On nous dit que le monde moderne n’est plus religieux. A la bonne heure ! Si la religion est l’aliénation de la puissance réelle de penser, de dire et d’agir, sous la médiation d’une entité supérieure absconse (et surtout de son clergé), à bien y regarder, nous constatons plutôt l’omniprésence du religieux dans toutes les institutions modernes.
A commencer par le fétiche argent, cette étrange médiation, cette « valeur » centrale qui ne repose sur rien (plus même un équivalent or). Elle n’est de fait qu’un « accord » social… imposé aux forceps. On parle d’ailleurs de « crédit » ou de monnaie « fiduciaire » : vocabulaire directement issu de « credo » (croire) et de « fides » (la foi). Le banquier nous sermonne sur nos dettes comme le politicien sur notre dette envers la société. Que le doute athée sur ladite valeur monétaire s’empare des marchés financiers, et foutredieu, nous reviendrions rapidement au temps blasphématoire où les gens produisaient ensemble de quoi satisfaire leurs besoins, et non de quoi satisfaire les curés du pouvoir et leurs cohortes de marchands du temple.
La république dite « laïque » n’échappe pas à la règle, avec son cortège de principes « sacrés », ses déclarations des droits de l’Homme Riche gravées dans le marbre d’indiscu-tables de la Loi, sa langue ésotérico-judiciaire, ses mythes pseudo-historiques faisant fi de toute réalité, ses « élus » censés incarner (pardon, « représenter ») le mystère de la « nation » toute entière, ses chants, drapeaux et symboles qu’il est interdit de railler, ses frontières invisibles délimitant le territoire sacré de la sainte Patrie, ses prêtres vêtus d’uniformes divers (du kaki à la robe noire en passant par le bleu foncé), ses tribunaux inquisitoriaux et ses pénitences punitives (avec passages initiatiques par la case cellule en monastères carcéraux), inspirant aux bonnes ouailles le noble et nécessaire sentiment de révérence pour leurs bons bergers.
Comme pour toute religion civique, peu importe que plus personne n’y croit vraiment. Tant que les fidèles réitèrent publiquement le rite sacré de soumission au « devoir citoyen » et de délégation de leur puissance individuelle et collective, en échange de pains et de jeux… dans la sphère de l’impuissance privative (pardon, « privée »), on dira bien ce qu’on voudra.
Mais manifester sa soumission au quotidien, par exemple se lever de bonne heure pour trimer comme un esclave comme au bon vieux temps des empires, ne suffit pas. Il faut aussi manifester l’unité fictive de la Communauté. Comme toute Eglise, la prétendue « communauté civique » ne saurait se passer de rituels aussi pompeux que grotesques… fêtes et défilés du calendrier républicain, examens scolaires…
Mais le rituel central, ce sont les élections. Avec leur « urnes » funéraires, leurs « isoloirs » confessionnaux, leurs « débats » en forme de disputes scholastiques, leurs « élus » oints de l’écharpe tricolore, leurs prophètes et pythies journalistiques encravatés psalmodiant leurs interprétations et leurs pitoyables impertinences de bouffons du roi stipendiés, tout au long de ces jeux grecs dédiés aux dieux modernes de l’Etat et du Capital, que l’on nomme « émissions politiques ».
La lutte pour notre émancipation ne peut plus se cantonner, au XXIème siècle, à une critique acerbe des religions traditionnelles, même si l’encens de leurs discours nauséabonds empeste toujours la domination patriarcale et économique. Si la République les tolère et les protège au nom de sa laïcité, c’est qu’elle les a depuis longtemps reléguées au statut d’ombres mornes de son autorité. La République laïque tolère toutes les croyances, à la condition que leur pluralité ne fasse pas d’ombre à son monothéisme, à sa fiction centrale. Un peu à la façon de cet empire romain qui tolérait toutes les religions, sauf celles qui refusaient de se prosterner et de sacrifier devant le dieu-empereur.
Du reste, l’on vote aujourd’hui comme l’on prie, comme nous le démontre cet article savoureux dans la Nouvelle République d’aujourd’hui.
Citoyen.ne de la Cité de Dieu Démocratique, amen ton bulletin en ce jour saint du dimanche… et puis ferme ta gueule pendant cinq ans !
Juanito, Pavillon Noir, 23 mars 2014