Archives de catégorie : Décroissance libertaire

[Tablettes numériques] Enfants cobayes d’une « expérimentation » addictive

NdPN : pas moins de deux articles dans la presse quotidienne régionale pour vanter les mérites de « l’expérimentation » de tablettes numériques en milieu scolaire, auprès de cobayes élèves de 6ème et élèves de terminale. Florilège de « neutralité » journalistique : les élèves « risquent de susciter des jalousies » parce qu’ils ont eu la chance d’être choisis pour expérimenter ces « petites merveilles », des parents « subjugués »… un collégien « ravi »… « je ne sais pas s’ils se rendent compte de ce qui leur arrive ce matin », dit la principale du collège.

N’en jetez plus : Alleluja !

Dans de nombreuses académies, l’introduction de ce gadget technologique, imposé à grands renforts de propagande journalistique, a été planifiée comme une campagne de lancement de produit. Notamment par le ministère de l’Education nationale et les Rectorats, en rapport avec les inspections pédagogiques, les collectivités locales, les CRDP, les missions académiques TICE (techniques de l’information et de la communication dans l’éducation), les conseillers académiques TICE… toute l’armée de l’éducation étatiste au service des « nouvelles technologies » !

Pour « l’intérêt pédagogique », on ne sait pas trop : comme d’habitude, la « nouveauté » est bien pratique pour ne rien changer à ce système de merde. Les autorités-VRP quant à elles n’hésitent pas à justifier cette débauche de pognon public, pour le plus grand bonheur d’industriels esclavagistes, en recourant aux arguments du handicap ou du décrochage scolaire, avec un cynisme assez effarant.

Des brochures académiques en font une véritable apologie, confinant à la publicité forcenée. Des rapports ministériels confinent quant à eux à une quasi-étude de marché

On parle ainsi de « mobilité », de « rapidité ». Bref, tous les critères du productivisme capitaliste appliqués à l’école. Pas grave si des élèves de 11 ans sont ainsi exposés à une « addiction » suscitée par l’utilisation de ces bidules, et qui touche même leur prof, quitte à oublier de manger, comme le suggère le premier article…

Comme pour nombre de « technologies de l’information et de la communication » (TIC) appliquées à l’éducation (TICE), on commence par « expérimenter » sur des classes « volontaires », puis on généralise… comme par exemple en obligeant les profs à ficher les mômes sur des fichiers numériques, ou à remplir des cahiers de textes numériques pour mieux être fliqués. Hélas trop peu de syndicats enseignants s’inquiètent du fait que l’Education Nationale soit un outil de contrôle social, en même temps que de propagande éhontée de l’Etat pour aider les capitalistes à écouler massivement des marchandises de haute technologie et imposer aux esprits leur utilisation.

Si l’on voulait vraiment « éduquer » les élèves, on pourrait tout de même rappeler que ces joujous, qui coûtent les yeux de la tête, sont dans l’immense majorité fabriqués dans des pays où les conditions de travail sont épouvantables. Qu’ils utilisent des matériaux rares dont l’extraction a lieu dans des conditions non moins horribles. Pour exemple, le conflit du Kivu en RDC, le plus meurtrier de la planète depuis la seconde guerre mondiale, puisqu’il a fait six millions de morts depuis plus de quinze ans, tourne autour de l’extraction du coltan, entrant dans la composition de la plupart des gadgets numériques.

S’éduquer ne commence pas par devenir « accro » et dépendant à une béquille technologique, mais au contraire à s’émanciper de toutes les velléités de sujétion de l’individu. A commencer par le projet d’un meilleur des mondes à la Big Brother ! Pas besoin d’écrans tactiles pour trouver soi-même et avec les autres les savoirs et connaissances, les partager, les discuter, nous les approprier, pour nous approprier vraiment nos vies. On souhaite aux élèves et aux professeurs bloqués sur les écrans du mirage capitaliste de lever les yeux vers les autres, et de foutre un bon coup de pied au cul à tous les éducastrateurs hiérarchiques, et un bon coup de sabot dans tous les projets technologiques de contrôle social.

Poitiers – Des tablettes pour étudier

 

Christian Arnaud, directeur d'académie, remet une tablette à l'un des collégiens ravi.
Christian Arnaud, directeur d’académie, remet une tablette à l’un des collégiens ravi.

Une classe de 6 e  du collège Ronsard va expérimenter l’utilisation de la tablette numérique tactile dans le cadre scolaire. Elle leur a été remise, hier.

Les 21 élèves de la classe de sixième B du collège Ronsard, aux Trois-Cités, risquent susciter des jalousies. Depuis hier, ils sont en possession d’une tablette numérique tactile (*) .

En un tour de doigt, ils découvrent – par exemple – les différentes étapes de la construction de Paris à travers les siècles, en trois dimensions. Cet outil qui risque détrôner l’ordinateur portable est destiné à l’enseignement, pas aux jeux. Ceux-ci ont été « bloqués ».

Pour l’instant, la tablette reste au collège

Ces petites « merveilles » technologiques leur ont été remises très officiellement, mardi. « Je ne sais pas s’ils se rendent compte de ce qui leur arrive ce matin, » commentait la principale Annie Arsicot après avoir rappelé que le collège est intégré dans le Réseau de réussite scolaire. Henri Colin, vice-président du conseil général en charge de l’Éducation, déclarait aux enfants qu’ils avaient eu la chance d’être choisis car leurs enseignants se sont portés volontaires pour cette expérimentation qui doit révéler les aspects positifs et négatifs de son utilisation. Hier, les collégiens avaient du mal à décrocher leurs yeux et leurs doigts de l’écran quitte à rater le déjeuner. « Nous sommes perturbés, car c’est excitant. C’est une nouvelle expérience pour nous. C’est agréable et un peu plus amusant de travailler dessus. Nous sommes impatients d’étudier avec », s’enthousiasment Romane et Samira. Les enseignants ne boudent pas davantage leur plaisir. La prof de SVT avoue qu’elle est devenue « accroc ». Elle a plein d’idées pour mettre en mouvement ses cours. Mais s’attachera « à les faire réfléchir sur l’aspect addictif de cet outil et sa place dans notre quotidien ». Le prof de français les plongera dans les dictionnaires en ligne « pour utiliser le mot juste ». Ils échangeront également sur le thème de la lecture, avec les élèves d’une classe de CM2, de l’école Tony-Lainé, qui expérimentent la tablette depuis octobre. Même les parents semblent subjugués. Mais pour l’instant, les tablettes restent au collège.

