Archives de catégorie : Écrits

Les Dix Commandements Démocratiques

Les Dix Commandements Démocratiques

Deutéronome Républicain, chapitre 20

20.2 Je suis la Démocratie, Pouvoir du Peuple sur le Peuple, qui t’ai fait sortir de l’arriération des communautés moyenâgeuses et rurales, cette maison de servitude.

20.3 Tu ne me mettras pas d’action directe dans ma face et voteras pour Moi.

20.4 Tu ne formuleras point par toi-même des expressions qui te soient propres, mais observeras avec respect les fétiches nationaux, monétaires, démocratiques, artistiques et religieux, les oeuvres d’art devant toi exposées, les écrans de télévision, d’ordinateur et de téléphone, les affiches publicitaires et les enseignes marchandes, les symboles de Mon Pouvoir Républicain sans oublier les affiches électorales.

20.5 Tu ne t’engageras pas dans des alternatives à moi, et ne les susciteras point ; car moi, l’Éternelle Démocratie, ta Raison, je suis un Gouvernement jaloux, qui punis la révolte des dominés sur leurs proches jusqu’à la troisième et la quatrième connection téléphonique, en les séparant de toi par le travail, la dette, le parloir ou l’hôpital psychiatrique

20.6 et qui récompense jusqu’en milliers et millions de biftons, diplômes, titres, grades, tribunes et échelons d’ancienneté ceux qui me servent et qui gardent mes commandements.

20.7 Tu n’invoqueras point le nom de la Démocratie en vain ; car la Démocratie ne laissera point impuni celui qui invoque son nom en vain.

20.8 Souviens-toi du jour du Chômage, pour sanctifier le Travail.

20.9 Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton service salarié.

20.10 Mais le septième jour est le jour du repos Démocratique : tu feras du shopping ou partiras en voyage touristique, avec ton fils, ta fille, ton collègue, ta collègue, ton chien, sans jamais t’acoquiner avec l’étranger qui menace à ta porte.

20.11 Car en six jours la Démocratie a pillé les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et elle a recyclé le septième jour : C’est pourquoi la Démocratie a béni le jour du shopping durable et du tourisme vert, et l’a sanctifié.

20.12 Honore ton père et ta mère biologiques, afin que ton ADN se prolonge dans la Famille que la Démocratie te donne par le mariage civil.

20.13 Tu ne tueras point, sauf si c’est pour Ma cause, pour préserver les Démocraties amies de Moi, rassasier Ma Faim des ressources naturelles et humaines d’ici et d’ailleurs, écraser les révoltes contre Moi et l’Argent.

20.14 Tu ne commettras point de complicité sexuelle en-dehors de la Famille et de la Prostitution, sauf si c’est sur Meetic ou en club échangiste.

20.15 Tu ne t’approprieras point ce que Mes protégés t’ont dérobé et envieras leur richesse.

20.16 Tu Me balanceras ton prochain et laissera Ma police le sanctionner pour sa désobéissante déviance.

20.17 Tu ne convoiteras point le logement vide ; tu réprimeras tes amitiés, complicités, désirs et affections pour les autres, à moins d’en faire tes serviteurs ; tu ne t’approprieras aucune chose qui appartienne à ceux de Mes protégés qui s’approprient ta vie au quotidien, car ta vie est Mienne.

***

Evangiles Démocratiques

Chapitre 12, 31

Tu te tiendras à distance respectueuse de ton prochain comme de toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que celui-là.

Chapitre 13

Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous tenir à distance les uns les autres. Comme je vous ai méprisés, vous aussi, méprisez-vous les uns les autres. Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes bons citoyens, c’est la distance que vous entretiendrez les uns contre les autres.

