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L’art dans l’espace public

NdPN : Ce texte est la synthèse d’une série de discussions entre une artiste et un militant du groupe Pavillon Noir (FA86).

L’ART DANS L’ESPACE PUBLIC

« La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure. »

Jean de la Fontaine, Le loup et l’Agneau

Quelques définitions pour une perspective critique

L’espace public : C’est l’espace accessible au public. Il représente, dans les sociétés humaines et surtout urbaines, l’ensemble des espaces de passage d’une part, de rassemblement d’autre part, à l’usage de tous. S’il n’appartient généralement à personne, il est le plus souvent soumis à la législation de l’Etat.

Il peut d’ailleurs être visible, mais aussi intangible, comme l’espace internet, sur lequel Claude Closky a travaillé.

La notion d’espace public suppose aussi, parallèlement, celle d’espace privé. L’espace public est ouvert, l’espace privé est clos. Le public est anonyme, le privé est nommé. L’Etat contrôle l’espace public, les particuliers l’espace privé.

Cette distinction est toutefois à nuancer : l’Etat est à l’origine de la définition juridique des deux espaces, la jouissance privée étant un droit concédé par l’Etat. C’est lui qui y maintient l’ordre : il envoie sa police pour punir toute intrusion dans l’espace privé, et l’envoie aussi pour prévenir tout rassemblement illégal dans l’espace public.

Par ailleurs, une certaine confusion s’est introduite dans ces définitions depuis quelques décennies, avec les centres commerciaux relevant de l’espace privé mais largement fréquentés par la foule, d’ailleurs souvent nommés « forum » ou encore « agora » ; avec les centres d’affaires relevant de l’espace public mais interdits au passage par la police pendant la nuit ; avec le déferlement de la publicité privée dans l’espace public.

L’art : Si l’on considère la notion d’art par rapport à celle de l’espace public, on peut immédiatement soulever un paradoxe : l’art est avant tout une expression subjective, originale, se voulant libre, insaisissable par les définitions habituelles, incontrôlable ; et donc hors du poids des institutions politiques publiques, et hors du poids des morales de la sphère privée. Proposant de nouvelles perspectives, l’art se trouve à la marge des représentations communes qu’il questionne, et ne se range pas facilement sous les catégories imposées par la sphère juridique ou même philosophique.

Néanmoins l’art est aussi, par essence, communication. Communication avec l’autre, avec un public. L’art a donc une une implication sociale, à travers laquelle se pose donc, même indirectement, la question sociale, et donc la question politique. Nous y reviendrons.

L’art public : C’est le terme générique décrivant une œuvre d’art exécutée pour être placée dans un espace public, qui peut aussi bien se situer à l’extérieur, qu’à l’intérieur d’un lieu accessible au public.

Il peut s’agir d’une installation, d’un accrochage, d’une performance, d’un monument architectural à dimension historique ou non.

Ce peut être une œuvre faite pour durer, comme une sculpture ou une architecture, utilisant généralement des matériaux durables, résistants aux intempéries, d’aspect grand voire massif, solide et rigide. Ce peut aussi être une oeuvre plus éphémère, comme dans le cas d’une performance, d’un graphisme mural, d’un concert, d’une fête, d’un théâtre de rue.

Une expression sous contrôle de l’Etat

Vers une démocratisation de l’art ? L’expression artistique a longtemps entretenu une position ambiguë à l’Etat, voire conflictuelle. Si les artistes ne cherchaient le plus souvent qu’à vivre de leur art, l’Etat (et la religion officielle qui le soutenait) se sont souvent posés tour à tour comme mécènes exigeants ou censeurs implacables. Le milieu artistique était surveillé et souvent marginalisé par les pouvoirs institués, sans doute de par sa mise en question permanente de l’ordre établi et sa capacité à susciter de nouveaux regards sur le monde. Et de fait, son public ne dépassait bien souvent pas le cadre étroit des élites, aux commandes exigeantes.

A la révolution, les jacobins ouvrent au public les collections royales. Ce mouvement de démocratisation des œuvres jusque là réservées aux classes dominantes s’élargit rapidement à toute l’Europe, avec la création de grands musées regroupant les œuvres classiques, ouverts au public.

Au cours du XXème siècle, l’Etat a évolué dans son attitude face à l’expression artistique, qu’il a développée en même temps qu’il cherchait à s’en emparer. A cause d’une part de la démocratisation des moyens d’expression, d’autre part de la volonté de l’Etat de diffuser largement son discours à travers les médias.

L’art en effet, on l’a dit, est un moyen d’expression. Face aux mouvements révolutionnaires qui ont agité son histoire et ouvert la question de la démocratisation de l’art, l’Etat a eu tout intérêt à développer un discours pour asseoir sa légitimité, en recourant à une propagande prenant la forme d’une pédagogie publique, et en imposant ses messages sur l’espace public, par un ensemble de dispositifs. Ce message se devait d’être agréable et séduisant, l’Etat a donc eu recours à des formes d’expression artistiques.

L’art quitte les lieux de pouvoir où il était jusque là cantonné. L’urbanisme a été l’un des premiers grands chantiers artistiques de l’Etat, qui a utilisé l’architecture à grande échelle pour modifier l’espace public et le placer sous son contrôle. L’Etat doit tout envelopper, et l’espace public devient un enjeu crucial de cette colonisation de la société. L’architecture va devenir une forme d’art total (et parfois totalitaire). En vertu de ses droits régaliens concernant l’organisation générale de la ville, l’intervention symbolique et monumentale, les équipements publics et la police urbaine, l’Etat va modeler l’espace urbain.