(*) Cette expérimentation est également conduite au collège de Saint-Gervais-Les-Trois-Clochers.

Marie-Catherine Bernard, Nouvelle République, 16 janvier 2013

 

Civray – Des voeux de succès pour les lycéens

Que peut-on souhaiter à un établissement scolaire ? C’est qu’il fasse réussir tous ses élèves. C’est ainsi que le proviseur, Pascal Maillou, a démarré son discours lors de la cérémonie des vœux organisée au lycée André-Theuriet en présence de la communauté éducative et de personnalités locales.
Il a souhaité aux 66 personnes travaillant dans l’établissement de s’épanouir au mieux sur leur lieu de travail et aux partenaires du lycée la poursuite de la collaboration dans l’intérêt du territoire. « Je souhaite que notre établissement devienne un établissement de référence en Poitou-Charentes. » Il a cité le projet en partenariat avec le lycée du Futuroscope concernant le travail sur tablettes numériques. […]

Nouvelle République, 16 janvier 2013

[Poitiers] Soirée réunion publique, sur le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes

Non à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes !

Vinquons Vinci et son capitalisme !

Notre lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes dépasse le simple soutien à une lutte extérieure que nous trouverions juste. C’est aussi NOTRE lutte…

Quand nous disons que nous rejetons « l’aéroport ET son monde », ce n’est pas juste une formule convenue. Des projets comme celui de Notre-Dame-des-Landes, nous en avons tout autour de nous, qui articulent les intérêts de grandes entreprises avec l’esprit mégalo de politiques haut placés – ainsi, dans notre région, la ligne à grande vitesse (LGV) entre Poitiers et Limoges et celle, déjà en chantier, entre Tours et Bordeaux pour obtenir un gain de temps dérisoire. Notre lutte s’inscrit contre un énième partenariat public-privé (PPP) entre l’Etat et le groupe Vinci – leader mondial du BTP impliqué dans de nombreux autres projets –, dans lequel des centaines de millions d’euros d’argent public sont investis dans un projet inutile.

Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement un aéroport, c’est le monde qui va avec et qui a un nom, le capitalisme, qu’il soit géré par la droite ou par la gauche : une forme d’organisation sociale basée sur la domination et l’exploitation du travail et sur la dépossession par la force armée, avec comme conséquences la misère aux quatre coins de la planète et le saccage des ressources dites naturelles. C’est une lutte contre la planification territoriale qui redessine les paysages et les territoires pour le seul confort des classes les plus aisées, concentrées dans les grandes métropoles où les plus pauvres sont rejetés dans des quartiers ghettos surveillés et encadrés. Ces métropoles sont en effet reliées entre elles par les LGV, autoroutes et autres aéroports, autant d’infrastructures permettant de traverser le plus vite possible des territoires consacrés à l’agriculture industrielle – qui condamne chaque jour des petites et moyennes exploitations à disparaître – et à des zones récréatives et touristiques. Des territoires entretenus par une population rurale reléguée au rang de « jardinier de la nature » dans un espace de plus en plus privé de services publics et de revenus décents. Une métropolisation qui confisque et détruit les terres agricoles de moins en moins nombreuses, entraînant misère et saccage de l’environnement.

La lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes rassemble tous ces enjeux et converge vers toutes les autres luttes anticapitalistes.

C’est une lutte collective qui nous concerne tous et toutes, en ce qu’elle réunit des personnes aux horizons et sensibilités variés en faisant naître rencontres et solidarités.

C’est pourquoi nous vous invitons à venir en discuter vendredi 18 janvier à 19 heures salle Timbaud (rue Saint-Paul à Poitiers). Un film retraçant la lutte de Notre-Dame-des-Landes sera projeté en introduction à la discussion.

Comité poitevin contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes

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Mail du 13 janvier 2013

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

NdPN : Un super article de François Ruffin paru hier sur Fakir, qui tente de dépasser les questions de la croissance, de l’emploi, pour poser la question de la nature même de la production, et celle de l’exploitation vécue au quotidien. Voyage dans l’âpre monde de Doux…

Un monde est mort, il court encore… La preuve par le poulet (1/4)

Voici la première partie du dossier consacré au plan social chez Doux (numéro 57). Un recueil de témoignages d’ouvriers de l’usine Doux de Graincourt (62), notamment celui d’Annabelle, 48 ans, élue au comité d’entreprise.

« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Des rires répondent. Une hilarité collective, contenue. Qui passe d’un rang à l’autre : « T’as entendu ce qu’il a demandé ? “Est-ce qu’on est heureux, ici ?” – Il veut rigoler ! On est là pour la paye… – C’est la chaîne. »
Le moment est mal choisi, c’est vrai, pour les questions existentielles : on piétine à l’entrée de l’usine Doux, à Graincourt, dans le Pas-de-Calais. Clopes au bec, moustaches inquiètes, sacs à main en bandoulière, ouvrières et ouvriers sont rassemblés sur le parking, par petits groupes, en ce matin de juillet. Ils débraient depuis l’aube, espèrent encore. Conservent des lambeaux de foi. Qu’il y aurait des projets de reprise, que « là-haut ils vont sortir un lapin blanc de leur chapeau ». En visite sur le site, d’ailleurs, l’administrateur judiciaire leur a confirmé qu’ « il y aurait, éventuellement, deux acheteurs potentiels », et malgré le conditionnel, et le « éventuellement », et le « potentiels », eux veulent y croire. Malgré les déceptions passées, aussi : « Ils nous ont menti sur un Hollandais, qui devait venir, qui pouvait racheter, mais on l’a jamais vu. Comme ça, on se tient sage. On travaille bien jusqu’au bout. On remplit les commandes. »Et à eux que l’angoisse tenaille, je jette mon interrogation bourgeoise :« Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? » Après la surprise, les remarques fusent, en vrac, de Philippe, Sylvie, Virginie, Jean-Luc, je peine à noter les prénoms au vol, et encore davantage leurs observations sur les salaires, la sécurité, la formation, les souffrances, etc. Je vais classer ça dans l’ordre, maintenant, qu’on entrouvre la porte de ce paradis.