Juanito, Pavillon Noir, 15 mars 2014

Au moins 453 SDF morts en France en 2013

NdPN : des gens meurent au quotidien parce qu’il faut que les riches restent riches. Le capitalisme n’est pas une civilisation de l’abondance, mais de la pénurie délibérée, de l’empêchement de l’usage. Rien qu’à Poitiers, on compte des milliers de logements vides… et pas seulement des résidences de particuliers plus friqués que d’autres. Agences immobilières, banques et institutions publiques laissent vacants des lieux qui pourraient nous permettre de vivre et de nous organiser. Cette privation est délibérée, organisée, légitimée par la classe des dominants, à coups d’écritures symboliques (actes, titres, circulaires…). Ce n’est pas à l’aide de leurs lois et de leurs tribunaux, même s’il est parfois tactiquement intéressant d’y avoir recours pour mettre l’Etat face à son hypocrisie, que nous obtiendrons des logements pour tou.te.s. Encore faudrait-il pour cela nous débarrasser de la révérence craintive que nous éprouvons pour les symboles de la dépossession.

Au moins 453 SDF morts en France en 2013

Le collectif Les Morts de la rue a annoncé lundi 3 mars avoir recensé au moins 453 SDF morts en 2013 en France, dans un livret à leur mémoire. elle s’achever» s’interroge le collectif dans son Livre des morts de la rue.

Tous les disparus recensés y sont listés par un prénom, un nom, un surnom ou une initiale. Certains n’ont pu être identifiés : ils sont alors mentionnés comme « un homme », « une femme ». Quelques mots, issus d’informations fournies par les services sociaux ou la police, résument leur disparition. « De nombreux décès restent inconnus. Cette liste n’est pas exhaustive » précise le document.

Depuis plus de dix ans, le collectif Les Morts de la rue dénonce la mort prématurée de personnes sans domicile fixe, dont l’âge moyen n’excède pas 50 ans, alors que l’espérance de vie en France est de 81,5 ans. Un rassemblement en leur mémoire a par ailleurs été organisé le mardi 18 mars place de la République, à Paris.

Le Monde, 3 mars 2014

[Poitiers] Inauguration de la passerelle Léon Blum

On a marché sur Léon Blum 

Aller toujours plus vite, tel est le progrès. A quand une passerelle reliant la Terre à la Lune ? La multinationale Vinci, généreusement nourrie de divers juteux contrats public-privé sur Poitiers (Coeur d’agglo, quartier des Montgorges…) et la région (LGV Poitiers-Limoges), avait reçu 28 millions d’argent public pour la livraison d’une nouvelle, pharaonique et indispensable passerelle, remplaçant la passerelle des Rocs. Le projet avait été acté en 2009 par la communauté d’agglomération de Poitiers ; commander des travaux pour entretenir l’ancienne passerelle aurait certes été bien moins coûteux, mais tellement ringard. Alors allons, oublions vite ce vieux gymnase, ou cette belle demeure ancienne squattée par une bande d’anticapitalistes, rasés pour l’occasion. Séchons nos larmes après le regrettable suicide d’une dame depuis l’ouvrage encore en construction il y a quelques semaines. Et place à la fête !

La traversée fantastique

Le 6 février à 6h03, Vitalis a inauguré la chaussée réservée aux transports en commun, aux cyclistes, aux piétons. « Moment historique » : un bus à haut niveau de service (BHNS) de Vitalis a transporté un passager, unique, se rendant à l’école nationale supérieure de mécanique et d’aéronautique. L’épopée technique se double d’une adhésion aux valeurs de la croissance verte et durable. D’une part le bus est hybride, mêlant aux bonnes odeurs de diesel la consommation d’énergie électrique (propre, puisque les mines d’uranium destiné au nucléaire français sont surtout situées au Niger et que les déchets sont envoyés à La Hague, ce coin reculé du Cotentin). D’autre part les voitures polluantes ne passeront pas ! Elles devront juste continuer à faire un grand tour par le Pont-Achard ou la Porte de Paris, priées de salir ailleurs que sur la passerelle… Le conducteur de bus ayant l’honneur de la première traversée a accompli un mémorable exploit : « Il est passé de manière très fluide (…) et il a pu passer sans difficulté particulière, pour ce passage historique ! », s’enthousiasme le responsable d’exploitation chez Vitalis, au premier plan de la chaussée neuve, aussi large que… déserte. On n’arrête pas le progrès.

