L’asservissement technologique – Une recension de L’Emprise numérique
Les attaques à charge contre le numérique ne sont pas si courantes a fortiori quand elles se permettent peu de demi-mesures quant aux solutions à apporter. De surcroît, l’optique résolument libertaire et décroissante de l’Emprise numérique de Cédric Biagini rend ce livre précieux pour nos luttes. Cet ouvrage développe une critique radicale et documentée des nouvelles technologies.
Le terme de technologie, pensait Jacques Ellul, correspond à la conjonction de la technique et de l’idéologie. Car ces technologies dites nouvelles nous ont bien été imposées par ce mouvement perpétuel qui est désormais l’esprit du capitalisme. Elles opèrent ainsi selon le mode idéologique des dominants. Car la technique n’est pas neutre. Internet induit un imaginaire et des rapports sociaux spécifiques. Ainsi, à l’heure du numérique, tout n’est plus que flux de communication et d’informations, transparence, connexion, mobilité, réseaux et rien ne doit y faire obstacle. Peu importe le contenu de ce qui est transmis. « Les technologies permettent de faire plus de choses toujours plus vite, mais laissent de moins en moins de temps pour s’adonner à une seule activité dans le calme et avec une certaine profondeur, pour flâner, pour réfléchir et même pour dormir » constate l’auteur. C’est en effet au cœur de nos vies quotidiennes que le numérique pose son emprise mais « bien que l’accélération technique n’implique pas réellement (…) une augmentation du temps libre, la plupart des individus continuent à être convaincus que les nouvelles technologies vont leur en donner, alors qu’ils font systématiquement l’expérience du contraire et qu’ils souffrent de l’accélération considérable de leur rythme de vie. » Cédric Biagini voit dans ce décalage entre le point de vue et le vécu les marques d’une croyance, d’un mythe, d’une illusion voire d’une religion.
Il y a de fait nécessité de questionner d’un point de vue politique l’avancée technique et de critiquer les bouleversements sociaux et culturels qu’elle implique. La solution n’est pas, pour l’auteur, dans de nouvelles innovations techniques. Les mythes fondateurs de l’internet sont nés dans les universités américaines. « Liberté, gratuité, horizontalité, participation, nomadisme, connaissance, partage » le capitalisme s’est modernisé en se parant grâce au numérique des valeurs issues de la tradition émancipatrice. Et d’ailleurs, « bien que toutes les forces sociales dominantes, de l’État aux multinationales en passant par les industries culturelles participent au déferlement technologique et tentent de mettre l’ensemble de l’humanité face à un écran, les mouvements dits d’émancipation sont soit incapables de formuler un discours un tant soit peu critique quant aux évolutions récentes du capitalisme, soit continuent de penser que seules de nouvelles avancées technologiques pourront permettre de le dépasser, quand bien même la réalité invalide chaque jour leurs théories. » Nous sommes donc bien, selon Cédric Biagini, face à des croyances irrationnelles. Les cercles militants qui utilisent de plus en plus internet font l’expérience d’une agressivité accrue des échanges. Il devient de plus en plus difficile de se retrouver pour s’organiser et se réunir. Le militantisme se désincarne en quelque sorte.
