Pénalisons les yeux fermés
In Le Monde libertaire # 1725 du 12 au 18 décembre 2013
SANS TROP DE SURPRISE, le 4 décembre, les députés ont adopté en première lecture le projet de loi visant à lutter contre la prostitution en France en pénalisant les clients. J’entends déjà la voix plaintive de certains lecteurs s’élever :
«Encore un article sur le sujet ! » Désolée si vous pensez que ceci ne vous intéresse pas mais les conséquences de cette loi vont toucher quelques centaines de milliers de personnes, principalement des femmes. En France, le nombre de prostituées est évalué entre 20000 et 40000 mais ce chiffre est contestable : en Allemagne il s’élève à 400000. Il est difficile d’imaginer un tel écart entre les deux pays. Les chiffres officiels français sont estimés à partir du nombre d’interpellations pour racolage et de victimes identifiées dans les affaires de proxénétisme. Ils intègrent une évaluation du nombre de prostituées passant leurs annonces sur Internet. Mais celle-ci est, de l’avis même des services de police, peu fiable, car cette activité, cachée et mobile, est très difficile à quantifier. Quelque 10000 annonces différentes ont été comptabilisées sur une journée.
La loi a été votée à l’Assemblée sans tenir compte des sonnettes d’alarme tirées par diverses associations de santé ou de terrain. Le vendredi 29 novembre, le jour où la loi a été débattue, l’hémicycle était presque désert.
Autant pour le débat. Plus de 200 signataires du manifeste contre la pénalisation ont été simplement ignorés, dont Médecins du monde, la Ligue des droits de l’homme ou encore le Planning familial. Pire, certains n’ont pas hésité à les taxer de prostitueurs, de proxénètes.
Quand certains députés, sceptiques, ont osé émettre des doutes sur l’intentionnalité de la loi et ses risques éventuels, on les a accusés de voter avec leur «calbute». Cette délicatesse vient du socialiste Jean-Marc Germain qui a sans honte fait un parallèle entre ses collègues non-abolitionnistes et les signataires du torchon Touche pas à ma pute, pétition signée par 343 salauds.
De nombreux députés étaient absents ou se sont abstenus. La mobilisation a été importante au groupe socialiste : 238 députés sur 292 ont soutenu le texte. En revanche, alors que le groupe avait dans un premier temps annoncé une abstention, l ’UMP a massivement voté contre avec 101 députés. Seuls dix députés UMP ont voté pour, dont l’un des principaux promoteurs du texte, Guy Geoffroy et la candidate à la mairie de Paris Nathalie Koscuisko-Morizet. Ce qui dérange les députés UMP, c’est avant tout l’abolition du délit de racolage institué par Nicolas Sarkozy ainsi que la proposition d’un titre de séjour temporaire de six mois pour les prostituées étrangères. L’UDI a aussi voté majoritairement contre, de même que les écologistes. La députée Europe Écologie-Les Verts Barbara Pompili s’est exprimée au moment du vote, déclarant qu’elle se refusait à soutenir ce texte d’une « logique répressive ». Avant d’entrer en vigueur, le texte devra être approuvé par le Sénat qui devrait l’examiner avant fin juin.
Il n’aura échappé à personne, que, là encore, les principales concernées par cette loi sont des femmes étrangères. Personne ne peut sérieusement penser que le gouvernement va régulariser quelque 20000 prostituées étrangères.
Que dire de cette phrase prononcée par Maud Olivier, nouvelle héroïne du féminisme :
« Je pense que notre future législation aidera à lutter contre l’immigration clandestine, dès lors qu’elle découragera les réseaux de traite aux fins d’exploitation sexuelle d’amener des jeunes femmes sur le territoire français. » Le féminisme institutionnel a donné toute sa place et, mieux, son soutien à une loi qui ne vise pas à protéger les prostituées mais masque en partie la politique en matière d’immigration du gouvernement français.
On ne peut certes pas accuser tous les défenseurs de ce texte de vouloir du mal aux prostituées mais, sous prétexte de faire une loi de principe, au nom de hautes et nobles valeurs, ils n’hésitent pas à sacrifier toute une frange de la population déjà faible et isolée.
Uniquement portée par une idéologie simpliste dictée parfois par une visée moraliste, cette loi est un net retour en arrière. « D’un côté, les femmes dignes et mariées et de l’autre les putes, êtres immondes privés de toute raison. Voilà une gauche moralisatrice qui, quand on remue leurs idées, se révèlent conservatrice et réactionnaire », note très justement le journaliste Robin Carel.
Outre l’incohérence manifeste de la loi, qui considère la prostitution comme une violence, comme un viol, mais qui ne punirait ce viol que d’une amende (?!?), elle laisse un goût amer aux putes qui, poussées vers la clandestinité, connaîtront des conditions d’exercice (encore plus) déplorables et dangereuses. Une amende pouvant aller jusqu’à 1500 euros sera infligée au client s’il est pris en flagrant délit.
La seule manière pour les prostituées de continuer leur activité sera donc de se cacher, aux dépends de leur sécurité. Plus que jamais isolées, les prostituées devront revoir à la baisse leurs prétentions sanitaires car, avec moins de clients, il leur sera difficile voire impossible de pouvoir faire le tri entre ceux-ci. De plus, les clients vont se faire tellement discrets qu’ils vont veiller à ne donner aucun nom, adresse ou numéro de téléphone. En cas de violences ou de viol, les prostituées seront dans l’incapacité totale de porter plainte contre un agresseur non-identifié. Quant au montant de l’allocation de sortie de la prostitution, versée pendant quelques mois seulement, il est si ridiculement faible qu’il est insultant… Un climat plus putophobe que jamais et une position plus précaire et dangereuse, voici ce qui a été voté à l’Assemblée1. Nul doute pourtant que les associations féministes abolitionnistes sont en train de célébrer entre elles leur petite victoire de principe. Ces associations pourront se gargariser dans les séminaires et soliloquer que la France ne tolère plus la vente de sexe.
Associations et politiques ont fait ce qu’ils savent le mieux faire: expliquer à la place des concernées qu’elles ne savent pas vraiment ce qu’elles disent dans la mesure où les violences les ont rendus incapables de formuler un consentement éclairé. Le système patriarcal n’a jamais procédé autrement: affirmer que la parole des femmes doit être tenue comme négligeable car les femmes ne savent pas vraiment ce qu’elles disent.
Marie Joffrin Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste
1. Voir l’article «Ne nous trompons pas de combat» de Marine, Le Monde libertaire n° 1721, pages 20-21.
Vu sur le forum anarchiste, 11 décembre 2013, et à paraître dans Le Monde Libertaire.