En France, Haussmann contacte de nombreux architectes pour percer de grandes avenues dans la capitale. De magnifiques façades encadrent ces nouveaux axes, illustrant officiellement l’entrée de la France dans la modernité. Officieusement, les populations pauvres sont rejetées en périphérie, et les larges passages doivent désormais permettre à l’armée d’écraser les mouvements de contestation qui agitent Paris depuis plusieurs décennies. La Commune de Paris en sera la tragique illustration.

Après l’intermède de la seconde guerre mondiale, l’Etat reprend brièvement la politique du front populaire (démocratiser les arts), avec la création d’un service public de la culture. Mais celui-ci est déjà synonyme d’une emprise sur la vie artistique.

L’art, enjeu du pouvoir : C’est avec Malraux et la création du ministère des affaires culturelles, que l’art devient un enjeu institutionnel et diplomatique : il est mis au service de la grandeur de l’Etat. Cette emprise ira croissante, sous Pompidou notamment, avec la création du musée d’art moderne, construit sur les ruines des Halles de Baltard et d’un quartier populaire.

La gauche au pouvoir étendra l’emprise de l’Etat sur les arts contestataires comme hip-hop et graffiti, qualifiés de « cultures urbaines », et développe une politique d’encadrement et de subventions massives, rendant les plasticiens dépendants des politiques culturelles. De nos jours, l’Etat en appelle de nouveau au mécénat privé, et encourage les grandes manifestations artistiques, telle l’exposition Monumenta, à l’occasion desquelles on mesure le succès artistique au « taux de remplissage ». Anish Kapoor, dans son « Léviathan » (mot de Hobbes pour qualifier l’institution étatique) présenté à l’exposition Monumenta, illustre tout aussi bien le gigantisme et la mégalomanie de l’Etat, que l’inéluctabilité de son pouvoir dévorant : l’artiste reconnaît sa dépendance à l’Etat (*).

Ce phénomène s’observe dans de nombreux pays industrialisés à travers tout le XXème siècle. Aux Etats-Unis, le New Deal a développé l’art public comme décorum de ses grands travaux : les artistes ont été sollicités pour des peintures murales et des sculptures publiques. En URSS, dans la droite ligne du réalisme soviétique, le stalinisme a imposé sa propagande à l’espace public en même temps qu’il a mis l’art au service total de l’Etat. Architectes, sculpteurs, peintres et cinéastes ont travaillé à des œuvres monumentales à la gloire de l’Etat. Le même phénomène s’observe dans la Chine dite « populaire ». En ce sens, si les styles divergent du point de vue artistique, les Etats du bloc soviétique et du bloc occidental étendent tous leur emprise sur le monde artistique, aussi bien pour en juguler l’aspect contestataire que pour porter leur propagande de contrôle total de l’espace social.

La ville moderne connaît partout ce phénomène : les pays en voie de développement n’envisagent avant tout l’art public que pour donner une forme agréable et moderne aux immeubles. Le « un pourcent artistique », développé aux Etats-Unis et dans les pays occidentaux, consacre une architecture dont la domination spatiale s’habille d’une caution artistique. L’art est relégué à un « pourcentage d’art ».

Dès lors, une fois l’espace occupé, le contenu du message artistique livré dans l’espace public n’est plus si important. L’artiste peut même jouir d’une relative liberté, afficher un côté subversif. L’essentiel étant de rappeler que la toute-puissance sur l’espace public appartient à l’Etat, grand médiateur et grand mécène. Sa puissance s’illustre par sa capacité même à contrôler sa propre contestation : au final c’est lui qui l’autorise, et même la subventionne.

Ce qui reste d’espace public, de passage et de rencontres, est sous contrôle étroit. Tout rassemblement est encadré par la police, par un parcours à déposer en préfecture, etc. Les autres rassemblements de fait n’ont plus qu’une visée commerciale (marchés, centres commerciaux) ou spectaculaire (concerts, « événements publics »…). Même les festivals ou les carnavals, autrefois lieux d’explosion sociale et de renversement éphémère des valeurs, tolérés par les pouvoirs publics comme des soupapes, sont aujourd’hui réduits à des mises en scène d’unité civique factice. L’Etat recourt à des collectifs d’artistes, largement subventionnés, pour mettre en scène une liesse populaire qui n’existe pas. L’art parle pour un peuple muet, et à sa place. Même et surtout lorsqu’il se veut « pédagogique » et comme « influence », il ne considère plus la foule que comme une masse à éduquer, à dominer.

Plusieurs raisons poussent les Etats à dépenser dans des œuvres d’art publiques. Economiques d’abord, avec le tourisme suscité par les œuvres d’art ou les événements artistiques, le cachet d’une ville dépendant de plus en plus fortement de la densité de ses institutions culturelles. Propagande ensuite, avec de nombreux exemples d’oeuvres commandées par des personnalités politiques locales ou nationales, souhaitant laisser leur nom à la postérité. Enfin et surtout, il s’agit de rappeler en tout lieu que c’est l’Etat qui contrôle, seul, l’espace public. L’Etat se pose en décideur et en médiateur universel entre les individualités atomisées du « peuple ».

Existe-t-il encore une véritable liberté de création possible pour les artistes dans l’espace dit public ?

La résistance artistique comme réappropriation de l’espace social

Espace public ou espace social ? Face à ce constat peu réjouissant, de nombreux artistes et intellectuels ont critiqué la notion d’espace public, comme espace du pouvoir étatique et capitaliste. Arendt notait déjà, dans La condition de l’homme moderne (1958), que la distinction entre espace public et espace privé allait de pair avec la dichotomie entre espace productif (collectif, public), et espace de consommation (atomisé, privé). Habermas, dans L’espace public (1962), voit « la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise ». Farge, dans Dire et mal dire (1992), ajoute que l’espace public n’appartient pas seulement à une élite bourgeoise, mais aussi au peuple, à sa liberté d’opinion et à sa souveraineté, capable de s’émanciper de la sphère politicienne.