J., Pavillon Noir, 7 février 2014

NdPN : voir aussi cet article sur Léon Blum

[Poitiers] A propos de « l’obélisque brisé » de Didier Marcel

A propos de « l’obélisque brisé » de Didier Marcel

Les jardins du Puygarreau, situés juste derrière l’hôtel de ville de Poitiers, ont été inaugurés le lundi 17 février 2014. Ils concluent l’opération de rénovation du centre-ville nommée « Coeur d’agglo », qui a coûté rien moins que 25 millions d’euros (hors rénovation des façades et des canalisations souterraines). L’aménagement des jardins du Puygarreau, poinçonnés d’un obélisque imposant, constitue bien le clou du spectacle de cette opération urbanistique. Le projet a été mené sous la houlette de David Perreau, à partir des directives de Yves Lion (l’architecte urbaniste de coeur d’agglo), durant quatre années de travail. Il a coûté à lui seul un million d’euros. Dans cet espace éminemment symbolique, jouxtant le centre du pouvoir municipal, les enjeux « artistiques » sont tout autant politiques ; force est de constater que rien n’a été laissé au hasard…

Dans les jardins du Puygarreau

Les jardins reçoivent trois oeuvres d’art contemporain. Hormis l’obélisque, il y a cette grille en inox d’Elisabeth Ballet, fermant les lieux (de 8 h à 17 h 45 du 1er octobre au 31 mars, et de 8 h à 20 h, du 1er avril au 30 septembre). De son propre aveu, cette grille « Tourne-sol » porte une réflexion sur le « sécuritaire ». De fait, elle ressemble (délibérément ?) aux barreaux d’une porte géante de cellule de prison, cette institution pilier de la démocratie autoritaire.

Pierre Joseph a quant a lui installé huit images d’archives colorées montrant des enfants sur des terrains de jeux. Il a aussi installé des jeux pour enfants, couleur acier ou blanche : les formes rondes prédominent, avec un dôme d’escalade et des sortes de bascules tournantes. Des images passées, du rond, du lisse… du vide : rien que les bambins puissent saisir (mises à part les barres), utiliser comme cachettes, s’approprier. Le nom même de l’installation évoque de façon saisissante le programme politique du pouvoir moderne : « Aire/air/erre/ère » rime avec aménagement métropolitain, anéantissement de toute consistance sociale, écrasement de toute aventure au profit d’une course folle et sans but des marchandises, consécration d’une époque contre-révolutionnaire.

Ces installations sont parfaitement à l’image de l’espace public « Coeur d’agglo », avant tout espace de circulation marchande sous contrôle autoritaire. Au milieu trône le message artistique principal, surplombant les lieux, le totem de cet « obélisque brisé » de Didier Marcel. Selon la presse locale, l’objet de 5 m de haut évoquerait le « bûcheron défricheur »… elle s’en tiendra là, comme devant un (for)fait accompli.

obélisque brisé

L’obélisque brisé

Didier Marcel, 53 ans, vit et enseigne à l’Ecole nationale supérieure d’art de Dijon depuis 2006, en même temps qu’il expose dans de nombreuses institutions culturelles du monde entier ; signes d’une reconnaissance de son travail par le pouvoir, consacrée par un prix international de l’art contemporain.

