait de nombreux emplois. Le doute portait en particulier sur le fait que ces projets puissent être un moteur de développement économique pour les régions périphériques : «
Si en certaines circonstances les programmes de transports peuvent générer des bénéfices économiques supplémentaires dans une région ayant besoin d’être régénérée, en d’autres circonstances, l’effet inverse peut se produire [9]. »
Ces critiques n’ont cependant pas convaincu la Commission européenne, qui, dans un rapport publié fin 1998 sur la mise en place du TEN, proclamait comme par le passé que les réseaux d’infrastructure créaient des emplois et qu’ils étaient « vitaux pour la compétitivité européenne [10]. »
(Europe Inc., chap VIII)
Le coût social de la compétitivité
Est-il vrai qu’un fonctionnement plus fluide du Marché unique européen créera de nouveaux emplois ? Le transport des marchandises d’une extrémité à l’autre du continent crée-t-il des emplois ? En fait, le lien supposé entre l’intensification des transports et la création de nouveaux emplois est des moins certains.
Ainsi, le nombre de kilomètres parcourus par les poids lourds à travers l’Europe a augmenté de 30 % entre 1991 et 1996 ; sur la même période, le chômage augmentait dans les mêmes proportions. Les projets d’infrastructures de transports rapides sur de longues distances – les autoroutes et les réseaux de trains à grande vitesse en particulier – favorisent généralement une plus grande centralisation de la production. Le TEN procure donc surtout aux grandes firmes un accès facilité aux marchés européens, renforçant leur emprise sur l’économie de l’Union.
Les nouvelles infrastructures permettent en effet à la fois de faciliter les restructurations et délocalisations et bénéficie à un nombre restreint de secteurs industriels, et aux grands groupes intégrés, plus compétitifs, qui concurrencent les petits producteurs locaux « moins efficaces » à travers toute l’Europe. Cette pression exercée par les grands groupes est donc doublement destructrice d’emplois.
(Europe Inc., chap VIII)
C’est toute la perversité de la rhétorique de la « compétitivité » : les gouvernements font tout ce qui est en leur pouvoir pour favoriser les conditions d’exploitation des grandes entreprises au nom de l’emploi. En poursuivant cette logique, les gouvernements contribuent surtout à gonfler les profits des grands industriels… et à accroître la pression sur les marchés et en définitive, sur l’emploi. En d’autres termes, la compétitivité, sur le moyen-terme, c’est plus de chômage !
Des alternatives existent pourtant, pour un développement économique qui ne soit pas exclusivement consacré à soigner les industriels au détriment des salariés :
Le budget considérable du TEN – 400 milliards dans sa première phase – aurait pu être investi en partie dans le transport public local, le logement en milieu urbain et rural ou pour favoriser le travail dans les secteurs de la santé et de l’éducation, de nombreux emplois auraient sans conteste pu être créés. Quant à l’environnement, il aurait été épargné et les économies locales renforcées. Malheureusement, cette solution à la fois logique et rationnelle n’a pas été envisagée par les institutions européennes : à la place, il a servi en grande partie à construire des autoroutes, à faire gonfler le trafic des poids lourds et à fournir des infrastructures au service des grands groupes industriels européens. (Europe Inc., chap VIII)
Le coût écologique du TEN
Le TEN n’a pas seulement un impact social. Pour les ONG écologistes, la réalisation du TEN pourrait entraîner de graves conséquences sur l’environnement dont, notamment, la destruction de plus de 60 sites naturels de première importance en Europe. On pense notamment à la destruction du bocage nantais, source importante de biodiversité, à Notre-Dame-des-Landes. Autre exemple de ces destructions, celui des Alpes.
Par le biais d’un référendum national « sur la protection des Alpes contre le transit », les Suisses ont décidé en 1994 que tout fret traversant leur pays devrait le faire par voie ferroviaire à partir de 2004. Dans cet objectif, le gouvernement suisse a projeté de taxer lourdement les poids lourds. À l’automne 1998, un second référendum confirma cette mesure.
S’opposant vigoureusement à ces restrictions sur le transit du fret, l’UE soumit le gouvernement suisse à une forte pression pour le faire revenir sur ces mesures, le menaçant par exemple de bloquer six accords commerciaux en cours de négociation. Le ministre des Transports hollandais, Annemarie Jorritsma, menaça même de suspendre les droits d’atterrissage de Swiss Air si la fédération helvétique campait sur sa position.
