[Poitiers] A propos de « l’obélisque brisé » de Didier Marcel

A propos de « l’obélisque brisé » de Didier Marcel

Les jardins du Puygarreau, situés juste derrière l’hôtel de ville de Poitiers, ont été inaugurés le lundi 17 février 2014. Ils concluent l’opération de rénovation du centre-ville nommée « Coeur d’agglo », qui a coûté rien moins que 25 millions d’euros (hors rénovation des façades et des canalisations souterraines). L’aménagement des jardins du Puygarreau, poinçonnés d’un obélisque imposant, constitue bien le clou du spectacle de cette opération urbanistique. Le projet a été mené sous la houlette de David Perreau, à partir des directives de Yves Lion (l’architecte urbaniste de coeur d’agglo), durant quatre années de travail. Il a coûté à lui seul un million d’euros. Dans cet espace éminemment symbolique, jouxtant le centre du pouvoir municipal, les enjeux « artistiques » sont tout autant politiques ; force est de constater que rien n’a été laissé au hasard…

Dans les jardins du Puygarreau

Les jardins reçoivent trois oeuvres d’art contemporain. Hormis l’obélisque, il y a cette grille en inox d’Elisabeth Ballet, fermant les lieux (de 8 h à 17 h 45 du 1er octobre au 31 mars, et de 8 h à 20 h, du 1er avril au 30 septembre). De son propre aveu, cette grille « Tourne-sol » porte une réflexion sur le « sécuritaire ». De fait, elle ressemble (délibérément ?) aux barreaux d’une porte géante de cellule de prison, cette institution pilier de la démocratie autoritaire.

Pierre Joseph a quant a lui installé huit images d’archives colorées montrant des enfants sur des terrains de jeux. Il a aussi installé des jeux pour enfants, couleur acier ou blanche : les formes rondes prédominent, avec un dôme d’escalade et des sortes de bascules tournantes. Des images passées, du rond, du lisse… du vide : rien que les bambins puissent saisir (mises à part les barres), utiliser comme cachettes, s’approprier. Le nom même de l’installation évoque de façon saisissante le programme politique du pouvoir moderne : « Aire/air/erre/ère » rime avec aménagement métropolitain, anéantissement de toute consistance sociale, écrasement de toute aventure au profit d’une course folle et sans but des marchandises, consécration d’une époque contre-révolutionnaire.

Ces installations sont parfaitement à l’image de l’espace public « Coeur d’agglo », avant tout espace de circulation marchande sous contrôle autoritaire. Au milieu trône le message artistique principal, surplombant les lieux, le totem de cet « obélisque brisé » de Didier Marcel. Selon la presse locale, l’objet de 5 m de haut évoquerait le « bûcheron défricheur »… elle s’en tiendra là, comme devant un (for)fait accompli.

obélisque brisé

L’obélisque brisé

Didier Marcel, 53 ans, vit et enseigne à l’Ecole nationale supérieure d’art de Dijon depuis 2006, en même temps qu’il expose dans de nombreuses institutions culturelles du monde entier ; signes d’une reconnaissance de son travail par le pouvoir, consacrée par un prix international de l’art contemporain.

Il travaille principalement sur la mise en spectacle de maquettes, et de moulages d’objets prélevés dans la nature, transportés et transformés en vue de leur exposition artistique au moyen de cadrages, flocages et d’élévations. Comme l’artiste le dit lui-même dans cette instructive vidéo, la réflexion (l’idéologie ?) joue un rôle très important dans son travail. « La chose disparaît derrière l’idée » : l’idée surmonte le réel, qui se change en « signe » (mot leitmotiv), sur un « territoire ». Le spectacle du réel réifié « décrit l’espace qui nous entoure ». L’objet (qu’il s’agisse d’une maquette ou d’une installation plus monumentale), « renvoie à notre réalité », qui est cellle des « centres-villes, des espaces suburbains, de la nationale », bref, à la domination d’une dynamique plus qu’urbaine sur les espaces humains : métropolitaine. Les motifs d’ornement des surfaces de l’objet d’art doivent eux-mêmes évoquer la « répétition », à l’image de la « répétition » et de la « chose sans fin » de l’objet lui-même démultiplié dans l’espace.

Le spectacle de la subversion…

Se doublant d’une réflexion sur l’élévation des objets, son art figure, de façon quasi-explicite, la dynamique moderne de domination totale et totalitaire de l’espace. Marcel compare ainsi les colonnes de ses arbres avec l’édifice d’une « cathédrale », référence à la religion que l’on retrouve d’ailleurs dans toute l’oeuvre de Barnett Newman, dont Marcel s’est inspiré en réinterprétant l’obélisque brisé (1).