Il travaille principalement sur la mise en spectacle de maquettes, et de moulages d’objets prélevés dans la nature, transportés et transformés en vue de leur exposition artistique au moyen de cadrages, flocages et d’élévations. Comme l’artiste le dit lui-même dans cette instructive vidéo, la réflexion (l’idéologie ?) joue un rôle très important dans son travail. « La chose disparaît derrière l’idée » : l’idée surmonte le réel, qui se change en « signe » (mot leitmotiv), sur un « territoire ». Le spectacle du réel réifié « décrit l’espace qui nous entoure ». L’objet (qu’il s’agisse d’une maquette ou d’une installation plus monumentale), « renvoie à notre réalité », qui est cellle des « centres-villes, des espaces suburbains, de la nationale », bref, à la domination d’une dynamique plus qu’urbaine sur les espaces humains : métropolitaine. Les motifs d’ornement des surfaces de l’objet d’art doivent eux-mêmes évoquer la « répétition », à l’image de la « répétition » et de la « chose sans fin » de l’objet lui-même démultiplié dans l’espace.

Le spectacle de la subversion…

Se doublant d’une réflexion sur l’élévation des objets, son art figure, de façon quasi-explicite, la dynamique moderne de domination totale et totalitaire de l’espace. Marcel compare ainsi les colonnes de ses arbres avec l’édifice d’une « cathédrale », référence à la religion que l’on retrouve d’ailleurs dans toute l’oeuvre de Barnett Newman, dont Marcel s’est inspiré en réinterprétant l’obélisque brisé (1).

L’approche de l’art par Marcel est donc plus que « néo-romantique » : elle est politique. Qu’il s’agisse d’arbres le plus souvent dénués de branches, totémisés, ou d’une sculpture de terre labourée élevée à la verticale sur le mur d’une galerie d’art : sous la « métaphore » de la sculpture du vivant, de l’aménagement du paysage, Marcel nous parle d’emprise, de pouvoir qui s’exerce sur l’espace. L’ambiguité de sa réflexion avec la « Nature », sorte d’ode étrange à un paradis perdu, naît de la réification même de celle-ci (le « naturel artificiel »), sous l’effet d’une dissociation de l’homme d’avec son environnement. L’emprise va avec la dépossession. Ce n’est évidemment pas un hasard si la participation de Marcel a été sollicitée par les concepteurs de l’opération urbanistique de gentrification de Poitiers, ces professionnels de la dépossession symbolique et réelle.

Car l’art de Marcel est si éminemment politique que le réel remanié par l’artiste ne concerne pas que la nature. En filigranes, il décrit la domination politique, l’histoire de l’écrasement des mouvements sociaux, de la vie sociale même, par le pouvoir. Les références historiques sont bien là : à Dijon, la ville qu’il habite, Marcel a fait installer le tronc d’un arbre, floqué en blanc et tournant, rue de la Liberté. L’objet, moulé à partir d’un arbre du parc de la Colombière, a été inauguré le 18 mai 2013. Référence évidente aux arbres de la liberté, plantés lors de la révolution de 1848, censés figurer la réconciliation de toutes les classes et autour desquels l’on dansait, comme dans toutes les révolutions. Là, on ne danse plus : l’arbre tourne (« on ne tourne pas autour de l’objet, on le regarde tourner », dit l’artiste sur ses dispositifs tournants). Il est blanc, couleur totale (totalitaire ?) contenant toutes les couleurs. Dénué de branches, impossible de s’en saisir. La révolution est morte, elle s’est figée en spectacle de l’impuissance sociale, s’imposant à la vue des passants allant travailler ou consommer.

L’obélisque brisé de Poitiers ressemble lui aussi à une « colonne » (Marcel lui-même qualifie ainsi ses oeuvres en forme de tronc d’arbre). L’adjectif « brisé » peut aussi évoquer une référence à la colonne Vendôme, symbole du pouvoir dictatorial de l’Empire bonapartiste (amateur d’obélisques volés à l’Egypte conquise). Cette colonne fut abattue par les révolutionnaires lors de la Commune de Paris en mai 1871. Pour rappel, cet édit de la Commune :

« La Commune de Paris, considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète : article unique – La colonne Vendôme sera démolie. »

Après le massacre des communards, le président de la République Mac-Mahon imputa l’insupportable attaque contre ce symbole du pouvoir à l’artiste anarchiste Courbet, condamné à payer les frais de reconstruction de la colonne pendant 33 ans. L’artiste mourra, ruiné et isolé, avant de verser la première traite.