Les clopinettes

« On enlève la prime de froid, on est au smic. Je ne me rappelle plus avoir eu une augmentation depuis 25 ou 30 ans. » « Avec mon mari, on a un deuxième boulot à côté : on passe tout l’été à faire du gardiennage à Paris. Ça fait cinq ans qu’on n’a pas pris de vacances. Ma fille, je ne la vois plus, je la croise. » « On a acheté une maison il y a deux ans, on en a encore pour 23 ans à la rembourser. On voulait aller au Crédit immobilier de France, mais ils ont refusé : “Nous, on ne prête pas pour les employés de chez Doux. Vous n’êtes pas payés, et le groupe n’est pas solide.” » « Un directeur, je lui ai dit : “Toi, tu fais tes courses où ? – À Auchan. – Moi, à Aldi.” »

Les souffrances

« Ici, ils ne voient que le rendement. A la découpe, on tournait à 2700 poulets à l’heure, on est passés à 3200. Ça use. Ça fait des tendinites. Les femmes, la tête baissée, souffrent des cervicales. » « Avec mes cartons de 15 kilos, j’ai calculé : je porte deux tonnes par jour. Depuis quinze ans. Forcément, le dos morfle. » « Après 23 ans ici, ils se sont aperçus qu’on était à 90 décibels. On a perdu des dixièmes au niveau des oreilles, des yeux. » « Ils me font faire un boulot très dur, malgré ma sciatique. Mais on hésite à se mettre en arrêt-maladie, à cause des jours de carence : on est déjà à découvert. »

L’irrespect

« On tourne au ralenti. Du coup, les bêtes abattues vendredi, on ne les a découpées qu’hier, mercredi. Les escalopes avaient une drôle d’odeur. J’ai appelé le chef : ‘C’est ta bouche, il m’a répondu, elle est trop près de ton nez.’ Alors qu’avec cette puanteur, j’étais au bord de dégueuler. » « Dès que tu l’ouvres, t’es cassé. Le représentant syndical CGT, il s’est fait virer pour faute lourde. On a réussi à le faire réintégrer. Le gars de la CFDT, pareil : deux fois il arrive en retard, il a un petit échange avec son supérieur, il a failli se faire jeter. » « Ici, tu fermes ta gueule. L’autre jour, des cuisses de poulets, il sortait du pus, rouge, jaune, vert, leurs saloperies d’antibiotiques. Sous la marque Père Dodu. Je fais la remarque : “Ça ne devrait pas arriver sur le tapis…” On m’envoie balader, méchamment. Il a fallu que le vétérinaire intervienne, et qu’il fasse jeter la production. »

La bonne blague des formations

« Depuis vingt ans, je déplace des palettes, les mêmes palettes, sans bouger de poste, sauf parfois un remplacement. On n’a pas la possibilité de changer, d’évoluer, c’est “tu te tais et tu restes là”. » « La seule formation que j’ai reçue, c’est l’an dernier : un stage de ‘gestuel’. Pour m’apprendre à soulever des cartons. Ça faisait dix-neuf ans et demi que je soulevais des cartons, et là, on allait m’apprendre ! La blague… C’était juste pour les assurances, à cause du taux d’accidents ici. »
Voilà le catalogue, raccourci ici, recueilli à la volée, en cinq minutes, et qui pourrait, j’en suis sûr, s’épaissir pour concurrencer les Trois Suisses. Avec une cause, notamment, j’analyse rapide, à ce très sombre tableau : Doux fabrique des produits à très faible valeur ajoutée. Et investit donc peu, sur le matériel, et sur les hommes. Tout comme la filière textile, déclinante dans les années 80, où l’on retrouvait la même dureté. Y a un petit attroupement, devant mon cahier, et je reprends ma question : « Donc, vous n’êtes pas très heureux ici ?Non, pas “très” ! – Et pourtant, vous voyez, tout ce que vous souhaitez, et je vous le souhaite aussi, c’est que ça se poursuive comme avant. Qu’il y ait une reprise, un plan de continuation, à l’identique…T’as tout compris. On critique notre boulot, ça nous fait chier de venir tous les jours, mais on a un salaire.C’est le seul travail qu’on ait trouvé. Y a rien dans le coin. Et ça ne va pas s’arranger, avec les plans chez Renault, chez Sévenord.Moi, j’ai déjà fait deux fermetures d’entreprises.Et nous, les gens du Nord, on est des bosseurs, on veut travailler… » Le courant passe, sur ce bout de bitume. Alors, je prolonge mon numéro :« Vous avez raison, bien sûr. Je vous comprends. Mais ça en dit long, quand même, sur combien notre espoir s’est rétréci : un système pervers, qui ne rend heureux personne, se casse la gueule, et tout ce à quoi on aspire, aujourd’hui, pas seulement vous, mais les syndicats, le gouvernement, même moi parfois, c’est à le remettre sur pied.C’est exactement ça.Combien de fois j’ai pensé ça, depuis que ça tourne mal… » Pareillement encouragé, je n’arrête pas ma prédication en route : « Ça témoigne d’une absence, je ne parlerai même pas d’utopie, c’est bon pour un autre monde l’utopie… On vit dans celui-ci…Les deux pieds dans la merde, tu peux le dire !Ça témoigne, plus simplement, d’une absence d’espérance, de capacité à opérer le changement, à penser une transformation positive. Même sans viser un idéal, juste le “mieux”, rien qu’un petit mieux, ou un peu moins pire, un pas en avant plutôt qu’en arrière… » Ça opine dans les rangs. On est bien d’accord. Mais ça ne nous mène pas loin. Ça ne résout rien. Et avec Fabrice Hanot, le délégué CGT, on entrevoit bien, et on énumère, tous les obstacles posés sur le chemin, « les crédits à la consommation », « la concurrence internationale », « le taux de chômage à 10 %, et le double chez les non-qualifiés », sans compter toutes les forces sociales qui sont mobilisées, en face. Diplômés du management, champions de la publicité, experts en ressources humaines, spécialistes en productivité, Premier ministre raisonnable, Commissaires à la concurrence, etc. Toutes ces intelligences, oui, intelligences, ne pas mépriser l’ennemi, qui sont rassemblées pour perpétuer cet ordre des choses. Plutôt que pour l’abolir, et ouvrir l’avenir. Et nous, en face, désarmés, bien seuls sur ce parking. Et nous qui rejoignons un Algeco, pour un café au local syndical…