Contre la domination de l’Etat, son modèle autoritaire et médiateur, l’art peut dès lors exprimer une résistance sociale au sein de l’espace public, devenant celui de la critique sociale et de la rencontre directe. Les mots sont aussi un enjeu social et politique : à la notion d’art public, Suzanne Lacy préfère ainsi celle de pratiques publiques, terme encourageant selon elle de nouvelles perceptions, de nouveaux postulats moraux et civiques, et une participation directe du public.

Ce n’est pas l’autorisation ou la décision des autorités qui rend un art « public ». Le public est ce qui appartient à tout le monde, ce qui échappe au contrôle des élites (y compris « artistiques ») qui prétendent mieux savoir que les autres.

L’espace public devient ainsi espace social, où la créativité politique et artistique vont ensemble, à travers de nouvelles expressions, qui passent par l’occupation de l’espace sans en demander la permission. Hakim Bey popularise le concept de zone autonome temporaire, où habitat, art et fête fleurissent sur des modes autogestionnaires, tout en assumant un déplacement constant du fait de la répression des autorités. Dans les années 1980 et 1990 se développe le phénomène squat, auquel de nombreux artistes prennent part pour faire vivre un art à la fois social et libre. Les théâtres de rue se multiplient. Le mouvement des rave-parties sauvages prend son essor. Des féministes investissent l’espace public seins nus (les Femen en Ukraine), le mouvement queer remet en question le genre et l’ordre patriarcal et hétéronormé en affichant des tenues vestimentaires étonnantes. En 2011 ont fleuri les campements d’indignés en Europe, du mouvement « Occupy » aux Etats-Unis, mêlant revendications sociales, pratiques autogestionnaires, détournements artistiques de la publicité, concerts sauvages et banderoles improvisées. L’expression se libère, à la fois politique, poétique, artistique.

La répression n’est jamais loin : l’Etat expulse brutalement squats et campements, démonte des installations sauvages, interdit des concerts ; mais la résistance se déplace, nomade, subvertissant la notion libérale de la liberté de circulation dans le sens d’une réappropriation. Face au pouvoir centralisé aménageant la ville et le monde sous son autorité et ses prétentions totalitaires, une partie des créateurs entre en guérilla artistique. Le droit de s’exprimer dans l’espace public ne se demande pas : il se prend, et revendique la vie. Les graffiti, expression ancienne de cette lutte, s’expriment aujourd’hui partout, sous des formes diverses et au moyen de nombreuses techniques : marqueurs, bombes aérosol, pochoirs… Face à ce foisonnement créatif et contestataire, nourrissant une véritable contre-culture, l’Etat oscille entre répression et récupération.

Plusieurs formes artistiques de résistance : De nombreux artistes ont expérimenté de nouvelles formes d’expressions contestataires.

Parmi de nombreux collectifs d’artistes militants, citons « Art 112 » qui depuis trente ans produit de nombreuses installations sauvages, laissées dans l’espace public de plusieurs villes, questionnant et critiquant le pouvoir. Les autorités ne savent d’ailleurs souvent pas comment réagir, certaines de ces œuvres terminant dans les musées municipaux, d’autres dans des entrepôts, d’autres enfin dans des poubelles.

Plus intéressantes encore à notre sens sont les œuvres qui n’imposent pas la vue de l’artiste, mais dérangent, posent des questions.

Richard Serra produit ainsi de grandes sculptures modifiant ostensiblement l’ordre de la circulation dans l’espace urbain, contestant ainsi l’ordre imposé dans l’espace public. L’une de ses sculptures  a d’ailleurs été retirée par les autorités américaines.

Christo et Jeanne-Claude questionnent la fragmentation de l’espace et la sacralisation symbolique que les autorités leur confèrent. Le Parlement allemand est ainsi enveloppé de tissu, semblant montrer la séparation entre le monde clos des « représentants », et le peuple.

Ron Mueck expose avec un réalisme saisissant, loin des idéologies et des modèles publicitaires, des sculptures d’individus plus vrais que nature, isolés dans l’espace vide, glacial et nu de galeries symbolisant peut-être un espace public sans vie sociale.

Ernest Pignon-Ernest réintroduit l’humain, ses rêves poétiques et ses croyances mystiques. Avec des portraits affichés sur les murs tristes d’immeubles ternes et du métro, ou sur les marches de la butte Montmartre en mémoire des Communards.

Banksy, figure aussi célèbre qu’anonyme du street art, réquisitionne aussi l’espace public et privé pour en saboter les distinctions factices : il affiche ses œuvres dans des galeries et des musées, glisse des détournements d’un CD de Paris Hilton dans de nombreuses boutiques musicales de Londres, fait d’une cabine téléphonique « assassinée » l’illustration du saccage des liens sociaux. Le tout avec un humour ravageur et cinglant : des policiers s’embrassent, la célèbre jeune fille vietnamienne brûlée au napalm est entourée de Mickey et du clown de Mac Donald’s, une poupée gonflable dénonçant le camp de Guantanamo est installée à Disneyland… Face à la « pédagogie » d’un art au service de la propagande d’un Etat prétendant parler au nom du peuple, l’artiste cultive l’anonymat pour  exprimer les pensées et les rêves de millions de gens sur les murs honteux de la séparation sociale, comme sur le mur entre Israël et Gaza.

Partout dans ces œuvres, la vie est à l’oeuvre contre les murs, contre les idéologies mortifères, contre l’agencement autoritaire des rapports humains.