La dimension politique se confirme lorsqu’on considère plus en détail l’oeuvre exposée dans les jardins du Puygarreau à Poitiers, notamment dans ses différences avec le Broken Obelisk de Newman (1). Tout d’abord il ne s’agit plus d’un obélisque, mais comme déjà dit d’une colonne, figurant un arbre… objet vivant par excellence, figurant la « nature », ici morte. Il ne s’agit plus de deux éléments distincts (un obélisque renversé posé sur une pyramide), mais d’un seul, un tronc sans branches et presque entièrement coupé à sa base par les coups de quelque hache. Si le diamètre différent du tronc, de part et d’autre de ce rétrécissement, évoque l’oeuvre originelle de Newman, la couleur diffère et là encore, le flocage est blanc : couleur totale englobant toutes les autres, à l’image d’un projet politique totalitaire de domination complète des espaces sociaux, dans leur infinie diversité. Cet aspect englobant  est renforcé par la circularité de l’objet (contrairement aux arêtes de l’obélisque de Newman surmontant la pyramide). Néanmoins, l’espace symbolique de la coupure est bien doté d’angles, et recouvert de huit surfaces réfléchissantes triangulaires, renvoyant son image (sa responsabilité ?) au spectateur isolé par son propre reflet. Les passants sont invités à réfléchir à leur rôle dans le défrichement de l’espace.

…brisée

Mais si l’oeuvre interpelle politiquement, elle n’ouvre délibérément aucune perspective… à l’image d’une nature réifiée, envisagée sous l’angle de la nostalgie, de la culpabilité et de l’impossibilité, et à l’image des miroirs éclatés de l’obélisque brisé, renvoyant chacun des spectateurs à sa solitude, à sa pseudo-responsabilité dans le désastre en cours. L’oeuvre monumentale dans l’espace public n’est que le spectacle du pouvoir absolu, sur la société, des décideurs qui la commandent. Elle est la manifestation éhontée du primat de l’espace public, c’est-à-dire du pouvoir autoritaire sur l’espace social. Quand bien même elle s’aventure plus ou moins subtilement à montrer que la nature de ce pouvoir est un désastre écologique et social, c’est pour montrer que ce désastre, cette négation de la vie, est indépassable.

Elle renvoie ainsi à l’environnement imposé par l’opération Coeur d’agglo, qui l’a financée, et qui n’a cessé de se manifester que comme opération de gentrification de la ville, avec son lot d’arrestations de pauvres (« marginaux », sans-papiers) et de militants anti-autoritaires. L’obélisque achève et entérine la muséification de l’espace social, dans ces tristes jardins du Puygarreau, fermés à l’heure où les prolos quittent le boulot et gardés par un fonctionnaire vigile en bleu lorsque leurs grilles en forme de barreaux de prison sont ouvertes ; où l’on ne peut que passer car les rassemblements d’associations y sont formellement interdits à moins de demander la permission aux décideurs. L’obélisque brisé, objet d’art en forme de borne milliaire d’un centre-ville tombé sous l’empire d’une galerie marchande à ciel ouvert, traduit un message du pouvoir spécifique, que l’on retrouve bien souvent dans les oeuvres monumentales commandées par des autorités : le constat effrayant, tétanisant, de la monstruosité de l’Etat, en même temps que sa prétendue indépassabilité.