Bien sûr, pour l’auteur, éviter d’utiliser certaines technologies est une forme de résistance. Seulement cette grève privée, si elle a son importance, semble difficile. D’une part, par ce qu’une résistance strictement individuelle paraît dérisoire. D’autre part, par ce qu’il est devenu impossible de faire sans ce monde-là. Nous n’avons, à bien des égards, plus le choix sauf à rentrer dans une rupture totale et donc au risque d’un isolement social. Nous sommes tous dans le monde de l’ordinateur. Cédric Biagini appelle donc à décoloniser nos imaginaires et à critiquer les nouvelles technologies socialement et politiquement en se plaçant dans une contestation plus globale de la société industrielle. Les premières critiques du capitalisme remirent directement en cause l’industrie. Le mouvement libertaire fut à la pointe de cette révolte. Il ne s’agit pas d’idéaliser un passé préindustriel mais de renouer avec cette critique à l’heure où les technologies nous menacent d’un asservissement dans lequel nous nous jetons volontairement. Mais refuser la technique n’aurait aucun sens : elle est consubstantielle à l’homo-sapiens. Il faut selon l’auteur « réenchasser la technique dans le social et le politique autrement dit resocialiser le rapport à la technique. ». Celle-ci se définissant à la fois comme un savoir-faire et un ensemble d’outils mobilisant conjointement le corps et l’esprit. La technique nous permet d’avoir une prise sur le réel, d’agir sur lui en y étant confronté. À l’inverse la technologie, par une « rationalisation scientifique » nous « déconnecte du monde de l’expérience commune ». Avec la technologie, nous perdons le sens de l’outil et du savoir-faire : nous pensons utiliser alors que nous sommes aussi utilisés par des moyens sur lesquels nous avons peu de contrôle. Il conviendrait de revenir vers « une société à la mesure de l’homme » composée de structures sociales de petites ou moyennes tailles dans lesquelles exercer un métier aurait un sens. Cela nécessite aussi pour Cédric Biagini de sortir des « ghettos militants » afin d’instaurer un rapport de forces là où les antagonismes avec le système technicien se cristallisent.
La fin du livre et de l’éducation ?
Mais que fait exactement le numérique sur notre civilisation ? L’auteur dresse un tableau assez précis de ce qui existe déjà ou menace d’arriver sous peu. C’est plutôt catastrophiste et apocalyptique. Ce n’est pas par hasard d’ailleurs que ce livre commence par parler… du livre. Car ce dernier reste encore un espace que le numérique n’a pas encore totalement colonisé. À tel point que le livre de papier constitue à bien des égards un lieu de résistance. Le fonctionnement de l’édition papier ne peut être reproduit dans le domaine du numérique. Si dans un premier temps, les nouveaux média singent leurs prédécesseurs, par la suite ils développent leurs propres formes et asservissent les anciens à celles-ci. Or ce qui caractérise le numérique est l’absence totale d’intermédiaire et de médiation : internet est le média absolu. Dans ce cadre, pour Cédric Biagini, tout ce qui constitue la chaîne du livre est appelé à disparaître. Les librairies locales et indépendantes ne pourront pas résister à la pression des grandes multinationales (Amazon, Google, la Fnac etc.) qui s’imposent sur le marché du livre numérique. Les bibliothécaires, renonçant aux principes de l’éducation populaire, creusent leur propre tombe en réduisant peu à peu leur profession à la seule sphère technologique. À quoi bon se déplacer dans une librairie ou une bibliothèque puisque tout est disponible sur le net ? Les choix éditoriaux seront et sont déjà – comme sur Wikipedia – réalisés par les internautes eux-mêmes. À quoi bon le travail d’un éditeur dès lors ?
La lecture, elle même n’en est plus une. Selon les partisans de la lecture numérique, les livres sont appelés à se dissoudre dans le réseau lui-même – le téléchargement de fichiers sur des liseuses n’étant qu’une étape. À terme, la lecture se fera directement par flux depuis des terminaux reliés au web. Elle devient navigation donc discontinue. Elle est scrutation, purement utilitariste et informative. Elle incite à une consommation instantanée du contenu sans appropriation du contenant qui n’existe plus matériellement – en apparence. Elle se dissout dans la communication. Il devient difficile cognitivement de faire une lecture longue et approfondie. Alors que la lecture sur papier apaise, l’écran excite – ce qui est peut-être à la source même de son effet addictif – et trouble la concentration. Celle-ci est sans cesse captée par des signaux visant à empêcher la réflexion. Dans cette économie de l’attention, le contenu n’est que simple distraction et détournement. Le tout est de ramener le lecteur, après l’avoir baladé, vers le seul but : s’abandonner à l’oubli dans la consommation – vieux procédé de rhétorique. Prêt à tout accepter du moment que c’est gratuit, le lecteur se verra peut-être proposé des publicités au milieu de la lecture de son e-book. La lecture numérique trouble également les repères et la mémorisation car celle-ci est assurée par la machine elle-même : puisque tout est enregistré quelque part, il devient inutile de se souvenir. La mémoire étant au fondement même de notre identité, on voit à quel point le numérique et son savoir absolu bouleversent nos façons d’être. Silence, solitude, lenteur et ennui sont à proscrire dans ce nouvel environnement. Le lecteur lit de plus en plus comme une machine.