L’art et la vie : La séparation entre l’art et la vie a été dénoncée par de nombreux mouvements artistiques, comme Les Dada, les situationnistes, Fluxus… qui témoignaient aussi d’une aspiration révolutionnaire de réappropriation de l’espace public, gangréné par les représentations spectaculaires de l’ordre capitaliste : publicité, propagande des autorités, urbanisme…

Le détournement est l’une des traditions « situationnistes » les plus reprises, notamment dans les actions antipub.

 

Une autre piste artistique consiste, chez certains auteurs, à questionner le rapport entre l’homme et la nature, voyant dans le rapport de domination de l’humanité sur la nature un fondement de la domination sociale s’exprimant dans l’espace public.

Chez Matisse déjà, la priorité est mise sur l’expression de la vie, par opposition au formalisme et à la prétention occidentale du contrôle du vivant : les formes végétales se libèrent, l’énergie des couleurs explose et déborde le cadre figuratif.

L’intérêt pour les arts dits « primitifs » est une forme de contestation de la colonisation, aussi bien de l’Occident sur les autres continents, que de la civilisation industrielle et technologique sur les sociétés humaines.

Les peintures rupestres du paléolithique, magnifiquement abordées par le film La grotte des rêves perdus de Werner Herzog, témoignent d’une humanité en harmonie avec le monde minéral, végétal et animal. L’espace vécu est peuplé d’humains zoomorphes enroulés autour de stalactites, l’espace tortueux des cavernes n’est pas aplani mais utilisé pour retranscrire la course des animaux. L’homme est en harmonie avec la nature, et avec l’espace vécu. Pour une fois, la 3D est bien utile pour retranscrire la beauté saisissante de cette expression artistique, à la fois si lointaine dans le temps, et si proche de nos préoccupations écologiques contemporaines.

Dans le même ordre d’idées, le Land art s’inscrit dans l’espace public, mais naturel et loin des villes. Les matériaux utilisés produisent une impression d’harmonie entre l’homme et la nature, qui ne s’inscrivent plus dans une relation de domination, mais de respect et de sens esthétique. Ramenés dans les galeries urbaines, certains de ces matériaux ou de ces installations témoignent d’un questionnement sur l’espace vécu, et l’on se demande s’il s’agit d’une nostalgie d’une harmonie passée ou d’un espoir d’une nouvelle vision du monde.

La vie végétale et animale, si souvent enfermée dans des cages et un rôle décoratif dans le cadre de l’aménagement de l’espace public urbain, est rendue à sa liberté : cette réinvention du « recours aux forêts » cher à Ernst Jünger, n’a rien d’une misanthrope défaitiste, elle propose une humanité rebelle, plus proche de la nature, plus proche de ses aspirations réelles, plus libre. Une liberté qui ne serait plus celle d’individus atomisés, se limitant les uns les autres.

Conclusion

La liberté des uns ne s’arrête pas là où commence celle des autres : dans une société débarrassée de l’appropriation de l’espace et des activités par les pouvoirs, « la liberté des autres étend la mienne à l’infini » (Bakounine). La liberté artistique dans l’espace public est un enjeu fondamental pour de nouveaux regards, pour de nouveaux possibles, de nouveaux questionnements communs et de nouveaux liens sociaux.

(*) sur l’évolution des rapports entre l’Etat et les arts en France, lire l’article « Quand l’art est le faire-valoir de l’Etat », dans le dossier « Art, la fabrique du social », in Offensive n° 33, mars 2012 

S & J, 9 avril 2012

Elections, tonte à moutons

Voter, ce n’est pas seulement donner à un-e professionnel-le du discours politicien et à son parti la « légitimité » de contraindre, sans même avoir à respecter les promesses bidons de leur programme, toutes les populations d’un territoire.

C’est aussi obliger toutes les personnes n’ayant pas donné leur accord pour se faire gouverner par cet-te élu-e (à savoir les gens ayant voté autre chose, mais aussi les abstentionnistes et non-inscrit-e-s), à nourrir cet-te élu-e et son parti. La « liberté d’expression » des partis se présentant aux élections… est financée par l’ensemble des contribuables.

La Nouvelle République rappelle aujourd’hui cet enjeu essentiel des élections législatives : le pognon.

« Des voix qui rapportent gros. Tous les cinq ans c’est la même chose. On s’esbaudit devant le nombre toujours élevé de candidats aux législatives. Il y a pourtant une explication très simple à cet embouteillage. Le financement public des mouvements politiques est basé sur le nombre de voix récoltées au premier tour de cette élection, et au nombre d’élus. Au premier tour, chaque voix rapporte environ 1,70 € au parti qui présente le candidat (à condition de faire plus de 1 % des suffrages dans au moins 50 circonscriptions). On comprend mieux pourquoi tous les partis ont intérêt à présenter un maximum de candidats. On comprend mieux pourquoi, aussi, certains ne font parler d’eux qu’à la veille des élections législatives. Un exemple au hasard : connaissez-vous le Trèfle Nehna (Nouveaux écologistes, hommes, nature et animaux) ? Voilà un mouvement qui a présenté des candidats en 2007 (deux dans la Vienne) et qui, sur cette base, a reçu chaque année un peu plus de 150.000€ (163.339,38 en 2011) dans le cadre du financement de la vie politique. »

Bref, c’est à tout le monde qu’il revient de financer les politicard-e-s,  pour voir s’étaler leurs prétentions grotesques à « représenter » les populations, dans l’espace public et médiatique.

Cette disposition de 2003 (à laquelle il faudrait ajouter que le versement a lieu chaque année, pendant cinq ans) est complétée par une somme de plusieurs dizaines de millions d’euros (40 millions en 2007), répartie proportionnellement entre les député-e-s se déclarant au parti concerné.