Le pouvoir ne s’inquiète pas qu’on le qualifie de Léviathan (2) à la façon de Hobbes, bien au contraire : comme chez Hobbes, l’Etat se veut incontestable. Il s’agit pour lui de donner le spectacle de sa suprématie, d’écraser toute contestation réelle en délivrant le message qu’hors de lui, tout ne peut et ne doit être qu’impuissance. La « liberté d’expression » critique des institutions, politique ou artistique, n’est tolérée que si ce sont les institutions qui la sollicitent. Parallèlement à l’art imposé dans l’espace public, aux festivals de rue en forme de soupapes sous contrôle policier, à l’absence de panneaux d’affichage public en centre-ville, et aux manifs citoyennistes bien balisées d’où chacun rentre gros-jean-comme-devant, le projet d’emprise totalitaire sur l’espace vécu réprimera les arts de rue (spectacles subversifs, graffitis ou tags), les fêtes spontanées, l’affichage politique sauvage, les manifestations et rassemblements « illégaux » non-déclarés à la préfecture.

Par sa nature même l’Etat prétend tout contrôler… y compris ses critiques, qui ne doivent provenir que de milieux autorisés, financés par le mécénat public des barons de territoires, à coups de milliers et de millions d’euros. Dans le cas des artistes, il s’agira de produire des oeuvres désespérantes, de terreur, en forme de colonnes trajanes et d’arcs de triomphe, figurant les peuples brisés, l’autonomie populaire anéantie. Si l’art contemporain paraît si nihiliste, c’est parce qu’il exprime la logique marchande d’un monde où tout se vaut et où rien ne vaut rien, d’où toute valeur autre que l’argent a disparu ; c’est que l’art contemporain fait lui-même le vide, pour laisser place à l’omniprésence du pouvoir. Dès lors, l’artiste contemporain subventionné aux mamelles de la louve du mécénat public, de cette République assassine dès ses origines, n’est rien moins que le bouffon nourri par les seigneurs de l’Antiquité et du Moyen-Age, le Poquelin moderne raillant les classes n’ayant pas l’heur d’appartenir à l’aristocratie qui le nourrit, cette élite de brutes qu’il ne critiquera qu’avec des révérences parce que, bon gré mal gré, il la révère. Si l’art est le pouvoir de façonner le réel, les experts-enseignants professionnels en Art Contemporain sont aux artistes de la vie quotidienne, ce que le pouvoir politique de la domination sociale et de l’atomisation est à la réappropriation révolutionnaire du pouvoir social d’agir.

Si de nouvelles communes devaient ébranler l’ordre établi et ses symboles, gageons que leurs cognées sauront de nouveau abattre toutes les manifestations symboliques du pouvoir déchu, laissant place à l’explosion révolutionnaire de mille actes d’art social. A regarder l’entaille béant dans son oeuvre, je me prends à imaginer que c’est peut-être aussi ce dont rêve, secrètement, Didier Marcel.

Juanito, Pavillon Noir, 20 février 2014

Notes :

(1) Broken Obelisk (« Obélisque brisé ») est la plus grande (7,50 m) des sculptures de Barnett Newman. Conçue entre 1963 et 1967, elle figure « un obélisque renversé, dont le sommet repose sur un piédestal pyramidal et dont le pied, pointé vers le haut, est brisé » (Wikipedia). Quatre versions de cette sculpture ont déjà été réalisées et installées dans des espaces publics (aux Etats-Unis, et à Berlin). Ann Temkin, curatrice, explique : « Il y a cette idée d’une élévation de l’aspiration insatisfaite, d’une complainte pour un temps qui n’est plus celui des héros, mais celui des assassinats, des rêves brisés, des déceptions, des espoirs. Je pense que cela reflète les sentiments politiques, démocratiques, fondamentalement populaires de Newman, qui a vivement souhaité inventer là un symbole qui représente tout le monde. » Le monde écrasé ?

(2) Voir l’oeuvre d’Anish Kapoor, Léviathan, un summum de révérence à l’égard du biopouvoir des institutions « culturelles » qui l’ont financée. Là encore, la référence biblique manifeste la dimension fondamentalement religieuse, c’est-à-dire totalitaire, de l’Etat-mécène.