De son côté, l’écriture, elle aussi, s’en trouve bouleversée. Déjà, certains articles de journaux en ligne – cf. la revue financière Forbes – sont écrits automatiquement. Il faut écrire court pour capter l’attention. La collecte des informations personnelles sur les façons de lire permet d’ajuster l’offre à la demande : l’uniformisation sur mesure de la culture. Le langage lui-même devient un marché – cf. Google AdWords –, les mots se transformant en marchandises.
La numérisation transforme également l’éducation. Un enseignement se résumant à donner accès, à transformer les enseignants en simple accompagnateurs du monde numérique voire à les faire disparaître. Avec la dématérialisation, on voit advenir une école sans école. La saturation en informations empêche la connaissance et on ne peut réduire l’enseignement à la simple capacité à se débrouiller dans cette jungle de données. Les cadres d’Amazon, Apple, Google ou Ebay trop conscients des nuisances qu’ils créent envoient leurs enfants dans des écoles très coûteuses… dépourvues d’écran et de connexion internet. Le numérique : c’est pour le bas-peuple !
Réseaux, flux, informations, communication
Les réseaux sociaux contribuent au « contrôle de tous par tous ». L’intériorité disparaît au profit d’une « intimité surexposée, creuse et uniformisée » et d’un être qui « fabrique en permanence des images de lui-même, auxquelles d’autres images répondent ». Aussi « le vécu ne prend réellement de sens que lorsqu’il est enregistré » puis communiqué. Ainsi, « le présent se vit comme un souvenir ». Si réel et virtuel interagissent encore, c’est ce dernier qui semble de plus en plus prendre le dessus. Chaque individu est encouragé à devenir sa propre entreprise, sa propre marque. L’amitié devient une affaire comptable, une simple technique de relations humaines, une imitation. Les réseaux sociaux se développent sur la disparition des liens de solidarités ou de sociabilités anciens ; chacun n’étant plus qu’un atome, un simple nœud relié à d’autres à travers le réseau. Le lien social est en quelque sorte recréé artificiellement et industriellement après avoir été détruit ou altéré dans sa forme traditionnelle. Il se réduit désormais à sa dimension informationnelle et communicationnelle. L’individu se résume de plus en plus à être un simple émetteur-récepteur d’informations. Ces technologies de la communication qu’il s’agisse des réseaux sociaux, des ordinateurs, des mobiles, des tablettes ou des smartphones créent une addiction. Nous sommes de plus en plus dépendants d’objets de communication que l’on touche pour se rassurer comme des doudous et nous sommes de moins en moins autonomes.
Les média occidentaux suivant en cela leur propre fantasme de connexion permanente ont surestimé l’importance des réseaux sociaux dans les printemps arabes. Même si, selon l’auteur, ces réseaux ont joué un rôle dans ces mouvements, les révolutions n’ont pas attendu Twitter pour exister. Et le nombre de foyers connectés à internet dans le monde arabe est encore relativement restreint. Ceci étant, si les régimes autoritaires arabes ont été lâchés si facilement par les États-Unis, c’est aussi probablement que leur oligarchie monopolistique entravait la fluidité du vaste réseau que doit être le capitalisme aujourd’hui. De toute façon, internet facilite aussi la collecte d’informations sur les groupes militants par des dictatures ou des démocraties. La technologie est ambivalente, elle libère d’un côté quand elle aliène de l’autre.
Une utopie libertarienne ?