Une fois élu-e-s, ces député-e-s vivent grassement aux crochets des populations : 7 100,15 € bruts par mois, dont une indemnité de fonction non imposable (1 420,03 €), soit la bagatelle de 5 189,27 € nets par mois.

A cette somme rondelette s’ajoute une « indemnité représentative de frais de mandat », avec 6 412 € bruts par mois, pour les diverses dépenses « liées au mandat » : bagnole, loyer, frais de réception, d’habillement… il convient en effet, lorsqu’on vit de l’esbroufe consistant à prétendre « incarner la nation toute entière », de ne pas vivre comme de vulgaires prolétaires.

C’est aussi compter sans les avantages : pas moins de 9 138 € bruts par mois pour la rémunération des collaborateurs. Accès gratuit à l’ensemble du réseau SNCF (en première classe), déplacements gratuits à Paris en voiture de l’assemblée ou en taxi (toujours dans le cadre des missions du parlementaire, bien évidemment et nul-le n’en doute), carte de métro gratuite,  remboursement des forfaits de cinq lignes téléphoniques et d’un abonnement internet…

Le président de l’Assemblée nationale perçoit quant à lui une indemnité propre de plus de 14 000 €, et bénéficie d’un luxueux logement de fonction : l’Hôtel de Lassay, avec des domestiques.

On pourrait aussi évoquer le fait qu’un mandat (de cinq ans donc) donne à un parlementaire le droit à une retraite de près de 1200 euros. Soit quasiment la pension médiane de la retraite perçue par les gens ayant bossé 40 ans. Et ce, sans décote.

Un-e député-e peut par ailleurs cumuler son indemnité parlementaire avec celles d’autres mandats électifs, dans la limite d’une fois et demie le montant brut de l’indemnité parlementaire de base, soit 2 757,34 € au titre de ses mandats locaux.

Ajoutons à cela les affaires politico-financières qui continuent de faire florès au sein de la « vie politique », à travers les réseaux d’élu-e-s : emplois fictifs, surfacturations lors de contrats publics, rétrocommissions diverses, dons aussi généreux qu’intéressés de riches ami-e-s…

Le plus sidérant dans tout ce système « démocratique », dont le rôle essentiel et historique est de donner un semblant de légitimité au capitalisme et de garantir sa défense armée, judiciaire et médiatique,

                                          …c’est qu’il y ait encore des gens qui votent.

Jeanine, Pavillon Noir (FA 86), 22 mai 2012

[Poitiers] Détournements de pub par les Déboulonneurs 86

Hier mercredi à Poitiers, les Déboulonneurs 86 proposaient une promenade antipub, à laquelle nous avons participé. Il s’agissait d’aller de rendre visite aux hideuses sucettes publicitaires qui jalonnent le centre-ville, pour discuter ensemble des détournements possibles, puis de scotcher sur ces totems de la marchandise des papiers annotés de formes diverses, peints ou écrits au marqueur.

Une vingtaine de personnes ont répondu à l’appel, entamant une déambulation sympathique, en compagnie d’une participante revêtue pour l’occasion d’une jolie robe en prospectus publicitaires.

Sous bonne escorte d’une demi-douzaine de flics notant scrupuleusement les phrases écrites, le cortège s’est arrêté un moment, en soutien à des personnes que les flics dégageaient du porche de Notre-Dame pour « chien non tenu en laisse », prétexte habituel pour harceler les sans-logis et mal-logé-e-s de Poitiers.

Onze sucettes publicitaires ont finalement été détournées. Des gens se sont arrêtés pour prendre le temps de regarder ces oeuvres éphémères, et lire le tract des Déboulonneurs qui était scotché à chaque fois dans un coin (lire ci-après).

Un papier est aussi paru aujourd’hui dans la presse locale (voir ci-après).

Pavillon Noir

Mise à jour – Photos

Certains détournements étant mal visibles sous ce format miniature, cliquer sur les photos pour les voir au format original.

Tract des Déboulonneur-euse-s 86

STOP LA PUB !

La publicité nous pollue

à plusieurs niveaux. Elle dévore d’énormes quantités de papier, dont la récupération et le traitement sont essentiellement facturés aux contribuables. Elle est aussi très énergivore : un seul panneau publicitaire tournant équivaut à la consommation annuelle d’un foyer de quatre personnes !

La publicité nous harcèle

pour nous faire rentrer dans le moule étouffant et uniformisant de la consommation, de l’ostentation et de la réussite. Dès le plus jeune âge, nul ne peut tenter de s’en extraire sans se sentir culpabilisé et marginalisé. L’un des exemples le plus frappant est l’image donnée des femmes, tenues d’être jeunes, minces, maquillées et richement parées. Comme aux Cordeliers, avec ce logo de «la Poitevine» rousse, consommatrice de l’enfance à l’âge adulte, pour «l’anniversaire» de laquelle des étudiantes distribuaient des tracts, revêtues de perruques rousses pour coller au «modèle».

La publicité inonde insidieusement

nos lieux de vie, avec sa propagande héritée des régimes totalitaires, alors que l’espace public nous appartient de droit. La décision démocratique sur les emplacements voués à la publicité nous échappe complètement.

La publicité n’est ni une culture

, ni une expression libre : monopolisée par les diffuseurs et les riches, elle ne tolère aucun dialogue, elle répond par la répression à quiconque émet une critique contre le système qu’elle sous-tend. Les condamnations lourdes et répétées de militant-e-s antipub, obtenues à Poitiers par Decaux, démontrent bien que la publicité est une monopolisation violente de la (pseudo) liberté d’expression Elle n’est qu’une  colonisation des esprits.