Annabelle, 48 ans

« Ça fait un an seulement que je fréquente la CGT. » Il ne reste qu’elle et moi dans le local syndical, Annabelle et sa beauté fatiguée. Élue au comité d’entreprise, elle vient de causer devant ses collègues des plans de reprise, de la fermeture pendant les vacances, du passage au tribunal, etc. Ses camarades sont sortis, et elle baisse la voix, l’armure : « Ça fait pas longtemps que je fréquente ici. Avant, je pleurais tous les jours. Le matin, j’arrivais avec une boule au ventre. Les chefs me criaient dessus, je chialais. Même sexuellement, j’étais harcelée. Mais à force que de côtoyer des gens de la CGT, à force qu’ils me répètent “faut pas te laisser faire, Annabelle”, à force de qu’on me dise ça, je me suis sentie plus forte. »Elle s’allume une clope : « Heureusement que j’ai mes cigarettes. Sans ça, je casse tout. » Elle exhale une taffe. « Maintenant, j’ai plus peur du tout, de rien. Ni des chefs, ni des caméras, ni des réunions… C’est moi qui aide les autres ouvrières. J’ai même réussi à aider une dame très grosse, sur la chaîne. Elle ne pouvait plus marcher, c’était terrible, mais son mari ne voulait pas qu’on l’opère… Je suis allée le voir, moi qui avais peur de tout, et je l’ai convaincu, son bonhomme. Elle est passée à l’hôpital, et aujourd’hui, elle revit. J’ai été métamorphosée. En un an, à 47 ans… Jamais je l’aurais cru. Ça peut arriver à tout âge ! A tout le monde, je répète ça : on peut changer sa vie avec la CGT ! Je ne savais pas que ça existait, sinon j’y serais allée avant. Et y en a partout, il paraît, même dans les magasins… Faut le dire. » C’est Bernard Thibault qui devrait la faire tourner dans une pub… Elle inspire longuement : « Je vous raconte ma vie, c’est pas bien. Tant pis. Quand même, j’ai peur. Pour la suite. On est déjà en plein surendettement, avec mon mari. Lui travaille à la Poste, on l’a changé de place. Il était bien, dans une bonne équipe, avec des copains, comme dans un cocon. Maintenant, il déprime un peu. Et aussi, on lui a enlevé ses heures supplémentaires : il est passé de 2 500 à 1 500 euros. Y a 900 euros de son salaire qui partent directement pour le crédit sur la maison, 96 euros pour l’assurance de la voiture, 600 euros du mien, et on verse 300 euros à notre fils pour son diplôme d’aide-médico-psychologique… C’est pour soigner les handicapés. Faut se priver. »
Sa gorge se noue, la peine s’invite dans sa voix :« Hier, mon autre garçon a piqué sa crise : il voulait manger de la tartiflette. Mais on ne peut pas se la permettre, la tartiflette, nous c’est tous les jours des pâtes. Et tout ça, en travaillant. En se levant à trois heures et demies du matin… Depuis que je travaille de nuit, je rentre, je me couche. Je n’ai plus envie de sortir de ma chambre, même pour faire à manger, ou la vaisselle. Heureusement que mon mari tient le choc, il reste fort taquin avec les enfants. Tous ces efforts, et on tire la langue. J’ai dû demander dix euros à un collègue, pour remettre du gasoil. Ou ce dimanche, j’étais invitée par ma famille à une fête foraine. Pour éviter de dire que j’ai pas d’argent, j’ai dû raconter que ma carte avait été avalée par un distributeur. “Bah, vous allez dire, pourtant elle se maquille et tout” ? – Non non, je ne dis rien…Je me suis toujours maquillée, depuis que j’ai seize ans. Donc je ne veux pas me laisser aller. Quand j’ai un peu de sous, je fais plusieurs bazars, à bas prix, je mets de côté. Pareil pour les cigarettes, on m’apporte des tubes du Luxembourg. C’est moins cher là-bas… »
Un moustachu rentre, et interrompt ce récit intime :« Bah alors, on t’attendait là-bas ?, il lance, bougon. J’arrive. » Il ressort. « C’est lui, c’est Jean-Claude qui m’a prêté les dix euros. Et qui m’a encouragée à venir ici. » Cette fraternité qui ne s’expose pas, cachée derrière des airs bourrus. On traverse la cour. Son talon s’enfonce dans une plaque d’égout, arraché de sa botte : « Je vais devoir faire la quête pour me chausser ! »

Et les poulets ?

Ça faisait sentimental, comme question, pour ces grands costauds, pour ces filles endurcies. Hypersensible urbain, face à ces prolos des campagnes : « Excusez-moi, mais les poulets, c’est pas comme de l’acier, non ? Quand vous les voyez, ça vous fait quoi ? » Y a comme un temps d’arrêt, devant le sujet. Interloqués, comme si on ramenait un non-dit, un tabou. Les habitudes à chasser, âme cuirassée, pour se souvenir. C’est un homme qui se lance : « La première fois que je suis entré ici, je me suis demandé : “Mon Dieu, où je suis tombé ?” On en fait des cauchemars… Je suis pas le seul. “Tu dormais, m’a raconté ma femme, tu t’es assis dans le lit, et tu parlais des poulets.” Qu’on en tue autant, je ne pouvais pas imaginer. Et il faut voir comment ça se passe… » C’est une femme qui reprend : « Quand tu les vois qui se débattent… Je ne voulais pas travailler à l’abattoir, je ne voulais pas les voir à l’abattoir. Regarde-les, là, dans ces caisses. Comme on tourne presque plus en ce moment, y en a sept mille, dix mille, qui restent dehors, dans les cages, sans manger, sans boire. Ils vont mourir là. »
Nous voilà dans un grand hangar, totalement vide, chez un éleveur. Toutes ses volailles ont crevé :« L’ordinateur, il a donné l’ordre de chauffer, comme s’il faisait froid. Et il a fermé les rideaux. Automatiquement, les bêtes ont été étouffées. » D’une voix calme, Éric Carette raconte son petit incident informatique : « En six heures, les poulets étaient comme ébouillantés. – Y en avait combien ? – Dix-sept mille. » De l’ « ordinateur » à « automatiquement », voilà qui décrit bien, dans sa banalité, un système inhumain. « L’expert est passé, conclut l’agriculteur. Normalement, l’assurance doit prendre en charge le sinistre. »
De l’éclosion des poussins jusqu’à leur élevage, leur ramassage, le transport, leur mise à mort… La vie du poulet n’est qu’un long calvaire. Ou plutôt « court » : 41 jours. Le cœur, les poumons, les pattes, tout est malade. Et même les productivistes de l’Inra, l’Institut national de recherche en agronomie, s’en inquiètent… D’un point de vue productif : « Ces troubles entraînent une forte morbidité des animaux . D’après des études faites en élevage intensif, entre 75 et 90% des animaux ont une démarche altérée, ce qui entraîne une augmentation de l’indice de consommation et une diminution de la vitesse de croissance. Au-delà des pertes économiques directes, ces troubles affectent aussi l’image de qualité promue par la filière avicole. »