En décembre 1998, la Suisse finit par plier : le nombre de poids lourds européens autorisés à traverser le pays sera de 250 000 en 2000 et 450 000 en 2003, un accès illimité fut accordé aux camions plus légers à partir de 2001 et le tarif maximum prévu de 350 écus par voyage fut réduit à 200 écus. Les organisations écologistes suisses se sont néanmoins vigoureusement opposées à ce marché et l’accord final pourrait encore fort bien être refusé par la population suisse au cours d’un nouveau référendum.
Une étude de la Commission européenne note que le transport de fret à travers les Alpes a augmenté de 75 % entre 1992 et 2010. Le ressentiment et la colère publics grandissent également dans les pays alpins membres de l’Union situés, écologiquement menacés par le nombre croissant de poids lourds traversant de vallées étroites et la construction d’une nouvelle infrastructure de transport pour s’adapter à l’accroissement prévu de la circulation.
(Europe Inc., chap VIII)
Mais la destruction d’espaces naturels protégés est loin d’être la seule conséquence écologique néfaste de l’explosion des grands projets d’infrastructures.
Au fur et à mesure que se mettait en place le réseau transeuropéen dans tous les pays de l’Union, le trafic a augmenté de manière considérable – et particulièrement la circulation routière – bien au-delà des limites écologiquement raisonnables. Entre 1985 et 1995, la quantité de gaz carbonique générée par le transport routier a augmenté d’un tiers. Greenpeace estime de 15 à 18 % l’augmentation des émanations de gaz carbonique relatives au secteur des transports [11]. (Europe Inc., chap VIII)
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Les grands projets d’infrastructure mis en œuvre dans le cadre du TEN posent de nombreuses questions : la « compétitivité », dont ils seraient les moteurs, est-elle vraiment synonyme d’emploi, de lendemains qui chantent et de modernité ? Faut-il poursuivre envers et contre tout la bétonisation des espaces naturels, et continuer à faire gonfler les chiffres du fret malgré le réchauffement climatique ?
Comment, après la crise de 2008, des projets qui prévoient le financement public de projets économiquement, socialement et écologiquement contestés au bénéfice de grands groupes industriels peuvent-ils encore, en période d’économies budgétaires, se retrouver à l’agenda des gouvernements ? Que penser de la manière dont ils ont été décidés, en dehors du débat public, entre technocrates, gouvernants et grands industriels ?
Et surtout, que penser du modèle de développement dont ils s’inspirent, où les territoires doivent être aménagés en fonction des besoins du secteur privé, quelles qu’en soient les conséquences sociales ou écologiques ?
Car c’est bien d’un modèle de développement qu’il s’agit, pensé par et pour les grands groupes industriels contre les intérêts de la majorité… et dont la crise n’a semble-t-il pas permis la remise en cause. Un modèle duquel, pourtant, il devient urgent de sortir ; de même qu’il est urgent d’en finir avec des projets qui ne font qu’accentuer la crise sociale et écologique au bénéfice de quelques-uns.
Coupé, collé et rédigé par les Dessous de Bruxelles
[1] Consulter, par exemple, le site de l’ACIPA (http://acipa.free.fr/) concernant l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et le site du collectif No-TAV Savoie (http://www.no-tav-savoie.org/)
[2] Commission européenne, « 1998 Report on the Implementation of the Guidelines and Priorities for the Future », Bruxelles, 1998
[4] Un projet de 12 000 nouveaux kilomètres d’autoroutes, intégré au programme général, fut présenté en 1991 par la Commission. Plus tard dans l’année, la décision de réaliser trains à grande vitesse, canaux et aéroports fut incorporé au Traité de Maastricht
[5] Propos de Kinnock, commissaire au Transport, lors de la conférence « Combler les fossés du financement de l’infrastructure », à Amsterdam, le 31 mars 1998.
[6] Tim Jones, « Commission Urges Euro Area to Boost Investment », European Voice, 26 novembre 1998.
[7] Les PME ont également demandé à la Commission « de proposer de nouvelles formes de financement à long terme et de possibilités d’obtenir plus facilement des capitaux spéculatifs » cité dans Rory Watson, « MEPs Warn of Funding Shortfall Threat to TENs », European Voice, vol. 4, n° 40, 5 novembre 1998.
[8] T&E, « Roads and the Economy », Bruxelles, 1996.
[9] « Transport Investment, Transport Intensity and Economic Growth », rapport intérimaire du Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assesment, publié le 9 février 1998 par le département britannique de l’Environnement, des Transports et des Régions.
[10] Commission européenne, « 1998. Report on the Implementation of the Guidelines and Priorities for the Future », Bruxelles, 1998, p. 5.
[11] Greenpeace Suisse, Missing Greenlinks, « Examination of the Commission’s Guidelines for a Decision about the Trans-European Networks and Proposal for Ecological Restructuring », 1995.
Les Dessous de Bruxelles, décembre 2012