L’approche de l’art par Marcel est donc plus que « néo-romantique » : elle est politique. Qu’il s’agisse d’arbres le plus souvent dénués de branches, totémisés, ou d’une sculpture de terre labourée élevée à la verticale sur le mur d’une galerie d’art : sous la « métaphore » de la sculpture du vivant, de l’aménagement du paysage, Marcel nous parle d’emprise, de pouvoir qui s’exerce sur l’espace. L’ambiguité de sa réflexion avec la « Nature », sorte d’ode étrange à un paradis perdu, naît de la réification même de celle-ci (le « naturel artificiel »), sous l’effet d’une dissociation de l’homme d’avec son environnement. L’emprise va avec la dépossession. Ce n’est évidemment pas un hasard si la participation de Marcel a été sollicitée par les concepteurs de l’opération urbanistique de gentrification de Poitiers, ces professionnels de la dépossession symbolique et réelle.

Car l’art de Marcel est si éminemment politique que le réel remanié par l’artiste ne concerne pas que la nature. En filigranes, il décrit la domination politique, l’histoire de l’écrasement des mouvements sociaux, de la vie sociale même, par le pouvoir. Les références historiques sont bien là : à Dijon, la ville qu’il habite, Marcel a fait installer le tronc d’un arbre, floqué en blanc et tournant, rue de la Liberté. L’objet, moulé à partir d’un arbre du parc de la Colombière, a été inauguré le 18 mai 2013. Référence évidente aux arbres de la liberté, plantés lors de la révolution de 1848, censés figurer la réconciliation de toutes les classes et autour desquels l’on dansait, comme dans toutes les révolutions. Là, on ne danse plus : l’arbre tourne (« on ne tourne pas autour de l’objet, on le regarde tourner », dit l’artiste sur ses dispositifs tournants). Il est blanc, couleur totale (totalitaire ?) contenant toutes les couleurs. Dénué de branches, impossible de s’en saisir. La révolution est morte, elle s’est figée en spectacle de l’impuissance sociale, s’imposant à la vue des passants allant travailler ou consommer.

L’obélisque brisé de Poitiers ressemble lui aussi à une « colonne » (Marcel lui-même qualifie ainsi ses oeuvres en forme de tronc d’arbre). L’adjectif « brisé » peut aussi évoquer une référence à la colonne Vendôme, symbole du pouvoir dictatorial de l’Empire bonapartiste (amateur d’obélisques volés à l’Egypte conquise). Cette colonne fut abattue par les révolutionnaires lors de la Commune de Paris en mai 1871. Pour rappel, cet édit de la Commune :

« La Commune de Paris, considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète : article unique – La colonne Vendôme sera démolie. »

Après le massacre des communards, le président de la République Mac-Mahon imputa l’insupportable attaque contre ce symbole du pouvoir à l’artiste anarchiste Courbet, condamné à payer les frais de reconstruction de la colonne pendant 33 ans. L’artiste mourra, ruiné et isolé, avant de verser la première traite.

La dimension politique se confirme lorsqu’on considère plus en détail l’oeuvre exposée dans les jardins du Puygarreau à Poitiers, notamment dans ses différences avec le Broken Obelisk de Newman (1). Tout d’abord il ne s’agit plus d’un obélisque, mais comme déjà dit d’une colonne, figurant un arbre… objet vivant par excellence, figurant la « nature », ici morte. Il ne s’agit plus de deux éléments distincts (un obélisque renversé posé sur une pyramide), mais d’un seul, un tronc sans branches et presque entièrement coupé à sa base par les coups de quelque hache. Si le diamètre différent du tronc, de part et d’autre de ce rétrécissement, évoque l’oeuvre originelle de Newman, la couleur diffère et là encore, le flocage est blanc : couleur totale englobant toutes les autres, à l’image d’un projet politique totalitaire de domination complète des espaces sociaux, dans leur infinie diversité. Cet aspect englobant  est renforcé par la circularité de l’objet (contrairement aux arêtes de l’obélisque de Newman surmontant la pyramide). Néanmoins, l’espace symbolique de la coupure est bien doté d’angles, et recouvert de huit surfaces réfléchissantes triangulaires, renvoyant son image (sa responsabilité ?) au spectateur isolé par son propre reflet. Les passants sont invités à réfléchir à leur rôle dans le défrichement de l’espace.

…brisée

Mais si l’oeuvre interpelle politiquement, elle n’ouvre délibérément aucune perspective… à l’image d’une nature réifiée, envisagée sous l’angle de la nostalgie, de la culpabilité et de l’impossibilité, et à l’image des miroirs éclatés de l’obélisque brisé, renvoyant chacun des spectateurs à sa solitude, à sa pseudo-responsabilité dans le désastre en cours. L’oeuvre monumentale dans l’espace public n’est que le spectacle du pouvoir absolu, sur la société, des décideurs qui la commandent. Elle est la manifestation éhontée du primat de l’espace public, c’est-à-dire du pouvoir autoritaire sur l’espace social. Quand bien même elle s’aventure plus ou moins subtilement à montrer que la nature de ce pouvoir est un désastre écologique et social, c’est pour montrer que ce désastre, cette négation de la vie, est indépassable.