[Notre-Dame-des-Landes] Défendre La Chataigneraie

Défendre La Chataigneraie

A Notre-Dame -des-Landes

« Enfin, je dois encore te dire ça : beaucoup d’entre nous ignoraient la saveur de la liberté, et ils ont appris à la connaître ici, dans les forêts, dans les marais et les périls, en même temps que l’aventure et la fraternité (…). Si ce n’est ainsi qu’il faut faire, quoi faire? Et si ce n’est maintenant, quand alors? » (Primo Levi, Maintenant ou jamais)

A l’ouest de la Lande de Rohanne, dans la Châtaigneraie, un petit village a été bâti dans le temps d’une semaine, sans autorisation préalable. Cet ensemble de maisons de bois se divise en deux parties : l’une destinée à dormir et à soigner, l’autre composée d’une grande cuisine, une salle de réunion, une taverne et une manufacture. Près de quarante mille personnes rassemblées le 17 novembre contre un projet d’aéroport et pour la ré-occupation du bocage que dépeuplaient les forces de l’ordre depuis le 16 octobre, en rasant des maisons anciennes, confluèrent de Notre-Dame -des -Landes vers la forêt. Dès lors commença, plus qu’un chantier : une oeuvre, une oeuvre commune. Tel jour au son d’un duo de saxo et d’accordéon grimpé sur un toit, tel autre sous une pluie battante ; toujours dans la boue et sous les espèces d’une fraternité communicative. Un de ces moments de pur bonheur où l’on pourrait croire qu’un tel déploiement de forces libres est facile et durerait toujours. Pourtant, tout a été accompli sous la pression jamais relâchée des gendarmes, des hélicoptères, des déclarations menaçantes des notables, et dans la conscience que le reste du monde n’avait pas changé, qu’il regorgeait de dispositifs hostiles, braqués contre nous dès lors que nous démontrions par l’exemple que nous n’avions pas besoin d’eux pour nous conduire.
Une telle oeuvre est le fruit de ce qui, autrefois, portait le beau nom d’émotion populaire : un ébranlement d’être qui engendre ce cri : ça suffit ! On a tout supporté jusque-là, les mutilations et les prothèses, la mise à l’encan de tout ce qui vit, le bétonnage des sols, la programmation et la traçabilité de tous les déplacements, des sentiments et des gestes, et les discours des imposteurs pour faire avaler tout cela. Mais il aura suffit qu’à Notre-Dame-des-Landes les machines de l’Etat viennent ravager, sous haute protection policière et après des années de tension, le potager du Sabot, les cabanes des bois de la Saulce et de Rohanne, des Cent chênes et de la Bell’ich, les vieilles fermes du Rosier, des Planchettes, de La Gaité et quelques autres, pour que la colère remonte des profondeurs. Autant de destructions, autant de blessures, autant de raisons d’apporter dans la Z.A.D. ( Zone d’ Aménagement Différé, devenue Zone A Défendre) tout ce que nous avions de meilleur : matériel pour reconstruire, vêtements, nourriture, literie, forces, rêves et pratiques qui se conjuguent pour figurer une conception concrète du monde, foncièrement opposée à celle de l’entreprise Vinci dont les édifices ( aéroports, parkings, autoroutes …) reposent sur la dévitalisation froide, préalable, des territoires qu’elle occupe, pour plaquer ses décors en béton massif. Auprès d’eux, quoi de plus frêle que ces assemblages de bois, de paille et d’argile, que nous façonnons : des châteaux de cartes gonflés de sève, de vie, qui ressemblent à nos rêves mais sculptés dans la matière, et que nous défendrons comme on défend sa peau.
Un « kyste », déclare l’Etat chirurgical ; une « zone de non-droit » selon les barons du département. Est-ce en vertu de tels commentaires qu’il existe des juges pour exécuter la sentence de Vinci – faire table rase – en bannissant systématiquement ceux qui comparaissent en justice pour faits de résistance aux gendarmes ? Mais ceux qui distribuent si généreusement leurs forces sont chez eux dans la Z.A.D., et c’est une manière de crime de les arracher à un sol et à un milieu qui redonne le souffle et la vie à toutes sortes de déracinés. Ce bocage, ainsi habité, est un refuge et un commencement.
« Mes bottes me manquent » a écrit un jeune tailleur de pierres emprisonné pour cinq mois. Les bottes et la boue, la vie commune, les animaux de rencontre, les coups de griffe des ajoncs, l’épuisement, le pain de chaque jour, les feux dans la brume, les barricades habitées, les planches transportées et cloutées, les frondes forgées, la nourriture offerte … C’est la vie même, sous la forme d’une brèche aux mille contours par où s’engouffrent les mille visages de l’avenir, que veulent canaliser ou anéantir les spéculateurs du vivant.
Cette brèche, il faudra la tenir ouverte et pour cela, défendre ce lieu «  jusqu’à l’extrême limite » ; parce qu’il incarne l’un des terrains que nous offre la vie pour éprouver nos forces effectives et mesurer ( la mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure ) nos chances de faire de notre passage d’enfants perdus sur la terre une aventure directe, âpre, éblouissante.
Patrick Drevet, à la Châtaigneraie, le 7 janvier 2013

Vu sur Indymedia Nantes, 9 janvier 2013

NdPN : pour rappel, à l’invitation du comité poitevin contre l’aéroport de NDDL, rassemblement devant l’hôtel de ville de Poitiers à 18h l’après-midi suivant une expulsion de la Châtaigneraie ayant lieu le matin, ou à 18h le lendemain si cette expulsion a lieu dans l’après-midi ou la soirée.

