Hier encore, un smog « cancérogène certain » s’est abattu sur nous. Jour après jour, on apprend à reconnaître ce goût métallique qui empâte la bouche. On vit dans la poisse. Cette poisse mortelle nous défend de courir, faire du vélo, sortir les enfants, respirer à pleins poumons. Surtout, elle nous prépare à la vie rationnée. Ce 17 mars, l’État a substitué une armée de 700 policiers aux habituels ingénieurs en fluidité routière pour faire respecter la circulation alternée des bagnoles. Après l’eau, denrée rare et viciée, l’air deviendra-t-il aussi une marchandise vendue pour raison d’épuration ?Faut-il rappeler aux fabricants de voitures et aménageurs de territoires, que ce n’est pas la faute du soleil, ni des vents si 1,3 million de citadins crèvent chaque année de l’air qu’ils respirent ? (1) Si l’industrie, les épandages agricoles et le chauffage au bois ont leur part de la pollution, celle-ci vient en grande partie des pots d’échappement, de l’usure des pneus et de l’asphalte, des garnitures de frein et d’embrayage (à l’origine des microparticules).
Pour un désastre alternatif
Les dirigeants des métropoles et de l’État ont leur coupable, le « lobby du diesel », pour se décharger de la responsabilité du désastre sanitaire. En pleine campagne municipale, les écologistes de toutes les métropoles font valoir leur bilan dérisoire : un centre-ville piéton accueille désormais les chalands flânant entre les marchandises importées du Bangladesh. Ils repartent en bus ou en Velib sans ralentir l’explosion du trafic. « Le combat des couloirs de bus » : ainsi parlait le chef de file des Verts lillois.(2) C’est à s’étouffer. Il y a quelques semaines, les médias s’enthousiasmaient du retour des embouteillages : signe de relance économique. Les villes continuent de s’engorger, l’A1 dégueule ses camions et la Chambre de commerce s’impatiente d’un nouveau périphérique pour « désengorger » la métropole lilloise. Vingt ans de politique écologiste pour crever sous les microparticules (après l’amiante et en attendant les nanotubes de carbone, nanoparticules encore plus intrusives que les microparticules). Connaissez-vous les ambitions Vertes pour la prochaine mandature ? Des fleurs sous le métro aérien, des bâtiments basse consommation pour abriter les nuisances High Tech (3), des toitures végétales au dessus des « fab labs » et une fuite en avant qu’ils nomment « alternatives ».
Qu’ils soient écologistes ou non, ils nous laisseront choisir notre mort. Entre la bagnole au pétrole ou le métro à l’uranium. La campagne municipale à Amiens tourne autour de la construction du Tramway. Le Grand Paris sera bientôt ceinturé d’un nouveau RER. En 2016, le métro entre Lille et Roubaix sera doublé et le débat sur l’opportunité d’un « tram-train » relancé. Areva, EDF et les constructeurs automobiles se réjouissent de la transition énergétique vers une « économie décarbonnée », les ventes de véhicules électriques ont augmenté de 50 % en 2012 et les voitures hybrides de 60 %. Autolib – automobile et liberté.
La Voix du Nord clame à tue-tête les bienfaits de cette néo-industrie qui réglera les problèmes de la raréfaction du pétrole et des microparticules. Avec Arnaud Montebourg au chevet de l’économie nordiste, elle se félicite de ce que notre grande région automobile – « 30 % des véhicules produits en France, 40 % des moteurs et 50 % des boîtes de vitesse » (4) – pourrait se tourner vers « l’électromobilité » : voitures électriques, avions électriques, TGV électriques et voitures à pilotage automatique. Les 13 et 14 février derniers, l’école Centrale de Lille accueillait un salon de la « chimie du végétal ». La Voix s’empresse d’applaudir le laboratoire lillois EuroBioRef dans son ambition de créer des bioraffineries (carburants végétaux) grâce à l’industriel du petit pois Bonduelle et aux financements de la Région. Ils n’arrêteront jamais.