Le fait de rendre public des documents secrets sans aucun traitement intellectuel comme le fait Wikileaks ne change pas grand chose puisque ces informations viennent pour la plupart confirmer ce que l’on savait déjà. Surtout ce n’est pas par ce qu’on est informé que nécessairement on agit. Il faut que cette information entre en résonance avec nos expériences sensibles et nos conditions d’existence. Saturer le peuple d’informations lui donne l’impression d’un mouvement permanent mais en réalité l’anesthésie et l’immobilise. Cédric Biagini pointe également les ambiguïtés du mouvement Anonymous dont les militants, gavés de produits de l’industrie culturelle, prétendent lutter contre ces entreprises qui les nourrissent et qui pour des raisons juridiques essaient de limiter les potentialités techniques de copies permises par la technologie. L’anticapitalisme de façade des Anonymous n’est pas cohérent : la financiarisation accrue du monde est en grande partie le fait des nouvelles technologies. Les décisions sur les marchés qui gouvernent nos vies sont partiellement gérées par des machines. La démocratie participative qu’on nous vend avec internet est celle de l’idéal libertarien. Elle ne remet pas en cause l’ordre social et économique établi. Au contraire, elle le sophistique. Jimmy Wales cofondateur de Wikipedia se revendique d’Ayn Rand, papesse du libertarianisme. « L’utopie aurait-elle changé de camp ? » s’interroge l’auteur.
La gratuité, un des mythes fondateur d’internet est toute relative : abonnements et équipements ont, sur un plan individuel, un coût. De plus, cette gratuité est autorisée par la publicité qui est le moteur du web au point que l’on assiste à une fusion entre marketing et culture. L’internaute participe volontairement ou non à la promotion et à l’amélioration de tel ou tel produit. La publicité conduit à une infantilisation croissante des individus. Alors que l’innovation est sans cesse célébrée, l’excès documentaire contribue à paralyser la création et l’imagination. L’accès à un océan d’informations sans limite génère une insatiabilité, une frustration : nous ne pouvons plus nous contenter de peu, il nous en faut toujours plus sans pouvoir apprécier. L’immatérialité des nouvelles technologies est aussi une grande illusion : des biens matériels sont produits – dans des conditions de travail honteuses faut-il ajouter – dont les nuisances en termes énergétiques, d’extraction de minerais et de recyclage des déchets sont bien réels. Sans compter l’obsolescence programmée de ces gadgets qui pousse à la surconsommation et au gaspillage.
En dernière analyse, c’est le corps lui même qui se trouve transformé. L’obsolescence de l’homme de Gunther Anders n’est pas loin lorsque les êtres humains, affublés de leurs prothèses numériques, ressemblent de plus en plus à des cyborgs. Nous faisons de moins en moins confiance à nos sens et aux modes de sociabilités traditionnels. La combinaison des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives amène l’espèce humaine à vouloir ressembler de plus en plus à ce qu’elle produit. La cybernétique, idéologie du Bien, visant à faire disparaître tout risque de totalitarisme par la communication et l’effacement du secret est en train de triompher. De là, soit nous restons simplement (trop) humains avec nos faiblesses et nos limites mais aussi avec nos capacités de résister, de réfléchir, d’agir et de socialiser, soit nous consentons à devenir des machines…
Sur la forme de ce livre, il est assez surprenant de trouver en en tête de chaque chapitre une suite de mots-clés faisant penser assez ironiquement aux tags que l’on trouve sur les blogs. Sur le fond, rallier la pensée situationniste derrière la bannière de l’anti-progressisme, via les éditions de l’Encyclopédie des Nuisances – qui ne présentent qu’une interprétation parmi d’autres des situationnistes – est peut-être discutable. Surtout, si on comprend fort aisément que l’auteur n’assume pas le qualificatif de réactionnaire ou de technophobe, il est plus difficile de saisir sa réfutation du conservatisme. Sa critique du progrès implique peut-être d’assumer que l’on veut conserver anthropologiquement un certain nombre de choses contre ce que le Capital détruit. Cela n’enlève rien à la portée révolutionnaire et radicale de son analyse, bien au contraire. La conclusion est habile. Le piège est en effet de s’enfermer dans une réfutation obscurantiste de toute technique. Si celle-ci est le produit des rapports sociaux, c’est d’abord ceux-ci qu’il faut changer radicalement. Mais dans cette perspective, pourrait-on encore utiliser l’informatique en réseau, en tant que simple outil avec le savoir-faire qu’elle requiert et toute la distanciation critique nécessaire ?
En attendant une hypothétique publication papier dans le Monde Libertaire ou ailleurs, cet article est publié… en numérique.
Groupe Orwell de Martigues (Fédération Anarchiste), 16 janvier 2013