De Notre-Dame-des-Landes à la LGV Lyon-Turin : l’Europe des grands projets nuisibles

De Notre-Dame-des-Landes à la LGV Lyon-Turin : l’Europe des grands projets nuisibles

béton partout

De l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à la ligne TGV Lyon-Turin, les grands projets d’infrastructure sont sous le feu des critiques. Des voix s’élèvent pour mettre en cause des projets disproportionnés, et dénoncer leur caractère économiquement et socialement inutile voire écologiquement nuisible [1].

Ces grands projets ne datent pas d’hier : dès les années 90, sous l’impulsion des lobbies patronaux et de la Commission européenne, le développement des infrastructures européennes de transport est mis à l’agenda. L’idée est la suivante : les lacunes de l’infrastructure de transport est une barrière à la libre circulation des produits au sein du Marché unique et, par conséquent, entravait la croissance économique de l’Europe, la « compétitivité », et l’« attractivité des territoires ».

A l’opinion publique, on explique à grands renforts de principes généreux qu’il s’agit d’affermir les liens entre les pays européens voire à moderniser et développer les pays de l’Est… Pourtant, les projets d’infrastructure ont surtout bénéficié aux grandes firmes, qui ont empoché la mise en laissant aux populations le soin de payer l’ardoise écologique et sociale.

(La grande majorité des informations et citations contenues dans cet article est issue du chapitre VIII de Europe Inc, honteusement plagié par nos soins)

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A partir du début des années 90, de nombreux projets d’infrastructures, gigantesques et abondamment subventionnés, sont mis à l’agenda en Europe dans le cadre du TransEuropean Network (TEN) ou réseau transeuropéen. De nombreux ont déjà été réalisés, comme le tunnel sous la Manche, le pont d’Øresund entre le Danemark et la Suède, plusieurs lignes de trains à grande vitesse, de nombreux élargissements d’aéroports et 12 000 kilomètres de nouvelles autoroutes.

Avec un budget total estimé à 400 milliards d’euros pour près de 150 projets, le réseau transeuropéen (TEN) est le plus important programme d’infrastructures de transport de l’histoire mondiale [2]. Il comprend des milliers de kilomètres de nouvelles autoroutes, des réseaux de trains à grande vitesse, des lignes de fret ferroviaires, des extensions d’aéroports et des voies navigables.

Ce réseau voit le jour grâce à une intensive campagne de lobbying menée tout au long des années 80 et 90 par la Table Ronde des Industriels, un puissant lobby industriel européen [3]. Les grandes firmes européennes ont en effet plusieurs raisons de souhaiter le développement de l’infrastructure des transports :

- Pour les constructeurs automobiles comme DaimlerChrysler, Fiat et Renault, les producteurs de composants électroniques et autres pièces détachées comme Pirelli ou Pilkington, l’expansion du domaine autoroutier en Europe est le synonyme de l’expansion… du domaine du profit.

- Les extensions d’aéroports ouvrent quant à elles de nouvelles perspectives pour les compagnies aériennes ainsi que les constructeurs aéronautiques ; ou encore la construction de lignes à grande vitesse qui ouvrent de nouveaux marchés pour les constructeurs de trains à grande vitesse tels que Siemens, ABB et Alstom.

- Qu’il s’agisse de transports aériens ou routiers, les compagnies pétrolières telles que BP, Petrofina, Shell et Total, ont-elles aussi intérêt à favoriser le développement de grandes infrastructures de transport.

- Enfin, pour les compagnies de travaux publics comme Titan Cement, Bouygues ou Vinci, les projets géants d’infrastructures, amplement subventionné, représentent une source importante et sûre de profits… et garantie par des partenariats public-privé.

Mais les projets d’infrastructures ont aussi un impact sur l’ensemble de l’économie européenne, en développant des grands axes, jugés « stratégiques » pour l’économie, de transports des marchandises et des personnes. Ils ont permis de développer le transport routier de marchandise et d’en réduire considérablement le coût, ainsi que la restructuration par les firmes multinationales de leur production à l’échelle du continent.

Une infrastructure plus rapide telle que le TEN – notamment pour les autoroutes – est aussi une condition favorable aux nouveaux systèmes flexibles de « production à moindre frais ». Encouragés par les multinationales dès les années 1980, ces programmes participent à la production à « flux tendu » effectuée par des sous-traitants spécialisés et soumis directement aux demandes du marché.

- Le lobbying de la Table Ronde

Cette conjonction d’intérêts explique la vigueur avec laquelle la Table ronde des industriels – qui représente les intérêts des plus grandes multinationales européennes – s’est battue pour voir le TEN au cœur de l’agenda des institutions européennes.

La table ronde a publié deux rapports : « Missing Links » en 1984, et « Missing Networks » en 1991, dont elle fera activement la promotion auprès des institutions européennes. Avec succès : la Commission s’en inspirera activement et le principe du TEN sera repris dans le Traité de Maastricht en 1991 [4], et un organisme de consultation mi-public, mi-privé sera fondé en 1993 pour veiller à son avancement : le Centre européen pour l’étude des infrastructures [ECIS].

Les recommandations de l’ECIS, qui prend le relai de la Table ronde pour promouvoir les grands projets d’infrastructure, seront écoutées attentivement par les dirigeants européens. Le financement de projets public-privé d’infrastructures de transport devient une des pistes prioritaires pour stimuler la « compétitivité » et la croissance européennes.