La publicité n’est pas que le spectacle

du capitalisme, elle en est la condition essentielle. La concurrence et la recherche du profit maximal supposent l’alignement de la demande sur une offre définie par un productivisme effréné, qui n’a plus aucun sens social. Cette société de fausse «abondance» implique qu’une minorité se gave, tandis que l’immense majorité tente de poursuivre un miroir aux alouettes, et qu’un milliard de personnes crèvent de faim et tentent de survivre au beau milieu de ses déchets.

Sur Poitiers, la municipalité collabore

à l’envahissement publicitaire, et prend fait et cause pour Decaux dans les procès qu’il intente aux militant-e-s antipub. Les panneaux d’affichage libre sont absents du centre-ville alors que les «sucettes» publicitaires et les panneaux lumineux y prolifèrent. «Coeur d’agglo» est typique d’un projet social où la population est considérée comme du bétail à tondre.

La désobéissance civile

, comme pour la lutte des faucheurs contre les OGM ou des salariés contre les licenciements, est un moyen de nous défendre et de défendre l’intérêt général. Par des actions antipub assumées et publiques, nous revendiquons avant tout le droit pour tou-te-s de se ressaisir de l’espace public, de lui redonner un sens plus solidaire et plus humain.

Collectif des Déboulonneurs 86

Pour que la pub ne fasse plus partie du paysage

Les antipub sont de retour à Poitiers. Le collectif “ les déboulonneur-euse-s ” ont pris pacifiquement pour cible les sucettes publicitaires du centre-ville.

Ça n’est pas sans humour que les « Déboulonneur-euse-s » Poitiers ont frappé, ici rue du Marché Notre-Dame.

Trois mois après avoir relancé leur mouvement, les « Déboulonneur euse-s » de Poitiers sont passés « à l’attaque », hier en fin d’après-midi avec pour seules armes du ruban adhésif, plusieurs mètres de papier, des ciseaux et quelques feutres ! Une petite vingtaine de « Déboulonneurs » a pris pour cible les sucettes publicitaires et les abris de bus de l’hyper centre de Poitiers. Et ce sont précisément les slogans qu’ils ont détournés et enrichis de bulles. A ne pas confondre avec l’action des antinucléaires (les « éteigneurs » de sucettes), le 17 mars dernier, cette déambulation – suivie par une demi-douzaine de policiers – a conduit le petit groupe, rue du Marché, place Notre-Dame avec la volonté d’inciter les Poitevins « à se réapproprier l’espace public, colonisé et confisqué par la publicité ». Ils n’ont forcé aucun des supports publicitaires et ne les ont pas badigeonnés de peinture. Leur action se voulait « poélitique », sympathique pour dénoncer la publicité qui, expliquent-ils dans un tract, « pollue », « harcèle », « qui n’est ni une culture, ni une expression libre ». « Notre objectif, explique Sylvain, est de susciter un débat citoyen, de faire prendre conscience aux habitants que l’espace public leur appartient. Nous voulons que les gens sachent que la somme que rapporte cette publicité à la Ville est dérisoire. Nous souhaitons provoquer le débat et à terme interpeller les élus municipaux pour un Poitiers sans pub. Avec un euro supplémentaire par contribuable, on se passerait de publicité à Poitiers ! » L’invitation lancée à ce qu’ils ont eux-mêmes appelé « promenade antipub » n’a guère trouvé d’échos auprès de Poitevins pressés de regagner leur domicile et d’entamer, pour un certain nombre d’entre eux, un long week-end comme ces trois étudiantes rencontrées, rue de l’Université que l’action n’a pas convaincues. « Les pubs, à force d’en voir, on ne les voit plus tout simplement. Elles font partie du paysage, c’est tout. »

Nouvelle République, Sylvaine Hausseguy, 17 mai 2012

[Poitiers] Un peu de botanique, ça vous dit ?

Réapproprions-nous les savoirs botaniques !

Le mercredi 30 mai prochain, on fera ensemble un petit tour des plantes qui poussent au carré botanique du jardin des plantes.

Nous échangerons autour des nombreuses et étonnantes utilisations populaires (culinaires, médicinales)  des plantes sauvages. Papier et stylos bienvenus !

Rendez-vous sur place, la promenade commence à 16H tapantes. L’activité proposée est évidemment gratuite.

De façon à prévoir le nombre de personnes et le nombre de tirages potocopies présentant succinctement les espèces végétales, merci d’envoyer un mail à pavillon-noir [arobase] federation-anarchiste [point] org

Groupe Pavillon Noir (Fédération-anarchiste 86)

Illustration : borrago officinalis, alias bourrache, autrefois très appréciée comme plante condimentaire, alimentaire, médicinale et mellifère, au goût rappelant le concombre ou l’huître.

[Poitiers] Sur la manif des flics

Les flics manifestent, on aura tout vu. La presse quotidienne régionale annonce que « les policiers de Poitiers doivent se rassembler devant la préfecture de la Vienne« , aujourd’hui, « à 13 h, pour protester contre la mise en examen pour homicide volontaire d’un de leur collègue parisien. De nombreuses manifestations ont eu lieu, à Paris et dans de nombreuses villes de province depuis quinze jours ». Mais pour quelles raisons au juste ?

Il serait facile d’en rire (jaune), pour nous anti-autoritaires, depuis longtemps convaincu-e-s par nos expériences diverses de répression policière, souvent cruelle, suscitant à juste titre notre colère. Nous ne reviendrons pas ici sur l’évidence de notre rejet de l’institution policière et du monde capitaliste qui l’engendre et qu’elle défend de fait. Pour nous, le règlement des conflits par des forces armées spécialisées dans la coercition, au service des puissants et aux ordres de bureaucrates à leurs bottes, est une aberration.

Nous nous pencherons plutôt sur les causes de ce mouvement chez les flics, les questions qu’il nous pose et les analyses que nous pouvons en tirer. Les flics ne sont pas une caste « à part », ils sont partie intégrante d’un système diffusant contrôle et coercition à tous les échelons de l’organisation sociale.