Dans son dossier sur les municipales à Lille, Le Monde s’enthousiasme pour le réaménagement du port fluvial : « Le responsable [de Voies navigables de France] souhaite doubler le trafic fluvial d’ici 2020, le portant à 2 millions de tonnes. » (5) Celui-ci accueillera bientôt les porte-conteneurs de 4 000 tonnes grâce au canal Seine-Nord que tout le monde attend. Plus de bagnoles, plus de péniches, plus de métros, plus de marchandises. Et finalement, plus de nuisances et plus de contrôle.
L’écologie du rationnement
Les plus visionnaires planifient la suite. Si la gratuité des transports en commun ne suffit pas à « modifier les comportements » des automobilistes et abaisser le taux de microparticules, il faudra contraindre. Circulation alternée et péages urbains nourrissent déjà des usines à gaz militaro-bureaucratiques : droits d’émissions, restrictions, dérogations. « En Europe, deux cents villes restreignent leur accès aux véhicules polluants. » (6) À Stockholm ou à Londres, le paiement est automatisé grâce aux bornes de lecture des plaques minéralogiques par vidéosurveillance. À Londres, toute infraction au règlement écologique est réprimée d’une amende de 600 euros. Ce qui exige un fichier des plaques d’immatriculation associé au poids des voiture, comptes bancaires et identité des automobilistes.
Même si la France retarde dans les restrictions de circulation, des mesures contraignantes sont déjà prises. Au plus fort de la pollution, les nationales et autoroutes du Nord ont vu la réduction de vitesse passer de « recommandée » à « obligatoire ». 45 euros d’amende aux contrevenants. L’écotaxe du gouvernement prévoyait de surveiller les routiers au kilomètre près grâce à la géolocalisation des camions et au contrôle vidéo. On vous passe les capteurs sur les routes et les cartes de transports RFID propres à fluidifier la surpopulation urbaine. Le filet de sécurité écologique se resserre.
Face aux épidémies de cancer, asthme, insuffisances respiratoires ou pneumonie, vous pourrez compter sur un contrôle sanitaire au plus près de vos pathologies. En attendant votre t-shirt intelligent enregistrant en permanence rythme respiratoire et battements de cœur, vous pouvez rendre visite à votre médecin tous les six mois pour un dépistage couvert par le dernier « Plan Cancer » et les cotisations sociales versées par l’industrie automobile. Préventif, votre médecin en profitera pour vous inculquer les bonnes pratiques en milieu toxique : arrêter la clope, le vin et votre mode de vie pathogène. Et pour votre jogging, n’oubliez pas votre masque à oxygène intelligent, acheté chez Décathlon.
On disait « libre comme l’air ». Mais tout ce qui était libre et gratuit se marchandise pour raison de gestion. Vous savez bien, quand c’est gratuit « les gens » gaspillent et dégradent. L’eau est viciée ? Elle ne suffit plus à abreuver les millions de métropolitains entassés ? Il faut la pomper depuis les sous-sols, l’assainir, la comptabiliser ? Entretenir les cuves et les kilomètres de tuyaux ? Régies publiques et compagnies privées se chargent déjà de la rationner. Question de survie. Le programme de vie hors-sol comprendra le compteur à oxygène individuel, les usines de retraitement de l’air vicié, les bouteilles d’air conditionné riches en oxygène. Danone et Nestlé lanceront des bouteilles individuelles d’air parfumé. Le Front de Gauche manifestera pour la gratuité des premiers mètres cubes d’oxygène et le retour en régie publique des sociétés d’assainissement d’air.
50% de la population mondiale vit en ville. Nul besoin d’habiter Pékin ou Mexico pour savoir que cette concentration de bagnoles, d’usines et de marchandises concentre surtout la pollution. Or, cette concentration s’accélère : quelle métropole « attractive » n’a pas son programme pour une ville dense ? Plus d’entreprises, de pôles d’excellence, d’universités feront plus de transports, de fumées toxiques, de cancers. Les « alternatives » qui n’en sont pas, et les mesures de contrainte écologique imposeront, quoi qu’il nous en coûte en terme de liberté, la circulation des marchandises et le « développement des territoires ».
Ce n’est pas seulement le « lobby du diesel » qui tue, mais la société industrielle.
Tomjo
Lille, le 17 mars 2014
http://hors-sol.herbesfolles.org/
Vu sur Pièces et main-d’œuvre, 17 mars 2014