Le commissaire européen aux transports Neil Kinnock expliquait en 1998 : « Mon objectif […] est de mettre en place les réseaux de transport transeuropéens et leurs extensions en Europe centrale et orientale aussi rapidement que possible afin que nous disposions d’un système de transport européen qui serve efficacement et avec cohérence le Marché unique européen. [5] »

- Le chantage à l’emploi…

Si le TEN est promu activement par les grandes multinationales des transports et l’ensemble du secteur privé, les gouvernements européens ne sont pas en reste : pour eux, les projets de grandes infrastructures sont synonymes de créations d’emploi. Une sorte de compromis keynesiano-libéral où le public, au nom de l’emploi, finance massivement les projets du privé… et garantit ses profits.

En 1998, les gouvernements italien, allemand et français ont ainsi tous soutenu l’idée d’une augmentation des dépenses publiques en faveur du TEN. En novembre, le ministre des Finances allemand, Oskar Lafontaine, et le Premier ministre italien, Massimo D’Alema, souhaitaient l’assouplissement des critères budgétaires de l’Union monétaire, recommandant d’en exempter les dépenses en investissements destinés au transport et aux travaux publics [6]. Cette proposition fut toutefois immédiatement rejetée par la Banque centrale européenne, le Commissaire aux Finances Yves-Thibault de Silguy et plusieurs autres monétaristes.

Le Parlement européen a également demandé à plusieurs reprises aux gouvernements des États membres d’augmenter leurs dotations financières dans le secteur des infrastructures de transport. En octobre 1998, les parlementaires demandèrent aux gouvernements de consacrer 1,5 % au moins, de leurs ressources budgétaires totales au TEN. À nouveau, l’argument utilisé était «

l’effet multiplicateur d’un tel investissement sur l’économie et l’emploi [7]. »

Les réseaux de transport ont toujours tenu une place de choix dans les initiatives européennes en faveur de l’emploi, parmi lesquels le Livre blanc de Delors en 1993 et le «

Pacte de confiance pour l’emploi » de Santer en 1996. Outre les emplois immédiats engendrés par les milliards d’écus consacrés à la construction, la stimulation indirecte du commerce international est supposée créer des tonnes d’emplois. Dans son rapport annuel de 1996, la Commission publiait des estimations concernant les effets du TEN : de 130 à 230 000 emplois seraient générés par les 14 projets prioritaires, et 594 000 à 1 030 000 pour le programme dans sa totalité. Ces chiffres étant dans une large mesure basés sur les calculs de l’ECIS, il est permis de douter sérieusement de leur objectivité. (Europe Inc., chap VIII)

- Grandes infrastructures = emploi ?

Cette équation selon laquelle plus de grandes infrastructures serait synonyme de plus emploi a pourtant été critiquée dès les débuts du TEN.

Publié en 1996 par la Fédération européenne du transport et de l’environnement [T&E], le rapport « Routes et économie » évite le débat officiel pour conclure qu’ « il n’existe aucune preuve ni aucune recherche disponible qui permette de conforter la supposition selon laquelle la construction de routes serait génératrice d’emplois à long terme [8]. »

Cette position trouva un soutien, en 1998, dans le rapport largement diffusé de l’organisation gouvernementale britannique SACTRA (Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assessment), qui critique clairement les chiffres de la Commission européenne, soulignant qu’on ne pouvait être convaincu par les affirmations selon lesquelles le TEN créerait de nombreux emplois. Le doute portait en particulier sur le fait que ces projets puissent être un moteur de développement économique pour les régions périphériques : «

Si en certaines circonstances les programmes de transports peuvent générer des bénéfices économiques supplémentaires dans une région ayant besoin d’être régénérée, en d’autres circonstances, l’effet inverse peut se produire [9]. »

Ces critiques n’ont cependant pas convaincu la Commission européenne, qui, dans un rapport publié fin 1998 sur la mise en place du TEN, proclamait comme par le passé que les réseaux d’infrastructure créaient des emplois et qu’ils étaient « vitaux pour la compétitivité européenne [10]. »

(Europe Inc., chap VIII)

- Le coût social de la compétitivité

Est-il vrai qu’un fonctionnement plus fluide du Marché unique européen créera de nouveaux emplois ? Le transport des marchandises d’une extrémité à l’autre du continent crée-t-il des emplois ? En fait, le lien supposé entre l’intensification des transports et la création de nouveaux emplois est des moins certains.

Ainsi, le nombre de kilomètres parcourus par les poids lourds à travers l’Europe a augmenté de 30 % entre 1991 et 1996 ; sur la même période, le chômage augmentait dans les mêmes proportions. Les projets d’infrastructures de transports rapides sur de longues distances – les autoroutes et les réseaux de trains à grande vitesse en particulier – favorisent généralement une plus grande centralisation de la production. Le TEN procure donc surtout aux grandes firmes un accès facilité aux marchés européens, renforçant leur emprise sur l’économie de l’Union.

Les nouvelles infrastructures permettent en effet à la fois de faciliter les restructurations et délocalisations et bénéficie à un nombre restreint de secteurs industriels, et aux grands groupes intégrés, plus compétitifs, qui concurrencent les petits producteurs locaux « moins efficaces » à travers toute l’Europe. Cette pression exercée par les grands groupes est donc doublement destructrice d’emplois.

(Europe Inc., chap VIII)

C’est toute la perversité de la rhétorique de la « compétitivité » : les gouvernements font tout ce qui est en leur pouvoir pour favoriser les conditions d’exploitation des grandes entreprises au nom de l’emploi. En poursuivant cette logique, les gouvernements contribuent surtout à gonfler les profits des grands industriels… et à accroître la pression sur les marchés et en définitive, sur l’emploi. En d’autres termes, la compétitivité, sur le moyen-terme, c’est plus de chômage !

Des alternatives existent pourtant, pour un développement économique qui ne soit pas exclusivement consacré à soigner les industriels au détriment des salariés :

Le budget considérable du TEN – 400 milliards dans sa première phase – aurait pu être investi en partie dans le transport public local, le logement en milieu urbain et rural ou pour favoriser le travail dans les secteurs de la santé et de l’éducation, de nombreux emplois auraient sans conteste pu être créés. Quant à l’environnement, il aurait été épargné et les économies locales renforcées. Malheureusement, cette solution à la fois logique et rationnelle n’a pas été envisagée par les institutions européennes : à la place, il a servi en grande partie à construire des autoroutes, à faire gonfler le trafic des poids lourds et à fournir des infrastructures au service des grands groupes industriels européens. (Europe Inc., chap VIII)

- Le coût écologique du TEN

Le TEN n’a pas seulement un impact social. Pour les ONG écologistes, la réalisation du TEN pourrait entraîner de graves conséquences sur l’environnement dont, notamment, la destruction de plus de 60 sites naturels de première importance en Europe. On pense notamment à la destruction du bocage nantais, source importante de biodiversité, à Notre-Dame-des-Landes. Autre exemple de ces destructions, celui des Alpes.