Elle renvoie ainsi à l’environnement imposé par l’opération Coeur d’agglo, qui l’a financée, et qui n’a cessé de se manifester que comme opération de gentrification de la ville, avec son lot d’arrestations de pauvres (« marginaux », sans-papiers) et de militants anti-autoritaires. L’obélisque achève et entérine la muséification de l’espace social, dans ces tristes jardins du Puygarreau, fermés à l’heure où les prolos quittent le boulot et gardés par un fonctionnaire vigile en bleu lorsque leurs grilles en forme de barreaux de prison sont ouvertes ; où l’on ne peut que passer car les rassemblements d’associations y sont formellement interdits à moins de demander la permission aux décideurs. L’obélisque brisé, objet d’art en forme de borne milliaire d’un centre-ville tombé sous l’empire d’une galerie marchande à ciel ouvert, traduit un message du pouvoir spécifique, que l’on retrouve bien souvent dans les oeuvres monumentales commandées par des autorités : le constat effrayant, tétanisant, de la monstruosité de l’Etat, en même temps que sa prétendue indépassabilité.

Le pouvoir ne s’inquiète pas qu’on le qualifie de Léviathan (2) à la façon de Hobbes, bien au contraire : comme chez Hobbes, l’Etat se veut incontestable. Il s’agit pour lui de donner le spectacle de sa suprématie, d’écraser toute contestation réelle en délivrant le message qu’hors de lui, tout ne peut et ne doit être qu’impuissance. La « liberté d’expression » critique des institutions, politique ou artistique, n’est tolérée que si ce sont les institutions qui la sollicitent. Parallèlement à l’art imposé dans l’espace public, aux festivals de rue en forme de soupapes sous contrôle policier, à l’absence de panneaux d’affichage public en centre-ville, et aux manifs citoyennistes bien balisées d’où chacun rentre gros-jean-comme-devant, le projet d’emprise totalitaire sur l’espace vécu réprimera les arts de rue (spectacles subversifs, graffitis ou tags), les fêtes spontanées, l’affichage politique sauvage, les manifestations et rassemblements « illégaux » non-déclarés à la préfecture.

Par sa nature même l’Etat prétend tout contrôler… y compris ses critiques, qui ne doivent provenir que de milieux autorisés, financés par le mécénat public des barons de territoires, à coups de milliers et de millions d’euros. Dans le cas des artistes, il s’agira de produire des oeuvres désespérantes, de terreur, en forme de colonnes trajanes et d’arcs de triomphe, figurant les peuples brisés, l’autonomie populaire anéantie. Si l’art contemporain paraît si nihiliste, c’est parce qu’il exprime la logique marchande d’un monde où tout se vaut et où rien ne vaut rien, d’où toute valeur autre que l’argent a disparu ; c’est que l’art contemporain fait lui-même le vide, pour laisser place à l’omniprésence du pouvoir. Dès lors, l’artiste contemporain subventionné aux mamelles de la louve du mécénat public, de cette République assassine dès ses origines, n’est rien moins que le bouffon nourri par les seigneurs de l’Antiquité et du Moyen-Age, le Poquelin moderne raillant les classes n’ayant pas l’heur d’appartenir à l’aristocratie qui le nourrit, cette élite de brutes qu’il ne critiquera qu’avec des révérences parce que, bon gré mal gré, il la révère. Si l’art est le pouvoir de façonner le réel, les experts-enseignants professionnels en Art Contemporain sont aux artistes de la vie quotidienne, ce que le pouvoir politique de la domination sociale et de l’atomisation est à la réappropriation révolutionnaire du pouvoir social d’agir.

Si de nouvelles communes devaient ébranler l’ordre établi et ses symboles, gageons que leurs cognées sauront de nouveau abattre toutes les manifestations symboliques du pouvoir déchu, laissant place à l’explosion révolutionnaire de mille actes d’art social. A regarder l’entaille béant dans son oeuvre, je me prends à imaginer que c’est peut-être aussi ce dont rêve, secrètement, Didier Marcel.

Juanito, Pavillon Noir, 20 février 2014

Notes :

(1) Broken Obelisk (« Obélisque brisé ») est la plus grande (7,50 m) des sculptures de Barnett Newman. Conçue entre 1963 et 1967, elle figure « un obélisque renversé, dont le sommet repose sur un piédestal pyramidal et dont le pied, pointé vers le haut, est brisé » (Wikipedia). Quatre versions de cette sculpture ont déjà été réalisées et installées dans des espaces publics (aux Etats-Unis, et à Berlin). Ann Temkin, curatrice, explique : « Il y a cette idée d’une élévation de l’aspiration insatisfaite, d’une complainte pour un temps qui n’est plus celui des héros, mais celui des assassinats, des rêves brisés, des déceptions, des espoirs. Je pense que cela reflète les sentiments politiques, démocratiques, fondamentalement populaires de Newman, qui a vivement souhaité inventer là un symbole qui représente tout le monde. » Le monde écrasé ?

(2) Voir l’oeuvre d’Anish Kapoor, Léviathan, un summum de révérence à l’égard du biopouvoir des institutions « culturelles » qui l’ont financée. Là encore, la référence biblique manifeste la dimension fondamentalement religieuse, c’est-à-dire totalitaire, de l’Etat-mécène.