Un volet des revendications les plus courantes, qui a d’ailleurs fait qu’on ait pu voir çà et là quelques flics manifester dans les cortèges syndicaux, au moment de la réforme des retraites (si si !), porte sur une dénonciation de la RGPP (révision générale des politiques publiques). Avec une surcharge de travail croissante et des exigences toujours plus grandes (et des orientations parfois contestées) de la hiérarchie d’un côté, des postes et du fric en moins de l’autre, les fonctionnaires disent subir le stress au travail, un certain sentiment d’impuissance voire d’inutilité,  à quoi s’ajoute celui du mépris : à l’extérieur, d’une partie de la population face à un travail impopulaire, cristallisant pour beaucoup toute l’injustice de cette société. A l’intérieur aussi, avec une hiérarchie qui pousse à fond dans des tâches dégueulasses mais ne soutient pas en cas de « bavures » inévitables puisque érigées en mode de fonctionnement. Il en résulte parfois, aux dires de nombreux témoignages de flics dans les médias, évidemment anonymes, un sentiment d’abandon et d’isolement social. Bien des flics se sentent évidemment à des kilomètres du rôle de justicier de séries télévisées à la Starsky et Hutch qui ont pu les faire rêver quand ils étaient mômes, et ont peu d’illusions sur le rôle qu’ils jouent dans le système. Beaucoup pensent à démissionner, mais combien le font ? Avec le temps on prend le pli, on « s’endurcit », on ne met plus « d’émotionnel ». On obéit à la « loi », et on finit par se convaincre qu’on est le « rempart de la démocratie »… parce que sinon, on en crève, tout simplement.

Sur ce point de la RGPP, les flics n’échappent pas à la réorganisation structurelle du capitalisme et à ses contradictions. Si la nature de leur travail est évidemment bien particulière, puisque essentiellement coercitive, leur situation au travail est à rapprocher de celle de tou-te-s les travailleur-euse-s du secteur public, qui subissent de plus en plus durement ce que les salarié-e-s du secteur privé se prennent eux aussi dans la figure. En termes de conditions de travail (réductions de postes, restrictions budgétaires, exigences toujours croissantes, management toujours plus dur, répression et isolement de la contestation syndicale quand elle ne va pas dans le sens du plus-répressif). Ces revendications témoignent d’une souffrance au travail frappant tous les travailleur-euse-s, public comme privé, de nationalité française ou étrangère, qui pousse aujourd’hui les fonctionnaires de police à manifester une colère qui va bien au-delà d’un événement (un flic du 93 poursuivi pour homicide volontaire), qui ne fait que révéler un ras-le-bol plus général, présent dans quasiment tous les commissariats.

Et ce, de la part de salarié-e-s dont une partie du métier consiste pourtant régulièrement à obéir aux injonctions étatiques de division et de répression des travailleur-euse-s (notamment « étranger-e-s », que les flics arrêtent et expulsent), et plus généralement de répression des mouvements sociaux (par la force coercitive et-ou des poursuites judiciaires). Pour quelles obscures raisons l’Etat malmène-t-il ainsi des fonctionnaires à qui il doit pourtant son pouvoir, et qu’il devrait au contraire flatter et chouchouter ? En réalité, il n’y a rien d’étonnant à cela. Les contradictions du capitalisme s’illustrent ici parfaitement.

Le capitalisme fonde son pouvoir sur l’accaparement de la décision économique et politique, via l’exploitation de la plus-value organisée par le système du salariat. Ce vol (appelé « profit » ou encore « propriété ») est instauré, protégé et garanti par les forces armées de l’Etat : expropriations et impérialisme, répression de l’atteinte à la propriété capitaliste, répression de la contestation. De fait, la quasi-totalité des taulard-e-s en France sont des pauvres, qui en grande majorité se retrouvent engeôlé-e-s pour avoir porté atteinte, d’une façon ou d’une autre, à une « propriété privée » capitaliste, origine de tant de souffrances et d’inégalités sociales au sein desquelles tout le monde essaie de s’en sortir comme il peut.

Mais ces forces armées, indispensables au maintien du système capitaliste, subissent les mêmes contradictions du capitalisme que l’ensemble des salarié-e-s. Les esclaves du salariat sont la source de tout profit capitaliste, en même temps qu’ils sont les premières victimes des coupes budgétaires. En situation de concurrence et de surenchère technologique, pour se maintenir dans la course au profit toujours plus grand que l’on nomme croissance, le capital doit investir dans des technologies, et doit réduire du même coup la part donnée aux salaires. Dans la police, ça se traduit par plus de vidéosurveillance, de biométrie, de fichage et autres gadgets répressifs, plutôt que d’augmenter les postes. Même topo dans l’armée, où la technologie est généralement préférée au recrutement. Ce qui permet aussi aux capitalistes d’investir des marchés lucratifs par des contrats public-privé, dans l’armement, les systèmes optiques, le fichage, mais aussi dans la construction de taules.

D’où casse des droits du travail, réduction des postes, pressions manageriales pour augmenter la productivité, répression des personnels récalcitrants.

Cette situation est à terme intenable pour les salarié-e-s, voué-e-s à la précarité et à la pauvreté, mais aussi pour les capitalistes. D’une part le profit ne se réalise que si les consommateurs (donc les salarié-e-s) ont les moyens d’acheter la production, ce qui est difficile s’ils n’en ont plus les moyens. D’autre part les salarié-e-s peuvent se révolter. Et si la misère est trop grande, il arrive qu’une partie des forces armées se retourne contre la main qui les nourrit, celle toute propre et manucurée des bureaucrates étatiques, qui paye pour faire à sa place le sale boulot de la répression des pauvres. C’est certes rare, mais ça s’est déjà vu.