[Poitiers] Restaurant Le Shalimar : derrière les non-régularisations, l’exploitation

NdPN : les personnes « sans-papiers » (précisons : à qui l’Etat ne donne pas de papiers), sont bien souvent une source de main-d’œuvre salariale corvéable à merci, n’ayant que la liberté de fermer sa gueule. Triste illustration avec le cas du restaurant « Le Shalimar » à Poitiers, à méditer pour se défier de tous les dangereux politicards qui justifient leur refus raciste de régulariser les « étrangers » sous le prétexte fumeux que leur présence écraserait les salaires des bons citoyens… Le cas de ce restaurant n’est hélas pas isolé, il y a sur Poitiers bien d’autres cas de migrant.e.s exploité.e.s au travail, dont la situation administrative ne leur permet pas de se défendre juridiquement. Seule la solidarité entre les exploité.e.s, avec ou sans papiers, peut nous permettre de lutter efficacement contre nos oppresseurs communs, qui profitent de notre précarité et de notre isolement pour nous imposer des « contrats » de travail unilatéraux.

Le salarié non déclaré touchait 80 € par mois

Poitiers. Le patron du restaurant “ Le Shalimar ”, désormais fermé, a bien embauché du personnel de façon illégale. Un des salariés touchait 80 € par mois.

Le restaurant de spécialités indiennes « Le Shalimar » existe toujours mais les portes sont closes. En attente d’un éventuel repreneur car son ancien patron, un Pakistanais (39 ans), est désormais domicilié en région parisienne. A la suite d’un contrôle de l’Inspection du travail, il a dû fermer boutique et se présenter, hier, devant le tribunal correctionnel pour travail dissimulé et emploi d’un étranger sans titre.

8 mois avec sursis

Même si la notion « d’esclavagisme », évoqué dans nos colonnes le 21 décembre 2012, n’a pas été expliquée en ces termes à l’audience, le restaurateur pakistanais, prénommé Tatheer, a embauché du 31 décembre 2011 au 18 décembre 2012, quatre personnes sans déclaration nominative préalable à l’embauche à l’Urssaf [NDLR : elle doit être effectuée dans les 8 jours qui précèdent toute embauche]. Faits d’autant plus répréhensibles que l’un de ces salariés n’avait ni autorisation de travailler, ni permis de séjour conforme. Ce dernier travaillait pourtant dans le restaurant depuis un an. Le prévenu, père de trois enfants, clame « sa bonne foi » à la barre. « Vous avez l’impression d’être en tort ? », questionne le président. « Je n’ai fait de mal à personne. En travaillant, on fait des fautes sans s’en rendre compte. » L’avocate de la partie civile, représentant le salarié sans papiers en règle, appuie sur l’infraction de travail dissimulé. « Il s’est servi de façon scandaleuse de [mon] client. On lui donnait les restes des repas servis en salle et il était payé 80 € par mois en espèces pour travailler, 7 jours sur 7, et plus de 50 h par semaine. » Elle pointe d’ailleurs les différences de traitement entre les salariés et demande pour son client l’application stricte d’indemnisation requise dans le code du travail en cas de travail dissimulé ; soit 6 mois de salaire sur la base du Smic. Selon Mme le procureur, il ne fait aucun doute qui si le prévenu n’a pas fait les démarches nécessaires, « c’est qu’il savait qu’un de ses employés n’avait pas de titres en règle ». Le conseil du prévenu tente de démontrer que son client n’a pas utilisé un réseau de clandestins et fait porter la responsabilité des différents contrats, CDD ou extra, et bulletins de paie au cabinet comptable. Le tribunal le condamne à 8 mois avec sursis, 1.500 € d’amende, 500 € au titre de remboursement de frais à l’Urssaf et 8.554,02 d’indemnité forfaitaire pour la victime. Il ne pourra pas non plus gérer de société pendant 3 ans.

M.-L. A., Nouvelle République, 14 février 2014