Par le biais d’un référendum national « sur la protection des Alpes contre le transit », les Suisses ont décidé en 1994 que tout fret traversant leur pays devrait le faire par voie ferroviaire à partir de 2004. Dans cet objectif, le gouvernement suisse a projeté de taxer lourdement les poids lourds. À l’automne 1998, un second référendum confirma cette mesure.

S’opposant vigoureusement à ces restrictions sur le transit du fret, l’UE soumit le gouvernement suisse à une forte pression pour le faire revenir sur ces mesures, le menaçant par exemple de bloquer six accords commerciaux en cours de négociation. Le ministre des Transports hollandais, Annemarie Jorritsma, menaça même de suspendre les droits d’atterrissage de Swiss Air si la fédération helvétique campait sur sa position.

En décembre 1998, la Suisse finit par plier : le nombre de poids lourds européens autorisés à traverser le pays sera de 250 000 en 2000 et 450 000 en 2003, un accès illimité fut accordé aux camions plus légers à partir de 2001 et le tarif maximum prévu de 350 écus par voyage fut réduit à 200 écus. Les organisations écologistes suisses se sont néanmoins vigoureusement opposées à ce marché et l’accord final pourrait encore fort bien être refusé par la population suisse au cours d’un nouveau référendum.

Une étude de la Commission européenne note que le transport de fret à travers les Alpes a augmenté de 75 % entre 1992 et 2010. Le ressentiment et la colère publics grandissent également dans les pays alpins membres de l’Union situés, écologiquement menacés par le nombre croissant de poids lourds traversant de vallées étroites et la construction d’une nouvelle infrastructure de transport pour s’adapter à l’accroissement prévu de la circulation.

(Europe Inc., chap VIII)

Mais la destruction d’espaces naturels protégés est loin d’être la seule conséquence écologique néfaste de l’explosion des grands projets d’infrastructures.

Au fur et à mesure que se mettait en place le réseau transeuropéen dans tous les pays de l’Union, le trafic a augmenté de manière considérable – et particulièrement la circulation routière – bien au-delà des limites écologiquement raisonnables. Entre 1985 et 1995, la quantité de gaz carbonique générée par le transport routier a augmenté d’un tiers. Greenpeace estime de 15 à 18 % l’augmentation des émanations de gaz carbonique relatives au secteur des transports [11]. (Europe Inc., chap VIII)

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Les grands projets d’infrastructure mis en œuvre dans le cadre du TEN posent de nombreuses questions : la « compétitivité », dont ils seraient les moteurs, est-elle vraiment synonyme d’emploi, de lendemains qui chantent et de modernité ? Faut-il poursuivre envers et contre tout la bétonisation des espaces naturels, et continuer à faire gonfler les chiffres du fret malgré le réchauffement climatique ?

Comment, après la crise de 2008, des projets qui prévoient le financement public de projets économiquement, socialement et écologiquement contestés au bénéfice de grands groupes industriels peuvent-ils encore, en période d’économies budgétaires, se retrouver à l’agenda des gouvernements ? Que penser de la manière dont ils ont été décidés, en dehors du débat public, entre technocrates, gouvernants et grands industriels ?

Et surtout, que penser du modèle de développement dont ils s’inspirent, où les territoires doivent être aménagés en fonction des besoins du secteur privé, quelles qu’en soient les conséquences sociales ou écologiques ?

Car c’est bien d’un modèle de développement qu’il s’agit, pensé par et pour les grands groupes industriels contre les intérêts de la majorité… et dont la crise n’a semble-t-il pas permis la remise en cause. Un modèle duquel, pourtant, il devient urgent de sortir ; de même qu’il est urgent d’en finir avec des projets qui ne font qu’accentuer la crise sociale et écologique au bénéfice de quelques-uns.

Coupé, collé et rédigé par les Dessous de Bruxelles

[1] Consulter, par exemple, le site de l’ACIPA (http://acipa.free.fr/) concernant l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et le site du collectif No-TAV Savoie (http://www.no-tav-savoie.org/)

[2] Commission européenne, « 1998 Report on the Implementation of the Guidelines and Priorities for the Future », Bruxelles, 1998

[4] Un projet de 12 000 nouveaux kilomètres d’autoroutes, intégré au programme général, fut présenté en 1991 par la Commission. Plus tard dans l’année, la décision de réaliser trains à grande vitesse, canaux et aéroports fut incorporé au Traité de Maastricht

[5] Propos de Kinnock, commissaire au Transport, lors de la conférence « Combler les fossés du financement de l’infrastructure », à Amsterdam, le 31 mars 1998.

[6] Tim Jones, « Commission Urges Euro Area to Boost Investment », European Voice, 26 novembre 1998.

[7] Les PME ont également demandé à la Commission « de proposer de nouvelles formes de financement à long terme et de possibilités d’obtenir plus facilement des capitaux spéculatifs » cité dans Rory Watson, « MEPs Warn of Funding Shortfall Threat to TENs », European Voice, vol. 4, n° 40, 5 novembre 1998.

[8] T&E, « Roads and the Economy », Bruxelles, 1996.

[9] « Transport Investment, Transport Intensity and Economic Growth », rapport intérimaire du Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assesment, publié le 9 février 1998 par le département britannique de l’Environnement, des Transports et des Régions.

[10] Commission européenne, « 1998. Report on the Implementation of the Guidelines and Priorities for the Future », Bruxelles, 1998, p. 5.

[11] Greenpeace Suisse, Missing Greenlinks, « Examination of the Commission’s Guidelines for a Decision about the Trans-European Networks and Proposal for Ecological Restructuring », 1995.

Les Dessous de Bruxelles, décembre 2012