Depuis longtemps le capitalisme s’est montré assez inventif pour surmonter ses crises de surproduction, par une fuite en avant de sa violence, étendue à de nouveaux champs d’accaparement (impérialisme, colonialisme, destruction écologique, crédit, capitalisme vert…). Pour briser la contestation, les capitalistes ne comptent plus seulement sur les forces armées : c’est non seulement insuffisant en termes de rapports de force, mais c’est aussi dangereux de tout miser sur des forces qui peuvent se retourner. Il s’agit aussi de désamorcer et canaliser la contestation elle-même, de la détourner sur des revendications et des modes d’expression servant ses intérêts.

Ca a longtemps été (et c’est toujours) le rôle de la « démocratie » représentative, où les populations ont le sentiment d’être libres en choisissant elles-mêmes les gens qui vont perpétuer le système qui les domine et les exploite. C’est aussi, depuis fort longtemps, le rôle des modes de fonctionnement des bureaucraties syndicales.

Si l’on revient aux flics, la contestation est canalisée, détournée sur la solidarité corporatiste avec un flic du 93 poursuivi pour homicide volontaire. Il s’agit de réclamer la « présomption d’innocence » pour les fonctionnaires de police. Malin : la hiérarchie joue du sentiment d’abandon que son arrogance suscite dans les rangs de flics utilisés comme de la chair à canon, souvent en désaccord avec leur hiérarchie et ses directives toujours plus dégueulasses. Ce sentiment d’abandon et de colère est détourné contre d’autres fonctionnaires tout aussi débordé-e-s de boulot (la « justice » étant souvent chargée par des flics de tous les maux, taxée de « laxisme »), et contre les pauvres qui seraient dans « l’impunité ».

Ce tour de passe-passe, par le biais de revendications moisies, permet au pouvoir de détourner les véritables raisons de la colère non contre les vrais responsables (capitalisme et Etat), mais contre ses victimes, à savoir les pauvres, les immigrés, face auxquels il faudrait s’armer davantage. C’est le rôle historique du fascisme en temps de crise. Pas un hasard que le FN soit à l’origine de la revendication d’une « présomption d’innocence » pour les flics. L’UMP, après avoir critiqué par la voix de Guéant ce qui constituerait un « permis de tirer », reprend ainsi à son compte la proposition du Front National.

Les bureaucraties syndicales de flics elles-mêmes, toujours plus bas que tout, reprennent le mot d’ordre dans les manifs d’aujourd’hui, par la voie d’Alliance et Synergie, à droite, mais aussi chez Unité SGP (FO Police). Il s’agirait de favoriser juridiquement les flics, quand ils sont aux prises avec des plaintes contre des possibles délits et crimes qu’ils auraient perpetrés dans leur fonction. Cette différence de statut légal entre des gens est anticonstitutionnelle et bafoue les principes de justice les plus élémentaires ; mais cela ne fait visiblement pas peur à Sarkozy qui a déclaré : « dans un Etat de droit, on ne peut pas mettre sur le même plan le policier dans l’exercice de ses fonctions et les délinquants« .

Pour Me Xavier Prugnard de La Chaise, avocat spécialiste en droit pénal, « il s’agit en fait de renverser la charge de la preuve, la personne sur laquelle va reposer la responsabilité d’apporter des preuves ». « Avec la présomption de légitime défense, ça serait à la personne qui a été visée par le policier de montrer qu’elle n’a pas attaqué le policier ». « Ce serait une présomption d’irresponsabilité pénale. » Or, « prouver que quelque chose n’est pas arrivé ça s’appelle une preuve négative c’est beaucoup plus difficile à apporter qu’une preuve positive ». De plus, les policiers étant assermentés et leur parole pesant souvent bien plus lourd dans les tribunaux, « avec en plus une présomption de légitime défense, ça forgerait une sorte d’impunité statutaire pour le policier quasi indestructible ».

Pour nous anarchistes qui sommes pour un monde sans domination ni exploitation, mais où les populations prennent elles-mêmes en main leurs affaires, y compris leurs conflits, les institutions punitives sont évidemment à bannir. Quand on argumente face à un flic, qu’on le met face à sa contradiction fondamentale, à savoir qu’il pense défendre la justice, l’ordre et la paix tout en appliquant des consignes fort discutables, dont l’illégitimité morale est souvent manifeste, le flic lui-même répond souvent : « c’est pas moi, c’est les ordres, ça vient d’en haut » ou encore « j’y peux rien c’est mon boulot, faut bien que je bosse pour gagner ma vie ».

Nous y sommes : l’obéissance à ce que l’on ne cautionnerait pas en temps normal, fondement de toute domination, de tout esclavage. Même s’il s’agit de reproduire cette domination sur les autres ! C’est aussi ce que répondent, dans une moindre mesure, les ouvriers qui fabriquent des pesticides qui bousillent les sols et la biodiversité et refilent des cancers ; c’est ce que disent les aimbales diplômé-e-s d’écoles d’ingénieurs qui conçoivent des armes, « parce que c’est l’un des seuls débouchés » ; ce que répondent les profs qui hiérarchisent les élèves par des notes et leur apprennent à obéir sous peine de sanctions, parce qu’il « faut bien les évaluer » et « leur apprendre la vie en société » ; les employés de pôle emploi qui retirent leurs droits à des précaires ; etc…

A toi, dont le taf est aujourd’hui d’être flic : je ne lutterai à tes côtés que le jour où tu démissionneras.

Juanito, groupe Pavillon Noir (FA 86), 11 mai 2012

mise à jour (12/05) : un article de la NR sur la manif donne la parole aux flics